Le Top des Tubéreuses…
La tubéreuse est souvent considérée comme le paroxysme de la féminité olfactive, alors que le vétiver se situe juste en deçà de la bonne grosse fougère comme insigne de la virilité – c’est du moins ce qui ressortait
d’un sondage assez peu scientifique effectué auprès de mes lecteurs en mai dernier.
Cela explique-t-il le fait qu’au moins trois marques, Prada, L’Artisan Parfumeur et Dior dans sa toute nouvelle version des Exclusifs de Chanel, aient sorti à la fois une tubéreuse et un vétiver en 2010 ? Je ne suis pas entièrement certaine que leurs services marketing respectifs aient poussé la réflexion jusque sur le terrain de l’identité sexuelle : offrir une tubéreuse et un vétiver dans une collection, c’est pour l’essentiel cocher les cases des notes majeures, puisqu’aujourd’hui les collections de parfums se doivent de passer par tous les motifs obligés… Et la tubéreuse fait partie des incontournables, puisqu’on ne cesse de répéter, dans l’industrie du parfum, que c’est l’une des notes fétiches des Américaines qui ont fait le succès de Fracas. C’est aussi l’une de ces notes réputées difficiles qui crée forcément un buzz dans la communauté des amoureux de parfum qui représentent le relais promotionnel le plus efficace des marques de niche (Frédéric Malle, par exemple, savait dès le lancement de sa maison qu’il proposerait une tubéreuse à sa clientèle).
Le pendule des modes olfactives a donc oscillé fortement vers la diva du monde floral en 2010. Côté poids-lourds du marché, I
nfusion de Tubéreuse (Prada) et New Look 1947 (Dior) l’ont jouée en sourdine, la première en version savonnette, la seconde en odeur cosmétique. Côté niche-niche, Histoires de Parfum s’est couvert en proposant
une Trilogie où la note se déclinait en accord avec l’iris-daim, le fruitchouli ou le tabac-immortelle. Mais les deux parfums à émerger de ce tsunami de tubéreuses ont été ceux composés par les deux « nez-mercenaires » les plus brillants et les plus intransigeants du marché, Olivia Giacobetti et Bertrand Duchaufour. Ni l’un ni l’autre n’a opté pour une interprétation attendue de la tubéreuse. Il faut dire qu’entre la matrice classique de
Fracas, le portrait naturaliste à peine retouché de
Carnal Flower et la distorsion baroque de T
ubéreuse Criminelle, cela aurait été superfétatoire.
En jouant des notes rhum, banana et coco sur un fond baumé brûlé,
la Vamp à NY d’Honoré des Prés « vous atteint là où le sexe ne vous atteint pas » selon mon amie irlandaise Clare, qui, étant sexologue, doit savoir de quoi elle parle. Honoré des Prés s’impose par ailleurs comme l’une des marques-stars d’une autre tendance de fond, celle du bio, en proposant les premiers parfums Eco-Cert composés dans le style, et avec toute l’exigence esthétique, de l’école française. Et marque encore des points en faisant appel à Olivia Giacobetti, dont la signature s’est faite plus rare ces derniers temps et dont les lancements, par conséquent, créent l’événement.
La Nuit de Tubéreuse de L'Artisan Parfumeur s’attaque tout autrement à la vamp des fleurs, en déconstruisant l’absolue de tubéreuse pour redéployer les facettes d’une mutante étrangement séductrice qui évoque le cycle entier de la vie végétale, du fruit à l’humus. Contrairement à celle d’Olivia Giacobetti, la signature de Bertrand Duchaufour est sans doute sur le point d’exploser en 2011, à en juger par le nombre de clients qui le sollicitent… On ne peut que s’en réjouir, en attendant le lancement du nouveau Frapin au début de l’année (qui aurait, en toute honnêteté, rejoint Nuit de Tubéreuse,
La Traversée du Bosphore et
Pleine Lune si j'avais rédigé un Top 10 uniquement fondé sur les parfums que j'ai beaucoup portés en 2010... mais laisser un seul parfumeur squatter la moitié d'une liste, ça m'a paru très excessif.)
Le top du style “French-Arabian”…
Portrait of a Lady de Frédéric Malle Editions de Parfums
C’est dorénavant sur les marchés non-occidentaux que compte l’industrie du parfum pour se développer : Chine, Amérique Latine, Russie… et surtout le Moyen-Orient, qui comme la Russie a déjà une culture du parfum intensément développée. On verra donc de plus en plus de variations sur le genre « French-Arabian » -- hybride de codes olfactifs arabes et de formes françaises – dont Montale et Amouage ont été les pionniers. La tendance a d’ailleurs déjà énormément infléchi les propositions des marques alternatives. Autrement dit, dans un an, je parie qu’on en aura ras les narines de l’oud.
Bien que ni Frédéric Malle ni Dominique Ropion n’avouent avoir travaillé leur dernier lancement en fonction des goûts moyen-orientaux,
Portrait of a Lady, rose boisée aux effets oud paradoxalement sèche et opulente à la fois, est l’une des interprétations les plus achevées de ce (relativement) nouveau genre French-Arabian. Parce qu’il émane d’une maison dont la ligne éditoriale consiste à proposer des réécritures modernes de forms classiques, Portrait of a Lady consacre également, en quelque sorte, l’avènement du French-Arabian comme branche indépendante de la famille des parfums orientaux.
Le top des « Faux de Cologne »…
Ninfeo Mio d’Annick Goutal
Il n’est pas non plus entièrement impossible que nous assistions, parallèlement au développement de ces parfums opulents destinés à séduire les pays du Golfe, à un déferlement de senteurs fraîches flattant le goût des Latino-Américains pour ces aguas de Colonia dont toute la famille s’asperge par litres entiers, ou alors de ce que j’ai surnommé les « faux de Cologne », parfums aromatiques et scintillants plus tenaces que les colognes classiques grâce à leurs bases chyprées.
Cependant, l’une des plus belles déclinaisons du genre en 2010 n’est pas issue d’une stratégie marketing mais d’une histoire vraie, le genre d’histoire qui donnait leur âme aux marques de niches pionnières.
Ninfeo Mio est né d’un jardin des Hespérides rêvé avant qu’Isabelle Doyen et Camille Goutal ne découvrent que leur accord citrus, figue et lavande existait en vrai. Leur parfum éveille quelque chose du sentiment d’émerveillement qu’elles en ont éprouvé.
Le top du gourmand…
Kiss Me Tender des Parfums de Nicolaï
L’année 2010 a vu le prestige de Guerlain chanceler suite au scandale suscité par le choix de termes pour le moins malencontreux de Jean-Paul Guerlain, qui dévoilait au public un aspect du caractère et des opinions du vieux maître que les initiés, eux, n’ignoraient pas… Le lancement de ses deux Arsène Lupin en a souffert, et on pourrait supposer que ce seront les derniers qu’il signera. Mais l’héritage Guerlain reste toujours aussi florissant à quelques stations de métro du numéro 68 des Champs Elysées, dans le petit laboratoire de Patricia de Nicolaï, avenue Raymond Poincaré.
Avec des facettes amande, vanille et anis, l’héliotrope est sans doute la fleur à l’odeur la plus comestible et
Kiss Me Tender, hommage à Après L’Ondée en plus gourmand, mérite pleinement son épithète : c’est une étreinte vaporisée.
Le top des futurs classiques…
L’Heure Fougueuse des Heures de Parfum de Cartier
L’héritage Guerlain a également migré rue Boissy d’Anglas, au siège social de la maison Cartier, avec Mathilde Laurent : en faisant son apprentissage auprès de Jean-Paul Guerlain, c’est aussi à l’immense Jacques qu’elle a repris la main, sans renoncer à son caractère de franc-tireur. Mais c’est à un autre maître, Edmond Roudnitska, qu’elle songeait en écrivant
L’Heure Fougueuse, hommage contemporain à l’Eau Sauvage dont l’accord « crinière » résonne avec tant de justesse qu’il pourrait bien prétendre, comme l’a souhaité son auteur, au statut d’archétype olfactif. Si ce n’était un prix qui le met hors d’atteinte de l’immense majorité du public, L’Heure Fougueuse pourrait aussi prétendre au statut de futur classique : je n’ai encore rencontré personne qui n’ait été immédiatement saisi par son évidence.
Le top du fauve…
Absolue pour le Soir de la Maison Francis Kurkdjian
Si L’Heure Fougueuse joue sur les notes animalisée sur un mode subtil et presque subliminal, l’
Absolue pour le Soir fourre la ménagerie entière dans le flacon : elle sent tellement le fauve que la première bouffée m’a fait éclater de rire. Cumin ! Miel ! Cuir! Civette! Sans oublier une base santal dote d’une demi-vie équivalente à celle du plutonium… Si le charmant Francis K. ne s’était pas franchement hasardé hors des terrains qui lui étaient familiers avec ses premiers produits, cette fois, il a joué sur un registre destiné à titiller les amateurs de parfumerie de niche en exacerbant les notes qui distinguent les simples amateurs des accros les plus hardcore.
Le top de la synesthésie…
Wonderwood de Comme des Garçons
Wonderwood de Comme des Garçons partage avec l’Absolue pour le Soir cette base santal qu’il faut pratiquement retirer au Karcher. Mais si je l’intègre à ce Top Ten de 2010, ce n’est pas tant pour son odeur que pour son interprétation visuelle. Le film tourné pour le lancement par les Quay Brothers, auxquels Comme des Garçons avait donné carte blanche, est à mon sens l’une des plus magnifiques traductions visuelles de l’olfactif jamais proposées dans une vidéo produites pour un parfum. Comparé à l’indigence de la dernière campagne pour Dior Homme – qui, certes, vise un public beaucoup plus vaste – ce film me donnerait envie de m’inonder de Wonderwood alors que mes goûts me porteraient plutôt vers le Dior… C’est dire.
Le top du mainstream…
Midnight in Paris de Van Cleef and Arpels
Ce qui me permet d’effectuer une transition pas spécialement habile, via Olivier Polge, vers le Midnight in Paris de Van Cleef and Arpels dont la note thé fumé est un hommage suffisamment appuyé à Bulgari Black pour ravir les amateurs de senteurs déjantées. Avec Midnight in Paris, ils ont enfin trouvé un parfum mainstream à leur mesure, d’autant qu’il est co-signé (avec Domitille Bertier) par l’auteur d’un autre produit grand public acclamé par les critiques les plus sourcilleux, Dior Homme, et que comme Dior Homme, il transgresse avec élégance les codes masculin-féminin.
Le top du concept tendance…
M/MINK de Byredo
Je m’apprêtais à décerner aux
Boxeuses de Serge Lutens une place dans ce Top Ten – comment ne pas aimer cette double évocation de la base Prunol et du Cuir de Russie ? – lorsque j’ai songé que le M/MINK de Byredo méritait sans doute plus d’y figurer. Non seulement parce que cette juxtaposition de notes minérales et animales est d’une audace assez fulgurante, bien que personnellement, je la trouve trop dissonante pour la porter, mais aussi, et surtout, parce que le concept qui a présidé à son développement annonce une tendance forte dans le domaine de la parfumerie alternative.
Très peu de parfumeurs sont en mesure d’assurer leur propre direction artistique, et très peu de marques sont en mesure de proposer des concepts originaux dans un marché de plus en plus encombré – d’autant que la plupart se dispensent de directeurs de création. Il y a donc fort à parier qu’on fera de plus en plus souvent appel à des concepteurs issus des domaines artistiques, comme Michael Amzalag et Mathias Augustyniak (M/M), les graphistes/directeurs artistiques à l’origine du brief donné au parfumeur Jérôme Epinette, ne serait-ce que parce que la fuite en avant des marques de niche les contraindra à chercher constamment de nouvelles sources d’inspiration et de nouvelles façons d’authentifier leurs produits par des récits.
Je compte donc passer quelques heures assez divertissantes à me demander ce que pourrait sentir un parfum conçu par Jeff Koons, Takeshi Murakami ou Bertrand Lavier – tout en brûlant des cierges à Marie Madeleine, sainte patronne des parfumeurs, pour que personne ne s’avise d’aller proposer ce genre de projet à
Tracey Emin…
Pour d’autres Top 10 de 2010:
Bois de Jasmin
Now Smell This
Perfume-smellin’ Things
Perfume Posse
Et maintenant, j'attends avec impatience que vous me dévoiliez vos propres préférés de l'année...