Certains parfums dégagent une étrange justesse. Question d’affinité personnelle? Peut-être pas, lorsqu’on sait que Mathilde Laurent a écrit L’Heure Fougueuse (le numéro IV de la collection "Les Heures de Parfum" de Cartier) avec l’intention délibérée d’évoquer un archétype olfactif, comme elle l’avait fait pour La Treizième Heure.
Cette dernière était un travail sur la fumée, l’une des odeurs les plus anciennes connues de l’humanité. L’Heure Fougueuse rend hommage à sa conquête la plus noble, le cheval. Sa formule extrêmement simple, tracée d’une main aussi sûre que celle des auteurs de peintures rupestres, sertit une base que Mathilde Laurent appelle « l’accord crinière ».
Si vous ne captez pas une bouffée d’écurie au débouché de L’Heure Fougueuse, ne vous inquiétez pas. Les notes de tête, bergamote et maté, créent un effet de thé dont l’aspect tannique est intensifié par l’amertume de l’Evernyl (molécule principale de la mousse de chêne synthétisée). Le maté est, bien entendu, une sorte de thé à facette herbacées, tabac et foin (on n’est tout de même pas si loin de l’écurie) que Mathilde utilise en substitut de la mousse de chêne pour créer une structure chyprée.
L’illusion de thé est intensifié par l’utilisation d’un matériau floral et frais, le Karismal, proche de l’Hédione qui est l’un des composants à la fois du jasmin et du thé (Jean-Claude Ellena s’en est d’ailleurs servi pour créer l’effet thé au jasmin dans l’Eau Parfumée au Thé Vert de Bulgari). Les facettes citrus et florales du Karismal, mariées à la vanilline, suscitent également une note tendre et translucide de magnolia qui adoucit l’impression râpeuse, presque tactile de tannin.
Le Karismal et le maté figuraient également dans la formule de La Treizième Heure, dont L’Heure Fougueuse pourrait représenter l’aspect diurne et apaisé. Mais alors que XIII tire l’accord cuir vers l’extrémité brûlée du spectre, cette Quatrième Heure (pour les quatre pattes du cheval) joue sur la douce chaleur d’un cuir « vivant ».
L'accord "crinière" s'insinue alors comme une bouffée d'odeur charriée par le vent, un peu foin à la manière de l'absolue de narcisse ou de certaines qualités de jasmin, un peu sueur musquée, sans que l'on sache exactement si cette sueur est celle de la monture ou du cavalier. La légère teinte de cumin ferait pencher, parfois, plutôt vers l'humain – pas la bouffée faisandée qu’on se prend dans le métro l’été à l’heure de pointe, mais cette vague réminiscence d'un corps autre, lointain, qui remonte lorsqu’on repasse un vêtement vintage sans l’avoir envoyé au pressing...
Et c’est sans doute en cela que L’Heure Fougueuse vise juste, par ce halo d’odeur qui se situe en-deçà de toute identité masculine ou féminine pour susciter un sentiment d’humanité un peu animale – comme je le notais dans mes premières impressions, je me suis plusieurs fois retournée, d’instinct, pour trouver qui sentait si bon (et non pas qui portait ce délicieux parfum).
En suscitant cette aura ni masculine, ni féminine, mais aussi par sa structure de chypre frais, L’Heure Fougueuse est également, et délibérément, un hommage à la plus emblématique des fragrances partagées, L’Eau Sauvage d’Edmond Roudnitska – bien qu’elle se soit adressée aux hommes, son auteur escomptait bien qu’elle serait appropriée par les femmes, et il ne se trompait guère. Ainsi, la Fougueuse répond à la Sauvage, bien que ni l’une ni l’autre ne soit particulièrement échevelée. Au contraire, ce qui les rapproche est leur sens de l’équilibre.
Si ce n’était de son prix assez prohibitif – qui m’oblige à me contenter du décant fourni par Cartier – L’Heure Fougueuse serait le parfum que je me choisirais lorsque j’ai simplement envie d’être moi-même : elle me procure, curieusement, une sensation d’équilibre, une aisance affranchie de tout besoin d’ornement. Elle ne parle pas pour moi, elle ne me parle même pas particulièrement de moi : je m’y sens chez moi sans qu’elle me rappelle aucun foyer. Peut-être, dans une autre vie mythique, ai-je été centaure ?
Après tout, Mathilde Laurent a peut-être bien réussit à transcrire un archétype olfactif, une odeur littéralement encodée dans nos gènes...
Les nouvelles Heures de Parfum sortiront en novembre.
Pour un autre regard sur IV – L’Heure Fougueuse, cliquez sur l’avis d’Ambre Gris : comme nous avons découvert le parfum en même temps, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant de rédiger nos textes sans échanger nos impressions et de les publier simultanément.
Et rendez-vous jeudi pour deux avis sur VII – L’Heure Défendue.
Illustration : Chevaux de la Grotte Chauvet (période de l’Aurignacien).
Effectivement le prix est à la parfumerie ce que le pure sang est au poney... Et nous, nombreux, qui sommes si loin des fioles et des vitrines qui les "enferment".
RépondreSupprimerEt on se délecte pourtant de vos paroles qui tirent toujours un peu plus sur la corde de la frustration... un peu maso non?
Réjouissant de voir mes deux blogueuses parfum préférées s'adonner à cette fausse conversation.
Bref, Vivement jeudi! Samantha...euuh je voulais dire, Denise.
Céci, c'est toujours un peu frustrant pour nous aussi de rendre compte de parfums qui non seulement ne sont pas encore sortis mais qui, en plus, seront géographiquement et financièrement inaccessibles à la majorité! Mais dès qu'on se tourne vers ce qui est accessible partout... Pfff... C'est pas toujours très inspirant. Donc impossible de se priver de parler de ce qui l'est!
RépondreSupprimerL'avant-dernier paragraphe m'a laissée un peu pantoise. Sidérée de lire enfin l'expression de ce que je ressens parfois pour certains parfums (Daim Blond, Bois Farine...) ils sont plus que proches de moi, ils sont moi, et à les porter je me sens "plus moi", comme renforcée, recentrée, rééquilibrée.
RépondreSupprimerMais est-ce vraiment ce qu'on recherche/doit rechercher en se parfumant ? Etre soi ou être différente, se recentrer vers l'intime ou se projeter vers des ailleurs sublimes ? Troublant. Je croyais un peu bêtement être seul à ressentir cela...
alizarine.
Alizarine, quant à moi, je veux TOUT! Etre moi-même, être une autre, être ailleurs... C'est cela qui est merveilleux lorsqu'on aime les parfums, non?
RépondreSupprimerCe qui est étrange, c'est d'éprouver cette sensation de recentrage avec un parfum nouveau: on pourrait s'imaginer que c'est ce qu'éprouvent les personnes qui ont un parfum signature. J'avoue que L'Heure Fougueuse est l'un des rares à avoir suscité cette sensation aussi nettement.
Comme tu le sais, après la Treizième Heure, c'est mon deuxième choc olfactif et pour moi la parenté joue bien moins sur l'heure de la journée que sur le temps long de la saison. Avec la baise des températures, j'ai fait un test de la Treizième Heure dont l'extériorité s'est révélée trop présente : un mois de janvier radical lui laissera exprimer sa pleine mesure. Quant à l'Heure Fougueuse, plus souple, plus transparente, elle serait parfaite demain, après-demain... jusqu'à la dernière feuille.
RépondreSupprimerQue faire ? L'acheter ? Euh... Je vais brûler des cierges pour Sainte Rita, on ne sait jamais...
Chère Denyse, votre descriptif donne vraiment envie de l'essayer! Personnellement, je n'ai pas suffisamment accroché sur la XIII ème heure pour l'acheter: trop sombre, trop fumé, elle tourne carrément odeur de brûlé sur moi et puis elle "m'étouffe" tellement elle est envahissante. Reste à franchir l'obstacle des vendeurs de la boutique Cartier qui sont franchement glacials et pas vraiment motivés pour mettre en valeur cette collection (un comble quand on est prêt à débourser 200 € pour du parfum...) Bon, j'irai quand même l'essayer grâce à vous! J'en profiterai pour aller chez Serge Lutens sentir Boxeuses et le nouveau Dominique Ropion chez Frédéric Malle. A propos, les avez vous sentis? Isabelle
RépondreSupprimerThierry, la Treizième Heure est rétive et ne se laisse pas toujours apprivoiser: elle me prend souvent par surprise. En effet, l'Heure Fougueuse est sans doute plus vivable au quotidien!
RépondreSupprimerIsabelle, une lectrice italienne me rapportait également sa mauvaise expérience en boutique, côté anglophone... Mais il me semble que les Heures sont aux Galeries Lafayette Haussman, non?
RépondreSupprimerBoxeuses, non seulement je l'ai senti mais j'en ai parlé (regardez dans les posts du mois d'août).
Le nouveau Frédéric Malle, Portrait of a Lady, je l'ai senti, je l'ai porté une fois, mais pas assez longuement pour en parler. Ce que je peux en dire, c'est que c'est très beau!
Chère Denyse, votre article est Magnifique. Je n'ai pas encore senti L'Heure Fougueuse et pourtant en vous lisant, je l'ai humé ! Le travail de Mathilde Laurent est très intéressant. Vous compensez mon éloignement géographique. Merci !
RépondreSupprimerVous lire m'a fait du bien.
RépondreSupprimerJ'admire votre aptitude à donner envie d'odeur, à rendre séduisant un parfum. Je n'avais pas trop d'appétit pour les parfums ces derniers jours, maintenant si. *
J'ai envie de ressortir Diorella.
Comment comparez-vous Diorella par rapport à "eau sauvage" ?
(Luca Turin (aïe, encore lui, encore moi à le citer) parle de Diorella comme d'un "eau sauvage" perfectionné, car diorella est désormais moins jasmin plus résineux et pour tout dire plus androgyne dans sa version actuelle ?)
* Un manque d'appétit étrange, puisque j'ai rejoins mes Pénates en France, et que moultes flacons et échantillons nouveaux achetée à distance m'y attendait. J'appelle ça "le côté chasseur", une fois le flacon dans l'armoire, j'en rêve beaucoup moins.
Anonyme, merci! Si j'ai pu créer une émotion olfactive par l'écrit... j'en suis très fière.
RépondreSupprimerAnonyme deux... Je n'ai jamais porté Diorella, je ne peux donc pas commenter sur la façon dont il a évolué. Luca n'a sans doute pas tort.
RépondreSupprimerJ'ai particulièrement aimé la distinction entre "qui sentait si bon", et "qui portait ce délicieux parfum". Ah, ce rêve platonicien de retrouver sa moitié olfactive, celle qui parviendra entièrement à nous réaliser... Je n'ai encore malheureusement jamais rencontré mon "parfum-soeur". Et je fantasme sur un prochain voyage à Paris où je pourrai découvrir L'Heure fougueuse et Boxeuses.
RépondreSupprimerGarance, j'ai l'habitude d'aspirer les sillages de certaines personnes que je croise: souvent ce n'est pas leur parfum mais leur odeur que je cherche à capter... règne animal... Dans le cas de la Fougueuse, justement, c'était plutôt de cet ordre là. Mais quand à trouver ma "moitié" olfactive... je suis, je le crains, bien trop dévergondée.
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RépondreSupprimerJ'ai senti l'Heure Fougueuse aujourd'hui grace a un mini testeur puisque toujours pas commercialisee aux US, peut-etre a la fin du mois, pas sure du tout, ils ont du retard et toujours pas d'echantillons de la gamme meme apres achat d'un flacon a 250 dollars. Quelle modernite dans l'ecriture! L'Heure Fougueuse sera en haut de ma liste cadeaux de fetes de fin d'annee - celle que je remet a mon boyfriend tous les ans parce que j'aime pas ce qu'il m'achete LOL ;-) En attendant j'ai fait une petite folie avec l'achat de l'Heure Brillante, mon anti-parfum a moi - apres trois semaines en Chypre Rouge de Serge Lutens, I need a breather!
RépondreSupprimerMon boyfriend a bcp aime et m'a complimente a peine rentree a la maison (chose rare de sa part). En ce qui me concerne, je voulais donc une senteur simple, epuree mais pas fade ni ultra minimaliste. Je n'ai jamais senti une senteur hesperidee aussi douce, feminine et complexe dans les nuances. Un citron vert sublime a l'extreme, le fond est tres beau, la longevite exceptionnelle, sans doute un peu cher mais je me console en me disant que je possede un parfum de Mathilde Laurent.
PS: desolee pour les anglicismes
RépondreSupprimerUella, L'Heure Fougueuse est aussi sur ma liste... C'est vraiment l'un des plus beaux lancements de 2010. Dommage qu'elle soit destinée à être aussi peu accessible: tous ceux à qui je l'ai fait sentir ont été conquis instantanément.
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