mardi 1 juin 2010

Serge Lutens: "Le désir ne me quitte pas" (Entretien exclusif)




Serge Lutens est entré dans ma vie alors que j’étais à peine adolescente. J’ai découvert ses beautés hiératiques et acérées dans des magazines français, et su que j’avais trouvé mon Pays Imaginaire. Quelques années plus tard, je suis tombée par hasard sur son boudoir d’alchimiste en rendant visite aux fantômes du Palais-Royal, et je le hante depuis : ses parfums m’ont affranchie des classiques auxquels je m’en tenais par rejet de ce que l’on trouvait à cette époque, et lancée sur la voie d’un libertinage olfactif (au sens premier du terme, celui de la libre-pensée) dont je ne me suis plus jamais détournée.

Puis je l’ai rencontré, lui, et il m’a semblé que nous nous étions reconnus, mais c’était peut-être là un rêve de fillette de treize ans…La présence de sylphe de Serge Lutens et son pas de danseur ont quelque chose de magique. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ses réponses énigmatiques tiennent du glissé ou de l’arabesque, lorsqu’elles n’envoient pas un direct au plexus.

Voici celles qu’il m’a aimablement fait parvenir depuis Marrakech, pour le lancement de Boxeuses, un cuir de Russie enveloppé de Prunol, qui sortira l’automne prochain dans la collection des flacons de table, et Bas de Soie, déjà disponible aux Salons du Palais-Royal et qui sera lancé en août. J’y reviendrai plus longuement. En attendant, entretien épistolaire avec Monsieur Lutens…



Denyse Beaulieu : Ceux qui portent vos parfums de longue date ont reçu L’Eau Serge Lutens comme une trahison. Vous revenez aujourd’hui à des registres plus opulents. C’est le désir qui renait, le fil de l’histoire qui se renoue? L’Eau Serge Lutens, c’était une feinte de Boxeuses ?

Serge Lutens : La trahison est le principe même de la création si elle en est. Je n’ai fait que suivre ce que je ressens. La déstabilisation dans un acquis qui se généralise et s’orientalise, m’est apparu vital. Le désir ne me quitte pas. Nouer et dénouer, mais, surtout, éviter d’être ligoté par ce fil qui pourrait m’immobiliser dans un moi-même qui n’appartiendrait qu’aux autres.

L’Eau Serge Lutens, c’est un direct, un K.O au premier round dans la gueule du toc !

Le cuir n’est pas une essence mais une vue de l’esprit, une construction du parfumeur. Que dit celui de Boxeuses que n’avaient pas exprimé Cuir Mauresque ou Daim Blond ? Ou faudrait-il plutôt regarder du côté de Féminité du Bois dont il reprend l’accord prune ?

Tous ces accords sont oubliés depuis longtemps et font partie d’un passé. Boxeuses, est plus un cuir bouleau (c’est-à-dire, un cuir de Russie). Si vous me demandez par quoi mes parfums sont composés précisément, c’est derrière moi et, pour ainsi dire, oublié. Mon passé ne m’intéresse pas beaucoup. C’est fait.

Disons que c’est un cuir de combat porté par une boxeuse en bas de soie (mais là, je m’amuse).

De même, après l’austérité Grand Siècle d’Iris Silver Mist, Bas de Soie joue l’iris tout autrement – marquise poudrée à frimas ou courtisane du Palais-Royal… En somme, c’est très français, non ?

Je ne sais pas. Si vous le pensez, peut-être, mais je dirais plutôt que c’est un parfum au centre du doute et que le fléau de sa balance est une composition qui n’est intéressante que par l’hésitation qui ne tranche pas entre l’accord principal, iris et jacinthe. C’est ce jeu de l’hésitation qui propose sa subtilité.

Vous dites que Bas de Soie est né d’un fantôme d’image. Porter un parfum, selon vous, est-ce se créer un double onirique, une vie parallèle ?

Je dirais que c’est surtout le nom Bas de soie qui m’a enchanté. Il répondait à ce parfum. Porter un parfum, est-ce un double ? Pourquoi pas, mais alors, dans le sens de se rassembler à travers une de nos facettes parallèles.

Dans le flacon, le parfum n’est rien encore. Pour vivre, il a besoin de la peau, de l’air et de l’imaginaire ; de la rencontre entre l’histoire du parfumeur et celle de la personne qui le porte. En un mot, je suis l’interprète du parfum, comme une cantatrice est celle du compositeur… Est-ce votre avis ?

Oui, absolument. Cela dit, on chante plus ou moins juste !

À propos d’interprète… Vous livrez très peu d’indications sur la composition de vos parfums. Cela vous ennuie-t-il de les voir scrutés, analysés, notamment dans les blogs ?

Dans le vôtre, pas du tout. Grain de musc, c’est certainement grain de sel…mais c’est très bien fait. De plus, les mots ou les phrases d’un roman peuvent être analysés ; ils demeurent malgré tout le roman qui lui reste un mystère.

Toujours à propos d’interprète : considérez-vous Christopher Sheldrake comme celui de vos idées ou comme un partenaire en création ? Lui parlez-vous longuement ou vous entendez-vous à demi-mot ?

Je travaille avec Christopher Sheldrake depuis l’origine de Féminité du bois. Je l’ai rencontré au Japon. Ce qui se produit entre deux personnes à travers une collaboration dans les mots donnés par mon caractère très perméable, rend poreux – je ne sais pas pourquoi – la personne qui l’écoute.

Un certain temps, j’ai pensé filmer ma méthode de travail avec Christopher, mais j’y ai renoncé, car, je sais que par la caméra, nous serions sans doute, lui et moi, dans une position risquant de faire apparaître un aspect narcissique, qui fausserait la compréhension de ce film. La magie et le fil invisible qui relient, disparaitraient. On travaillerait pour le film.

L’invisible est impossible à déterminer et mon rôle ne peut être défini par une profession…ce qui déboussole les Américains qui aiment déterminer l’indéterminable en ce cas.

Mon implication intervient autant aux niveaux des essences suggérées, que de la direction. Je sais où je vais et Christopher Sheldrake aussi (c’est son métier). Le vrai partenaire, celui qui est le centre, est le parfum. Il vous emmène où il veut, mais jamais hors de ma volonté.

Vous déclariez à Elisabeth de Feydeau au sujet de Féminité du Bois, que certains parfums peuvent se trouver bonifiés par une reformulation. En quoi cela peut-il être le cas ?

Ce n’est pas un choix en général. Arrivé à la fin des réserves livrées par l’industrie, les lois changent et il faut trouver la solution « idéale » qui peut, parfois, permettre une relecture du parfum qui sera positive, voire plus. Je m’y applique en tous cas.

Les restrictions sur les matières premières contraindront bientôt les parfumeurs à ne plus jouer sur l’overdose de certains matériaux, comme vous l’avez fait, justement, pour Féminité du Bois. Craignez-vous de subir cette butée réglementaire ?

J’y fais face, ce n’est pas simple : je détourne, contourne, mais, si les restrictions devenaient trop limitatives, je ne sais pas si cette parfumerie qui est la mienne, pourrait perdurer, ou même si, j’y garderais l’intérêt…

En Amérique, de nombreuses villes et entreprises interdisent le port de produits parfumés, de crainte de poursuites juridiques de la part d’employés qui prétendent que les parfums les rendent malades. Et si cette olfactophobie gagnait l’Ancien Monde ?

Certaines fois, je peux comprendre la réaction des employés, dans d’autres cas, qu’ils crèvent ! Quant à la différence entre l’ancien et le nouveau monde – si elle existe – elle perd du terrain chaque jour !


La tradition de la grande parfumerie française, qui faisait large usage d’odeurs animales évoquant le corps sous la soie, s’est éteinte sous la contrainte du propre, du fruité gel-douche, des odeurs-gâteau régressives. Vous concevez-vous comme un résistant à cette vague lessivière et pâtissière?

Je m’en tiens à mon quant-à-soi. Les vagues ne concernent que ceux qui savent nager. Pour ma part, je coule à pic et vous emmène au fond.

« Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible », écrit Baudelaire dans son Éloge du maquillage. Est-là votre philosophie des parfums et des fards ?

Evidemment, j’adore Baudelaire mais il me semble qu’on ne garde de lui que l’habileté des mots et qu’on oublie le côté incisif de sa poésie. Le Baudelerama de la cosmétique française commence à me barber très sec !

De plus, ai-je vraiment une philosophie ? Si oui, elle ne quitte pas la cruauté, c’est-à-dire, la beauté.

Ces fibules que l’on voit sur vos murs… poignards ou boucliers?

Que des bijoux, des murs de bijoux, mais il demeure encore quelques petits vides. Je veux combler, c’est le comble !

Rédigez-vous ces réponses à la plume ou au clavier ?

Un stylo Bic, trois couleurs. J’en ai des centaines. Ils diminuent chaque jour : je les perds, les retrouve, mais jamais ils ne manquent.



Portrait de Serge Lutens courtesy du Service communication des Parfums Lutens, avec mes remerciements à Serge Lutens.


26 commentaires:

  1. J'ai adore cette phrase:

    "Les vagues ne concernent que ceux qui savent nager. Pour ma part, je coule à pic et vous emmène au fond."

    Merci infiniment pour ce beau moment de lecture!

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  2. tres bel interview, un vrai regal, je rêve de rencontrer mr lutens depuis plus de 15 ans, mais ça ne s'est jamais fait, ça a failli se faire une fois au soleil d'or à Lille où il devait passer à l'époque, et je n'ai pu me libérer...je le regrette amèrement

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  3. Merci Denise pour cette interview très pertinente comme à son habitude !
    J'aime beaucoup sa façon de voir le monde et de composer des parfums .

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  4. Vero, c'était mon rêve aussi! Cela s'est fait en deux temps, rencontre brève dans la vraie vie et entretien par email... J'espère qu'un jour prochain les deux coïncideront.

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  5. merci de nous offrir ce beau moment...
    les photos de (et/ou avec) Serge Lutens sont magnifiques et correspondent entièrement à l'univers raffiné dans lequel j'aimerais être plongée. les bas de soie me font rêver (mais où donc pourrais-je en trouver à Paris?) et me donnent envie d'essayer le nouveau parfum éponyme.
    quant à Boxeuse, pourrait-il être porté par un homme? le mien adore le cuir de Russie (en particulier celui de Maitre Parfumeur et Pantier dans Parfum d'habit) et sa peau se marie admirablement avec les parfums de cuir.
    mon plus grand choc en parfumerie demeure Tubéreuse criminelle - c'est mon parfum du soir à travers les rues, les bars et les restaurants de Paris ou de Venise, quand je veux séduire vêtue d'escarpins et de bas qui enjolivent les jambes. c'est un parfum qui rend mon amoureux fou au point que durant mes longues absences, il jette au sol quelques gouttes de ce parfum pour s'enivrer en attendant mon retour.

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  6. Columbine, Bas de Soie est déjà vendu au Palais Royal, sortie nationale en août. Boxeuses, je le vois très bien sur un homme en effet.
    Et j'adore "jette au sol quelques gouttes de parfum", ça a quelque chose d'enragé!

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  7. merci pour cet interview, mais quelle pédance de a part!! Quel personnage antipathique, je le déteste de plus en plus! "le peuple, qu'il crève", ahahaha, c'est à mourir de rire quand on voit ses parfums dans un marionnaud ou un séphora!! C'est le peuple qui lui donne les moyens de créer, alors le grand artiste pseudo-génial qui vend une fortune ce que d'autres offrent pour moins cher, qui prétend créer alors qu'il reprend lui-même le travail d'autres parfumeurs, qu'il aille vite fait se rhabiller avant d'énerver ses clients!!

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  8. Dries, libre à vous de trouver Serge Lutens antipathique, bien sûr, mais son "qu'ils crèvent" ne s'adresse pas au "peuple". Il répond à une question que je lui ai posée sur les campagnes anti-parfum en Amérique du nord. Il répond qu'il comprend les réactions négatives dans certains cas et méprise les autres, ce en quoi je ne puis qu'être d'accord avec lui. Quant à moi, je préfère largement ce type de réponse à la langue de bois.

    Pour ce qui est de "prétendre créer"... Si vous voulez dire qu'il travaille avec un parfumeur, Christopher Sheldrake, je pense qu'il s'explique de cette collaboration. Ce qui n'empêche pas que la direction artistique, ce soit bien celle de Serge Lutens: sans son univers et sa vision, cette maison n'existerait pas.
    Si vous voulez dire qu'il reprend des idées à l'extérieur, je dirais qu'il a été beaucoup plus largement une inspiration pour les autres, quand il n'a pas carrément été pillé, que l'inverse.

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  9. je ne comprend pas vraiment la réaction de Dries. le "qu'ils crèvent" est à prendre avec humour. cette manie actuelle de saisir la loi quand quelque chose nous dérange est effectivement agaçante même s'il m'arrive (rarement) d'être incommodée par une odeur de parfum.
    en revanche, un parfumeur que j'ai trouvé très méprisant à l'égard du "peuple" c'est Guerlain (Jean-Paul je pense). il était interviewé à la radio et sa vison du monde rappelait l'époque coloniale.

    quant au prix du parfum, à quelques euros près, les parfums de niche sont très équivalents. Denyse ferait cela mieux que moi mais disons que pour de nombreux de ces parfums, ce n'est pas le "packaging" que l'on paie mais une recherche et une qualité

    enfin petit PS: ma première visite au Palais Royal fut gâchée par une vendeuse très méprisante. je venais y acheter "à la nuit" et "tubéreuse" et son attitude n'était pas ce que j'attendais des Palais de Shisheido (je ne suis pas une cliente difficile): impatience, manque de passion, presque impolie. le comble fut lorsqu'à la caisse, je vis des violettes cristallisées et puisqu'elle ne m'en offrait pas je lui demandais "je peux?": elle m'a répondu du bout des lèvres avec le regard de quelqu'un qui vient de tomber sur un vulgaire pique-assiette. en sortant, mon ami me dit que j'aurais dû vider l'assiette juste pour voir sa tête. je l'ai revue il y a quelques semaines, elle travaille maintenant au Bon Marché au stand de l'Artisan Parfumeur. je peux retourner aux Palais tranquille :- )

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  10. Bas de soie et Boxeuses sont deux noms qui me ravissent. Le premier est même si évidemment beau et évocateur que je m'étonne qu'il n'ait jamais été utilisé encore. Boxeuses a quelque chose de plus provoc et coquin à la fois. Le tout est terriblement tentant. Un nouveau départ après la remise à zéro de l'Eau ?
    L'interview est un délice, je vous en remercie. Piste de réflexions, piste de rêve, ça vole haut et... ah j'adore aussi ses piqués !
    Juste un petit sursaut : quand il évoque votre Grain de musc en le changeant en grain de sel... Mmm même si le sel a de l'esprit, voir s'éloigner le musc me chagrine un peu.
    alizarine

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  11. Columbine, je n'ai jamais reçu qu'un accueil impeccablement courtois au Palais Royal, mais je sais que certains clients sont déconcertés par l'attitude réservée des vendeurs: c'est le style maison. Cependant, si cette personne n'est pas restée là, c'était peut-être qu'elle avait confondu discrétion et attitude hautaine.

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  12. Alizarine, ce sont en effet des noms magnifiquement trouvés. Quant au "grain de sel"... je pense que M. Lutens faisait allusion à celui que j'ajoute à la lecture de ses parfums. Sans sel, pas de saveur. J'ai pris cela pour un compliment un peu taquin!

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  13. Très bel échange ; j'ai adoré.
    Une réponse pertinente et pleine d'esprit ne peut être faite que lorsque lui a précédée une question au moins d'aussi haute volée.

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  14. Céci, on peut l'espérer! Merci en tous cas.

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  15. Très bel échange. Merci aussi de lui poser des questions essentielles, plus poivrées que salées, mais qui ne le font pas tousser pour autant, tant ce créateur a l'art de la formule... sans s'esquiver lâchement. Un round à Paris s'impose pour enfiler ces nouveaux gants
    V

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  16. V, je crois que si un homme a prouvé qu'il ne redoute pas les épices, c'est bien M. Lutens...
    Un deuxième round? Bien sûr que je suis partante. A Paris ou ailleurs, d'ailleurs!

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  17. Thank you for this! Now I really can't wait to return to his shop at the Palais-Royal in August. I cannot wait to try his new perfumes. Lutens (and a few others) will get me through my next winter in Hamburg, where it's dark and rainy day after day. I so enjoy reading the French and then the English, c'est tres bien pour mon francais, qui se perd chaque jour, tres malheureusement.

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  23. Bonjour,

    Voulant me procurer Fumerie Turque, le site de Serge Lutens indique une indisponibilité momentanée de ce parfum.
    Une reformulation est en cours ?
    Avez-vous des informations ?
    Merci
    Joëlle

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  24. Joëlle, je l'ai acheté juste avant Noël au Palais Royal... il s'agit sans doute seulement d'une rupture de stock. Mais je comprends vos craintes sur les reformulations. Lutens est l'un des rares à les avoir admises, d'ailleurs. Mais je ne suis pas dans le secret des dieux!

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