jeudi 24 juin 2010

Wonderwood de Comme des Garçons: le bois, vu et senti



Comme des Garçons joue déjà depuis un bon moment la carte du co-branding, prêtant sa légitimité dans l’avant-garde (la marque fondée par Rei Kawakubo il y a une quarantaine d’années peut être inscrite au patrimoine de la mode) à divers labels. Un magazine lifestyle anglais, Monocle. Une maison de design finlandaise, Artek. Une créatrice/héritière/célébrité, Daphne Guinness. Un chapelier fou, Stephen Jones. Une marque japonaise culte, Undercover. Und so weiter.

Ce co-branding représente peut-être pour le directeur artistique de Comme des Garçons Parfums, Christian Astuguevieille, la possibilité d’un apport d’idées neuves. Après tout, cela fait plus de 15 ans qu’il drive la maison de parfums la plus iconoclaste et la plus culottée de l’industrie. C’est lui qui a introduit la notion de laideur en parfumerie, comme Rei Kawakubo l’a fait dans la mode : ou plutôt, qui a déplacé l’idée de la beauté en exhibant des senteurs ignobles (c’est-à-dire « non nobles), qu’elles soient synthétiques (photocopieuses, skaï, vernis à ongles), quotidiennes (gâteau, peppermint, harissa) ou ambiantes (encens d’église, savon d’Alep) dans le contexte de la haute parfumerie. Astuguevieille, qui est lui-même artiste, a inauguré dans ce domaine le concept des odeurs trouvées, tout comme les artistes prélèvent des objets trouvés dans le quotidien et les exhibent dans un contexte « noble » afin de déplacer à la fois notre perception de ces objets et leur contexte (une galerie, un musée, l’idée même de beaux-arts) depuis le geste inaugural de Duchamp signant « R. Mutt » un urinoir rebaptisé « Fontaine ».

Les concepts d’Astuguevieille en parfumerie ont été profondément novateurs, mais leur impact, du moins pour les plus radicaux d’entre eux, limités à sa propre œuvre – bien que composés par Mark Buxton, Yann Vasnier, Bertrand Duchaufour, Antoine Lie, etc., les parfums CdG, c’est bien sa signature qui s’impose. Seuls, sans doute, État Libre d’Orange et CB I Hate Perfume ont ouvertement joué de cette notion du beau-laid ou du noble-quotidien (Antoine Lie compose d’ailleurs à la fois pour CdG et ELd’O). Cependant, plusieurs idées développées chez CdG, notamment le traitement des notes boisées, épicées et encens, se sont diffusées plus largement dans le mainstream.


Il est sans doute inévitable qu’une fois qu’une maison a établi son langage, quelque révolutionnaire qu’il ait été au départ, ce langage se mette à bégayer, à se noyer dans le vacarme d’autres voix plus nouvelles (on songe aussi à Serge Lutens).

Est-ce pour cela que je n’arrive plus à lire les CdG ? À vrai dire, j’ai été passablement perturbée par les deux Undercover, Holygrace et Holygrapie, dont les notes douceâtres illustraient l’inquiétante étrangeté des cyclopes en peluche bricolés par le designer d’Undercover, Jun Takahashi. Les parfums, répondant au visuel, dévoilaient le mal qui se cache sous le kitsch – en l’occurrence, l’idée japonaise du « mignon », massacrée avec dextérité par Takahashi.

Mais lorsque j’ai reçu un échantillon du dernier CdG, Wonderwood, ma réaction n’est pas allée au-delà de : d’accord, du bois. Ou, comme l’annonce le communiqué de presse : « une overdose positive de bois, de notes boisées et de constructions boisées synthétiques ». Et en effet, la liste des notes convoque de quoi reboiser la moitié de la planète : oud, vétiver, cèdre, gaïac, cyprès, patchouli, santal… Au final, pas d’étonnement dans le résultat : un santal extraordinairement tenace (plus de 24 heures sur peau) mêle ses accents fumés à ceux, plus métalliques, du vétiver, le tout noyé dans le Cashmeran.

Mais dans le lancement de Wonderwood, le parfum n’est peut-être pas le principal enjeu. En fait, j’ai l’impression qu’il a plutôt servi de prétexte à la production de la vidéo promotionnelle réalisée par les Quay Brothers, reprise en lien un peu partout, et qu’on peut télécharger sur le site Wonderwood. « Quelqu’un qui aimait les bois plus que les mots ne peuvent l’exprimer » est une plongée d’une beauté saisissante dans les textures et les nuances du bois, dans son intimité, et c’est certainement l’un des plus beaux essais visuels sur un parfum jamais filmés.

Son éloquence même court-circuite, en tous cas en ce qui me concerne, le besoin d’une lecture plus poussée du parfum. La créativité, c’est là qu’elle se trouve. Après tout, dans le lancement d’un parfum, il n’y a pas que le jus : il y a aussi le packaging et la campagne, qui coûtent en général plus cher que le parfum lui-même.

C’est peut-être ça, justement, qui est exhibé dans ce lancement, comme il l’était déjà dans la vidéo de Jun Takahashi pour les Undercover.

Le visuel est toujours plus fort que l’olfactif.



Illustration: If de Philippe Mayaux.


8 commentaires:

  1. Si le parfum est à la hauteur de cette vidéo, c'est de la folie. Pourtant, à vous lire, il semblerait que non...ce serait un underwood olfactivement.
    Et pourtantj'ai du mal à le croire, peut-être parce qu' entre le bois et moi, c'est tellement une affaire de coeur, de fibres, de famille!! ... et voilà votre énumération ( oud, vétiver, cèdre, gaïac, cyprès, patchouli, santal) est complètement chavirante, troublante. J'en rêve ! Je bous de sentir ce jus, est-il déjà disponible à la vente en France ?
    alizarine.

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  2. Alizarine, pour autant que je sache le lancement a eu lieu hier, donc je ne sais pas s'il est déjà en boutique. Je n'ai pas été renversée mais justement, l'objet de ce post était de signaler qu'en quelque sorte le film avait complètement phagocyté le jus pour moi. Mon essai ne lui rend peut-être pas justice.

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  3. c'est amusant, en regardant la vidéo, je m'imaginais un parfum très épines de pin, résines, bouleau-cade, variations de cèdres..un parfum boisé-cuiré-fumet assez sombre

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  4. On pourrait en effet se l'imaginer, surtout pour le pin qui figure en bonne place dans les images... disons qu'il s'agit de licence poétique?

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  5. Licence poétique ! C’est un nom qui m’a mis de bonne humeur toute la journée. Merci Denyse. Et si je m’autorise à continuer, j’y mettrais des notes encaustiques à ce boisé sombre, lourd à la Comme des Garçons fumé de noix sur un éventail d’aiguilles de pin au développement de Thuya progressif…Vous aviez remarqué ces lames de parquet qui se transforment en lames de Thuya avec le temps…ce film est un petit bijoux et j’aurai été Heureuse de recevoir pour brief un tel film. Même l’évaporation dans le temps y est !

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  6. Je crois que je préfèrerais le vôtre, de parfum... En effet, le film des Brothers Quay serait un brief rêvé parce qu'on dirait littéralement une capture de rêve (peut-être grâce à une version high-tech des "dream-catchers" des Amérindiens?). C'est bien pour cela que j'écris que c'est l'une des plus belles illustrations visuelles du parfum que j'aie vues.

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  7. Je n'ai eu de cesse après lecture de votre billet d'essayer d'obtenir un échantillon de ce bois-là. Ah dure est la chute ! Surtout les débuts, aux premiers snifs, j'ai trouvé que ça sentait le parfum masculin lambda par excellence, un mix de vétyver avec cèdre et cyprès, booh... En revanche ce qui se développe ensuite est un peu plus intéressant, une très belle odeur de santal, tel un écrin de bois ancien retrouvé et qu'on entrouvre...
    Enfin, bon, rien d'extraordinaire vraiment et vous disiez juste la vidéo est nettement au-dessus à maints points de vue et degrés !
    alizarine

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  8. Alizarine, en effet, et c'est dommage. J'aurais sans doute préféré sentir le parfum imaginé dans les commentaires ci-dessus!

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