Dans la pratique d’un art – au sens ancien du terme « art », « méthode de création », que le terme anglais craft rend mieux – il arrive un temps où le matériau, qu’il s’agisse de l’argile, des mots ou des essences aromatiques, dicte la forme qu’il doit atteindre. Où la perception de sa logique interne, de sa dynamique et de ses harmonies semble court-circuiter le processus de pensée rationnelle : on sait, tout simplement. Ce phénomène ne relève pas d’une notion vague et romantique comme « l’inspiration » : il résulte d’une connaissance profonde, d’une écoute très fine de son matériau, pour en faire surgir ce qui était déjà, en lui, à savoir. Ce rapport muet n’exclut ni l’intention esthétique, ni la maîtrise technique ou l’appréhension intellectuelle de ce qui a été mis en œuvre : on fait, puis l’on comprend ce qu’on a fait.
Les parfumeurs contemporains travaillant dans la tradition française puisent bien évidemment dans ce rapport muet avec leurs matériaux : cela revient régulièrement dans les conversations sur la genèse d’un parfum. Mais, dans les cas les plus intéressants, leurs compositions ne s’attardent pas dans la zone où les mots restent en suspens. Lorsqu’on en connait le langage, leurs parfums sont lisibles. Ce qu’ils donnent à lire peut être une réflexion sur l’histoire du parfum, sur tels notes ou accords, sur le style propre du parfumeur… Quoi qu’il en soit, possèdent des aspérités auxquelles on peut accrocher de la narration, de l’histoire, un commentaire critique : ils sont à la fois informés par le discours et le génèrent.
Ce caractère discursif et narratif de la parfumerie française ressort encore plus fortement lorsqu’on s’expose à une approche différente, comme celle de Dominique Dubrana, aussi connu sous le nom d’Abdes Salam Attar, de
Profumo Italia. Alors que j’ai porté plusieurs de ses compositions, elles ne semblent jamais me porter au discours. Non qu’il n’y ait rien à en dire, mais parce qu’elles semblent inviter à la méditation plutôt qu’à l’explication.
Est-ce dû au fait que le parfumeur soit un Soufi ? Du peu que je sais de cette voie mystique et méditative de l’Islam, il me semble que cette communion non-verbale entre celui qui façonne et ce qui est façonné n’est pas sans rapport avec le quête soufie du dépouillement de soi pour atteindre la vérité.
Il se peut aussi que cela relève de l’intention du parfumeur, qui n’est pas entièrement esthétique. Bien qu’elle soit manifestement mue par la beauté, la parfumerie d’Abdes Salam renoue avec les fonctions premières de la fragrance : la spiritualité, l’érotisme et le remède.
De là, le sentiment profondément archaïque qu’éveillent ses parfums. Non parce qu’ils reproduisent des formules anciennes, mais parce qu’ils semblent relever d’un désir d’entrer dans un état d’esprit pré-moderne. Une démarche qui n’est pas sans rappeler celle de Pier Paolo Pasoloni lorsqu’il tournait les Mille et une nuits ou Médée, non pas en les adaptant pour démontrer leur modernité, mais en tentant de voir ces récits par les yeux des premiers hommes qui les avaient dits.
Ce n’est sûrement pas par hasard que son nouveau parfum, Sharif, exprime pour Abdes Salam une valeur qui n’a plus tellement cours en Occident : la noblesse. Pas celle dont on hérite avec la particule, mais la noblesse de caractère. Et comme une âme noble, Sharif ne se laisse pas dompter facilement : il faut d’abord affronter le feu camphré de ses notes de tête pour approcher de sa douceur.
Il est presque étonnant de voir à quel point ce parfum est fluide dans son flacon, tant son odeur produit l’effet tactile, ductile et un peu gras d’une pâte. On dirait une substance à lécher ou à mâcher : une préparation lisse et résineuse semblable au majoun, cette confiture de cannabis qui mêle la résine au miel et aux amandes. Il n’y a pas de note cannabis dans Sharif, mais des notes de miel et d’amande enrobent bien celles, médicinales et cuirées, du safran.
Bien que le cuir soit l’accord principal du parfum, il joue beaucoup sur la civette, dont les très vieilles teintures ont ces mêmes facettes sombres et miellées. Une fois de plus, cela relie Sharif aux traditions anciennes de la parfumerie islamique.
Je me suis longtemps demandé comment un matériau aussi peu ragoûtant en apparence avait trouvé sa place dans la palette des parfumeurs. Il est probable qu’il soit passé d’Éthiopie en Occident via les caravanes arabes. En Afrique, la civette avait un usage rituel. En Occident, où les parfums ont longtemps été utilisés aussi à des fins médicales ou magiques, ses effets esthétiques ont peut-être été découverts après-coup. Ou alors, ce sont les alchimistes qui ont voulu transformer une matière vile en or parfumé…
Au fond, Sharif, comme tous les parfums d’Abdes Salam Attar, a bien une histoire : mais elle se raconte dans une autre langue. Sa communion avec ses matériaux à travers son cheminement spirituel, et avec des pratiques et des récits anciens à travers ses voyages, est sans doute ce qui leur confère une dimension différente de celle qu’explorent la plupart des artisans du « parfum naturel ». Ses parfums ont une profondeur de champ culturelle qui se traduit en termes esthétiques ; une profondeur de résonance qui donne à Sharif non seulement sa beauté, mais son autorité tranquille.
Abdes Salam Attar m’a gentiment offert un échantillon de Sharif, que je tirerai au sort parmi ceux qui laisseront un commentaire.