Bonne pioche pour les chypres en 2011. Ce qui n’a rien d’étonnant, au fond: les chypres sont des parfums pour temps durs. Le gaz moutarde soufflait encore sur les tranchées lorsque Coty a lancé la tête de file de la famille. La seconde vague – les Bandit, Femme, Miss Dior… -- a déferlé en pleine Occupation ou peu après. Tout se passe comme si les facettes humus et légèrement iodées de la mousse de chêne, qui ancrent la chair des fruits et des fleurs, arrosaient la terre de quelques larmes… Cet inconscient du chypre l’accorderait-il aux périodes historiques difficiles ?
Ou alors, plus simplement, la remontée des chypres au nombre des lancements de l’année traduit la même envie de se réfugier dans des esthétiques surannées que des films comme Midnight in Paris de Woody Allen, Hugo de Martin Scorcese ou L’Artiste de Michel Hazanavicius. Quoi qu’il en soit, les plus beaux chypres 2011 nous ramènent par le bout du nez à une époque où les parfums étaient adultes, complexes et un peu ténébreux. Et ce n’est sans doute pas par hasard que deux des plus émouvants aient été inspirés par les souvenirs d’enfances les plus poignants de leurs auteurs…
MonParfum Chéri (Annick Goutal), hommage rendu à Femme par Camille Goutal et Isabelle Doyen, assombrit encore les tonalités « fruit blets sur terre humide » de l’un des parfums jadis portés par Annick Goutal. Rétro, certes, mais plutôt à la manière d’une réécriture du film noir par les frères Coen – on songe à Miller’s Crossing – que d’un exercice de style…Culotté, excessif, charnel : l’un des plus beaux lancements de l’année.
Azemour (Parfum d’Empire) offre une palette diamétralement opposée aux nuances automnales et crépusculaires de Mon Parfum Chéri : brises océanes soufflant sur les dunes et les orangers brûlant au soleil. Et pourtant, ce sont les larmes autant que les embruns qui l’imprègnent d’un effet salé-iodé : Azemour évoque la terre où Marc-Antoine Corticchiato est né et a grandi, paradis perdu qu’il n’a eu le courage de retrouver que tout récemment… Du coup, ce chypre robuste et juteux comme une orange dévoile une tendresse élégiaque inattendue.
Toujours dans le registre du passé revisité : AromaticsElixir Perfumer’s Reserve, réécriture par Laurent Le Guernec du classique de Clinique pour son 40ème anniversaire. Un jus à la fois sombre et scintillant comme un bourgogne versé dans une coupe en cristal taillé, qui exalte l’accord aromatique rose-patchouli créé par Bernard Chant en le glaçant d’un accord floral aldéhydé souverainement dédaigneux des tendances…
À l’inverse, Bottega Veneta Eau de Parfum a la modernité de ces formules courtes auxquelles Michel Almairac excelle. Le parfumeur a soulevé la peau des chypres fruités d’antan (dont il avait déjà proposé une réécriture radicale dans Rush de Gucci) pour la greffer sur un accord cuir inédit. Sans doute la plus belle surprise de l’année dans le mainstream : son succès, on l’espère, poussera d’autres maisons de luxe à emprunter d’autres voies que celles du fleuve fruitchouli…
Là où Bottega Veneta se distingue par sa parfaite adéquation à l’esprit maison, le charme du Candy de Prada se situe précisément dans sa dissonance : un bonbon rose shocking insolemment collé sur un sac à main à 3000 euros. Mais une fois l’enrobage caramel fondu, Candy porte la signature composée par Daniela Andrier pour Prada, un nuage délicat de musc et d’iris imprégné d’une bouffée de benjoin. Par là-dessus, mieux vaut inhaler sa dose de sucre que de l’avaler : c’est la jouissance sans la pénitence, même pas la minuscule humiliation de porter un parfum girly-nunuche. Après tout, c’est quand même Prada.
Par-delà les charmes régressifs de la confiserie, nous verrons sûrement beaucoup plus de passerelles entre parfums et arômes au cours des prochaines années. Thierry Mugler, assurément la marque mainstream la plus couillue de la planète et des galaxies avoisinantes, ouvre encore la voie avec la collection Le Goût du Parfum, traduite en recettes par le chef Hélène Darroze (pour lestélécharger depuis le blog de Nicolas Olczyk, cliquez ici).
L’autre maison de parfum de créateur qui porte l’étrangeté dans son ADN, Comme des Garçons, a renoué cette année avec sa veine expérimentale la plus radicale après une série de « joint ventures ». Antoine Lie et Antoine Maisondieu sous la direction de Christian Astuguevieille, ont fait pousser une fleur faite de ruban adhésif d’emballage, plantée par Rei Kawakubo dans un flacon informe et bulbeux. Un jus à la fois urbain, curieusement romantique et finalement assez portable, qui démontre la complicité secrète des odeurs naturelles et synthétiques.
Les Perfume Guns de Frédéric Malle jouent également sur cette alliance de l’industriel et du romantique : parfums d’ambiance ultraraffinés proposés dans des vaporisateurs en plastique gris ultra-fonctionnels, capables d’embaumer une pièce d’un pschitt. Mon préféré pour l’instant : le Chez Monsieur de Bruno Jovanovic, qui a l’odeur de l’endroit où j’aimerais vivre, un bureau tapissé de vieux livres qui sent le cuir et le Havane.
Je ne me suis pas donné la peine de compter les nouvelles marques de niche lancées cette année (je laisserai ce soin à Michael Edwards), mais je me dis qu’au lieu de nous lamenter de cette surabondance, nous pourrions tout aussi bien nous en réjouir. Certes, elle signifie que plus jamais nous ne pourrons sentir tout ce qui sort, que nous raterons des merveilles (c’est là qu’il faudra compter sur les blogs, qui continuent également à se multiplier).
Mais cet effet « longue traîne » signifie tout de même que plus de voix pourront s’exprimer, et que les inspirations les plus diverses, voire les plus saugrenues, aboutiront dans les flacons.
Il n’est pas non plus impossible que cette multiplication de petites marques indépendantes pousse l’industrie, des grands labos aux verriers et aux conditionneurs, à envisager autrement ses rapports avec les « petits » clients, qui doivent souvent affronter un chemin de croix dès qu’ils ne comptent pas produire 5000 flacons. C’est aussi le modèle de distribution qui devra évoluer… Mutations en vue ?
Parmi ces nouvelles marques, Olfactive Studio se distingue, non seulement parce que les trois premiers parfums sont très beaux, mais parce que le concept – utiliser des photos originales en lieu et place d’un brief – est développé de façon très cohérente et professionnelle. Céline Verleure a su s’entourer d’une équipe créative et mobiliser un budget conséquent, ce qui confère à sa petite maison une allure de grande marque. Son concept « photo » colle aussi à une tendance qui devrait se développer : croiser le parfumerie avec d’autres pratiques artistiques.
Et puis il y a les petites marques créées et portées à bout de bras en solo, pour l’amour de l’art, comme Neela Vermeire Créations. Fondés sur la culture olfactive de l’Inde natale de Neela – marché qui n’a pas encore assez de maturité pour les marques de niche, mais source féconde d’inspiration – le trio créé par Bertrand Duchaufour suggère la possibilité d’une parfumerie réellement métissée (Sandrine Videault, avec Manoumalia, s’est déjà aventurée très loin dans cette direction).
On se prend à rêver de ce que serait une parfumerie créée par des parfumeurs non-occidentaux formés « à la française »… Les prochaines innovations nous viendront-elles des BRICs ?
Bref, je suis optimiste, sinon pour l’avenir du monde en général, du moins pour celui de la parfumerie – on ne va tout de même pas passer sa vie à se lamenter sur les reformulations ou les fruitchoulis…
Maintenant, à vous : avec quel parfum comptez-vous dire adieu à 2011 et accueillir 2012 ?
Pour d’autres Top Ten de l’année, cliquez sur Bois deJasmin, Now Smell This, Perfume Posse et Perfume-Smellin’ Things.
Photo de Roxanne Lowit.