lundi 11 août 2008

L'Origan de Coty : L'Heure bleue sans le blues




On se demande bien pourquoi François Coty n’a jamais cassé la gueule de Jacques Guerlain.

En 1905, Coty sort L’Origan, un cocktail œillet-fleur d’oranger-héliotrope sur fond de vanille ambrée. Sept ans plus tard, Guerlain reprend la même idée et en fait un nouveau chef d’œuvre, L’Heure bleue, en y ajoutant une note anisée et toute l’élégance de Paris au crépuscule. En 1917, Coty invente sans le savoir une famille entière de parfums avec Chypre : une structure bergamote-labdanum-mousse de chêne qui encadre la composition florale et la rend plus nerveuse. En 1919, Guerlain en arrondit les angles en ajoutant une merveilleuse base à l’odeur de pêche, le Persicol : ça donne Mitsouko. Quant à L’Émeraude de Coty (1921), son accord bergamote-coumarine-vanille, a peut-être soufflé à Guerlain—on ne le saura jamais -- l’idée de Shalimar (1925).

Autrement dit, quand Coty invente une forme, Guerlain la perfectionne, la rend plus élégante, plus évocatrice. Avouez qu’il y aurait largement de quoi s’énerver.

Mais le self-made-man corse n’avait rien à envier à l’héritier de la famille la plus aristocratique du parfum : c’était l’un des hommes les plus riches du monde. Coty ne visait pas que les grandes dames du faubourg Saint-Honoré : il voulait séduire la midinette à laquelle il vendait ses poudres parfumées quand elle ne pouvait pas s’acheter de parfum ; il voulait conquérir l’Américaine. Et fonder le premier empire de parfumerie moderne.

L’histoire, d’un point de vue artistique, a donné raison aux Guerlain, qui alignent encore leurs classiques, alors que Coty ne produit que des jus de grande diffusion et des parfums de célébrités. Son fonds extraordinaire n’existe plus que dans des versions abâtardies de L’Émeraude ou de L’Origan vendues dans les drugstores américains : pas moyen, à moins de collectionner le vintage ou de visiter l’Osmothèque de Versailles, de se faire une idée de l’extraordinaire œuvre de pionnier du Napoléon de la parfumerie.


De l'origine d'Opium et de Poison...


C’est précisément là que j’ai senti, pour la première fois, la formule originale de L’Origan. Coup de poing dans l’estomac d’abord – c’était beau – puis curieuse sensation de déjà-vu (ou, en l’occurrence, de déjà-senti). Et pas seulement parce que ce débouché de bergamote, ces notes fusantes d’œillet – le chaud-froid du clou de girofle -- qui percent un oreiller de fleurs d’oranger poudré d’héliotrope, adouci par un fond de vanille et de coumarine à l’odeur de foin et de tabac, rappellent curieusement une Heure bleue passée à l’heure d’été. Atténuez les fleurs, forcez sur les épices et les aromates (myrrhe, benjoin, opoponax, ciste labdanum) et vous obtiendrez Opium (1977). Forcez sur la tubéreuse, et c’est Poison (1985) de Christian Dior qui surgit…

Les grandes compositions de François Coty sont les matrices de la parfumerie modernes. Non seulement par leurs formes, qui ont donné naissance à des familles entières de parfum, mais aussi par leur usage novateur des matières synthétiques dont les parfumeurs traditionnels hésitaient encore à se servir et qui en ont fait, selon Edmond Roudnitska cité par Michael Edwards dans Parfums de Légende, « les premiers parfums à intensité moderne du siècle ».


Le parfum du siècle naissant


L’Origan a la brutalité des choses qui naissent, cette brutalité caractéristique de l’œuvre de Coty, parfumeur intuitif plutôt qu’artiste consommé comme Guerlain. Il déploie une vitalité de parvenu surdoué déboulant dans les salons huppés, une âpreté fauve aux couleurs saturées comme les robes orientalistes de Poiret et les décors des Ballets Russes, qui allaient bientôt éclater sur la scène parisienne. Il a le trait forcé – l’œil chargé de khôl, la chevelure passée au henné – d’une femme de Van Dongen.

Comme tous les parfums de la première époque de Coty, il innove dans l’introduction des notes de synthèse, souvent habillées en bases (des mini-parfums composés par les laboratoires), qui donnent une ossature aux essences naturelles un peu lourdes, un peu huileuses de la parfumerie d’antan, et lui confèrent une plus grande stabilité. Contrairement aux œuvres fondues, arrondies de Guerlain, celles de Coty, composées un peu à l’arrache – Roudnitska souligne leur « assemblage un peu hétérogène » -- laissent cette ossature en évidence.

Ainsi, dans L’Origan, la bouffée quasi-médicinale de la Dianthine du laboratoire Chuit Naef, fortement dosée en eugénol (principe odorant du clou de girofle), associée sans doute à l’estragon et peut-être à la coriandre ou à la cardamome, déboule du flacon comme un démon, presque choquante dans son intensité. La douceur poudrée, un peu réglisse, de l’héliotropine l’assagit à peine ; la rondeur fumée des résines, benjoin ou opoponax, et du fond ambré-vanillé, calment enfin le jeu en bout de course en ensoleillant l’ensemble.

Mais à ce stade, on est déjà KO : on vient de se faire ratatiner par l’un des plus vieux parfums modernes de l’histoire. Et on en redemande.


Image : Kees Van Dongen, Guus sur fond rouge (1910)

7 commentaires:

  1. "Les grandes compositions de François Coty sont les matrices de la parfumerie moderne", comme cela est bien dit. Non, je ne pense pas que Coty aurait cassé la gueule à Guerlain, il avait sûrement d'autres chats à fouetter, et il n'avait peut-être pas à l'époque conscience de ce qui était en train de se dérouler. Il a en effet bâti les fondations de la parfumerie française sans le savoir, et sans avoir aujourd'hui une reconnaissance à la hauteur de sa contribution. Tout le travail de Jacques Guerlain est lui aujourd'hui largement reconnu, ce qui est cependant mérité, car s'il a largement "utilisé" les bases de François Coty, il a eu aussi le talent de les détailler, les transformer, les sublimer pour en faire de véritables oeuvres d'art. Elles sont malheureusement aujourd'hui bien différentes de celles qu'elles étaient sûrement à l'époque, mais contrairement aux Origan et Chypre de Coty, elles sont toujours sur le marché, et nous n'avons donc pas la chance de les sentir à l'Osmothèque !
    Pas de Guerlain sans Coty, mais parlerait-on encore de Coty s'il n'y avait pas eu les Guerlain qui s'en inspirent et les font, d'une certaine manière, continuer à vivre aujourd'hui ?..
    Merci en tout cas pour ce billet passionnant !

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  2. Il y a aussi Coeur de Jeanette (Houbigant) avant Origan qui est bati sur une idée similaire. Et dans les modernes - Oscar de la Renta pour femme. Avec Opium ils ont des éléments communs et pourtant chaque fois un élément nouveau et original vient s'ajouter à la note violette-oeillet-fleur d'oranger plongée dans un lit tout en douceur.
    Quelle beauté, cet Origan!

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  3. Merci Jeanne pour toutes ces précisions. La société Coty n'a jamais su ou voulu exploiter son prestigieux patrimoine, et c'est une honte. Quant à la maison Guerlain... Il est vrai que ses classiques, même reformulés pour se conformer aux réglementations, à la disparition d'ingrédients ou aux diktats des comptables, restent des chefs d'oeuvre. Jacques Guerlain et François Coty avaient des sensibilités profondément différentes, et leurs héritages respectifs continuent à marquer la parfumerie.

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  4. Merci Jeanne pour toutes ces précisions. La société Coty n'a jamais su ou voulu exploiter son prestigieux patrimoine, et c'est une honte. Quant à la maison Guerlain... Il est vrai que ses classiques, même reformulés pour se conformer aux réglementations, à la disparition d'ingrédients ou aux diktats des comptables, restent des chefs d'oeuvre. Jacques Guerlain et François Coty avaient des sensibilités profondément différentes, et leurs héritages respectifs continuent à marquer la parfumerie.

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  5. Octavian, je n'ai jamais senti l'Houbigan (ni, d'ailleurs, et c'est moins excusable, Oscar de la Renta). Il est vrai que cette structure fondamentale se prête à d'innombrables variations: c'est l'un des blocs du vocabulaire de la parfumerie.
    Et, oui, quelle beauté...

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  6. Ah oui quel dommage mais on peut encore trouver l'Origan aux États-Unis, je viens de recevoir le flacon que je me suis commandé, quel plaisir de pouvoir le sentir à nouveau !

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  7. Je n'ai jamais senti la version actuelle. On me dit que ce n'est qu'une pâle copie de l'original, mais apparemment, on peut encore s'y retrouver...

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