jeudi 8 octobre 2009

Les Heures du Parfum de Cartier: à travers le miroir, avec Mathilde Laurent (2ème partie)



J’ai passé plusieurs jours avec Les Heures de Cartier avant même de commencer à m’en faire une idée. Les cinq parfums échappent à toute classification. Cérébraux, non-floraux, ni masculins ni féminins. Bien que l’un d’eux fasse allusion à une famille de parfums – les citrus – aucun n’appartient à un genre répertorié. Chacun met en scène la minutieuse déconstruction-reconstruction d’une idée olfactive – c’est particulièrement perceptible lorsqu’on les sent au ralenti, sur touche. Mathilde Laurent appelle cela un « éclatement de la matière » et en compare l’effet à un tableau de Sisley : si on se met le nez dessus, on ne voit plus que des taches colorées. Si l’on recule, on découvre un paysage.

Mais les parfumeurs ont tendance à citer des artistes bien moins modernes qu’eux – je pense en particulier à Jean-Claude Ellena qui se réfère parfois aux aquarelles de Cézanne. Lorsque je le fais remarquer à Mathilde, elle acquiesce. Pour moi, Les Heures de Cartier jouent sur des effets semblables à ceux déployés par l’artiste Alain Jacquet, représentant français du Pop art. Dans son œuvre la plus connue, il recrée la scène du Déjeuner sur l’herbe de Manet, la photographie, et imprime cette photo selon un procédé photomécanique, comme une affiche de film. La trame colorée qui résulte de cette impression est amplifiée jusqu’à ce qu’on perçoive les points d’encre et leurs formes irrégulières. La perception du tableau varie alors selon la distance à laquelle se place le spectateur: zoom avant, et l’on ne voit plus qu’un scintillement de points. Zoom arrière, et l’on reconstitue l’image.

Le même jeu sur la distance dans le champ olfactif – comme on dit champ visuel – est à l’œuvre dans Les Heures. Ainsi, VI – L’Heure Brillante se laisse d’abord percevoir comme un parfum hespéridé assez simple: un citron vert, lumineux, aimable et pimpant, comme l’est en général ce type de senteur. Mais lorsqu’on en suit l’évolution, on est entraîné dans un vortex de choses qui disent « citron » et « vert » sur tous les tons : citron vert, petitgrain, verveine, citronnelle, herbe coupée… Le galbanum fait son apparition, suivi d’une note haricot vert cassé. Deux bouts de figue – l’odeur verte et l’odeur noix de coco – paraissent sans arriver à se rejoindre car il leur manque les notes lactées. On sent une larme de gin puis, au bout d’un moment, un iris chassé par une fleur d’oranger. Ce jeu de notes est assemblé avec une telle précision qu’on ne perd jamais de vue l’idée de « citron-éité ».

Le commentaire de Mathilde : « J’avais envie de mouillé, de crissant ; de twister la note citron. Je suis allée chercher toutes les matières qui évoquaient le citron dans tous ses états – quand on le râpe, qu’on le zeste, qu’on le presse... Quand on s’approche, on se perd, mais tout ce qu’on sent fait partie de l’odeur du citron vert. »


X – L’Heure Folle s’annonce sous forme de cocktail de fruits bleus, blancs, rouges, ce qui devrait logiquement me faire fuir à toutes jambes; d’ailleurs, c’est le dernier de la gamme que j’ai essayé sur peau. En découvrant que non seulement je pouvais vivre avec, mais qu’il me plaisait même beaucoup. Il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un fruité pour shampooings, ni de ces baies pâtissières qui affectent des airs de Lolita en s’enduisant d’ambre, de patchouli et de caramel.

Non, c’est de la framboise dans le buisson, avec les feuilles, les ronces et la terre, les fruits encore pas mûrs et ceux qui fermentent déjà par terre avec leurs arômes vineux et leurs relents de pomme meurtrie, rafraîchi d’une bise aldéhydée. Presque abstrait à force d’hyper-réalisme.

Le commentaire de Mathilde : « J’ai horreur des fruités. Je les trouve anti-sexy. Mais j’aime travailler sur ce que je n’aime pas, pour apporter un aspect différent au marché. Pour ma version du tutti-frutti, je suis partie sur toutes les histoires de feuilles, tout ce qui est vert et en buisson. J’avais envie de fruits qui font un peu mal aux dents… C’est un souvenir de fruit rouge et c’est la nature comme je l’aime : sur l’arbre. Les framboises, je n’en mange pas, sauf celles qui poussent dans le jardin de mon grand-père, y compris celles qui ne sont pas encore mûres. D’une certaine manière, L’Heure Folle est un successeur de Mûre et Musc. »



Pour consulter la première partie de cette rencontre, cliquez ici. Pour les notes des parfums de la collection, cliquez ici.


Dans le prochain post: Avis sur I – L’Heure Promise, XII – L’Heure Mystérieuse and XIII – La Treizième Heure.


Image : Détail du Déjeuner sur l’Herbe d’Alain Jacquet (1964)


12 commentaires:

  1. Bien sûr, le "jeu intellectuel" que tu décris est fascinant... mais j'ai personnellement du mal à imaginer ce que ces parfums donnent "au porter"... Sont-ils "accesibles", "dérangeants", que sais-je...

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  2. Thierry, eh bien pour ça, il faudra les porter! ;-)
    Je crois qu'ils peuvent être portés très simplement parce qu'ils sont beaux mais qu'ils sont déconcertants parce qu'ils n'obéissent pas aux codes habituels de la parfumerie de luxe. Ce qui est un luxe en soi. Ni notes florales évidentes, ni vanille, ni overdose de musc: ils esquivent tout cliché.

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  3. J’ai longtemps porté Pamplelune qui a une personnalité joyeuse et décomplexée. Mais Attrape-Cœur de Guerlain est jusqu’à présent, le seul parfum qui me touche autant que peut le faire un poème, ou une œuvre littéraire. Je le sens et le ressens avec une sorte de stupeur ravie, comme on relit des dizaines de fois une phrase esthétiquement parfaite. AC éveille en moi ce pincement de l’âme que me donne les œuvres d’art. Plénitude, nostalgie, une forme de soulagement ou de consolation, de mélancolie euphorique ou d'euphorie mélancolique, je ne sais pas comment définir ce sentiment mais il m’est nécessaire pour survivre. Pour être honnête, je ne pensais pas que cette émotion pourrait me venir d’un parfum.

    Evidemment de la part d’un parfumeur de cette trempe j’attends beaucoup, peut être trop et Roadster m’avait déçu. Sur cette collection, j’émets les mêmes réserves que Thierry parce que les approches trop intellectuelles de l’art me rebutent. Ce qui m’importe ce n’est pas tant, une nouvelle technique ou une nouvelle école mais bien l’émotion véhiculée ou non par l’œuvre, quelque soit le courant dans laquelle elle s’inscrit.

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  4. Nathalie, je suis moi aussi une grande amoureuse de Guet-Apens! Je crois que nous ne sommes pas seules...

    Mais c'est curieux, je ne croyais pas desservir ces nouveaux parfums en parlant de l'originalité de leur construction, qui les distingue de la daube des trois quarts des nouveaux lancements ou même de la joliesse convenue et sans risques de lancements plus réussis. C'est rare de tomber sur une oeuvre qui me fasse éprouver une telle trépidation, face à une véritable démarche créative.

    Je sais que toute référence à l'art contemporain suscite de la méfiance, puisque c'est le milieu dans lequel j'évolue le plus souvent: lorsque j'en parle, je rencontre beaucoup de résistance.

    Mais que j'évoque, par exemple, l'oeuvre d'un très grand artiste comme Alain Jacquet me semble être la condition d'une véritable approche critique de la parfumerie comme forme d'art.

    Et cette reconnaissance du parfum par le discours critique me semble essentielle à son affranchissement (au moins partiel) du règne infernal des talibans du marketing, car c'est la première étape d'une reconnaissance du parfum comme création de l'esprit. Et d'une reconnaissance des parfumeurs comme auteurs, ou artistes, qui pour moi représente la seule possibilité pour cette industrie de continuer à innover. Elle le fera grâce des visions originales comme celle de Mathilde Laurent.

    Maintenant, ces parfums sont aussi des trucs qui sentent bon: il me semble avoir parlé de framboise sur le buisson et de vortex d'odeurs vertes et citronnées, qu'on peut apprécier de façon spontanée. La preuve: moi qui déteste les fruités, j'aime beaucoup L'Heure Folle et je l'ai porté avec plaisir. Les hespéridés ne sont pas non plus mes parfums préférés mais je trouve L'Heure Brillante extrêmement agréable.

    Je suis désolée de ne pas avoir fait passer ce plaisir... Mais il m'importait de montrer en quoi ces parfums se distinguent réellement.

    Ensuite, pour l'émotion qu'ils susciteront éventuellement (ou pas), c'est une question individuelle. Pour moi, c'est l'originalité qui suscite l'émotion, quand elle provient d'une véritable exigence.

    Pardon de vous répondre par ce torrent verbal, mais toutes ces questions me travaillent énormément!
    ;-)

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  5. Denyse ce torrent verbal témoigne de l’intensité de votre passion et celle-ci emporte tout sur son passage ;-)!

    Détrompez-vous, vous ne desservez aucunement ces parfums en parlant de l’originalité de leur construction. Bien au contraire ! Vous avez réussi a titiller ma curiosité, (et sûrement celles de pleins d’autres) qui, je vous l’avoue en matière de parfums ne s’éveille pas (ou plus) très souvent.

    C’est vrai je me méfie de l’art contemporain, ou plutôt d’un certain art contemporain, celui qui à pignon sur rue, qu’il est de bon ton d’encenser et qui n’éveille chez moi qu’une irrépressible envie de bâiller quand ce n’est pas de la consternation. Je l'admets volontiers, dans ce domaine ma méfiance n’a d’égal que mon ignorance et témoigne certainement d’un manque d’ouverture de ma part.

    Cela dit en matière d'art, l’émotion vient toujours de l’originalité parce que toute œuvre est par définition singulière, même si on peut la classer (les êtres humains aiment bien classer).

    Je ne demande pas à un parfum qu’il sente bon, ni même qu’il soit agréable à porter, c’est le cas d’un grand nombre de parfums, je veux juste qu’il soit si singulièrement beau qu’il me coupe le souffle. Je n'ai pas souvent le souffle coupé (en même temps c'est plus facile pour sentir...)

    Mais vous avez complètement raison, cette démarche artistique a le mérite … d’en être une justement ! Et elle ne vient pas de n’importe qui ! Je ne devrais donc pas jouer la ronchon de service, (sûrement un vieux réflexe pour me protéger de la déception).

    En tout cas, grâce à vous, j’attends avec impatience de sentir cette collection.

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  6. Bonjour,

    Voilà qui éveille l'envie de découvrir le travail de M.Laurent pour cette collection Cartier.
    J'aime bien Roadster, qui a un peu vite été marketé comme une fougère à la menthe, mais qui présente un travail intéressant sur les notes vertes, à la fois fraîches, mordantes, un peu âpres, un peu fumées. C'est vrai que son fond ambré, patchouli et musqué au cashmeran peut être jugé plus conventionel, et encore...
    Donc, je vais essayer de suivre la production de M.Laurent.

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  7. Nathalie, en fait, je pense des productions de l'art contemporain ce que je disais des parfums: beaucoup de daube et pas mal de trucs convenus, "académiques" et racoleurs... Mais pour défendre Alain Jacquet, que je considère comme l'un des plus grands artistes français (hélas, il vient tout juste de nous quitter), mon sang ne fait qu'un tour!

    Je n'ai pas souvent le souffle coupé non plus par un parfum (cela m'arrive plus souvent pour les grands anciens).
    Je dirais que ce n'est pas ce qu'ont provoqué Les Heures du Parfum: c'est plutôt une sensation "Alice au Pays des Merveilles" devant un monde olfactif qui obéit à des lois différentes. Pas mal non plus!

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  8. Le Gnou, je suis d'accord avec vous, Roadster recèle des surprises avec son traitement des notes vertes, sève, forêt... quelque chose de tonique, certes, mais finalement un peu sombre. Le fond est là, peut-être, pour "rassurer" et ancrer tout ce vert sombre à la peau.
    En tous cas, oui, il faut découvrir Les Heures!

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  9. A 200€ les 75ml, heureusement qu'ils trouvent tant de mots pour se faire connaitre. Intellectualisme d'élite ?

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  10. Denyse,
    Les précisions que tu apportes à la première intervention de Nathalie sont bienvenues.
    Je n'osais pas citer Guy Robert qui aurait déclaré "Un parfum doit avant tout sentir bon."
    Bien sûr je comprends ta démarche critique... mais une question restait en suspend : tu y as répondu !

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  11. Anonyme, si vous laissez entendre que Cartier m'a sollicitée pour faire leur éloge, c'est bien évidemment faux: je n'ai reçu que le dossier de presse avec des échantillons, que j'ai moi-même demandé à Mathilde, avec qui j'avais eu des contacts pour les besoins d'un livre que j'écris.

    La demande de rencontre vient de moi, et l'enthousiasme (que je partage d'ailleurs avec les deux personnes que je connais qui ont senti les parfums), est de mon fait aussi!

    Maintenant, pour ce qui est de "l'intellectualisme d'élite": oui, je suis une intellectuelle, et quant à l'élite...
    Selon le Larousse: "Groupe minoritaire de personnes ayant, dans une société, une place éminente due à certaines qualités valorisées socialement"
    Ce qui n'est pas une insulte.

    Mais bon, c'est cher, je suis d'accord.

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  12. Thierry, je n'avais pas l'impression d'avoir laissé entendre que ça puait! ;-)

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