dimanche 11 octobre 2009

Quelques remarques sur le regard critique (et prolégomènes à un manifeste)



Si mes posts precedents sur Les Heures du Parfum vous ont laissé croire qu’il s’agissait de constructions purement intellectuelles, si mes descriptions ne vous ont pas permis de d’imaginer s’ils sentaient bon, si les analogies à l’art contemporain vous ont fait soupçonner que Les Heures se plaçaient dans le domaine de la parfumerie expérimentale (autrement dit : « C’est intéressant, mais je ne le porterais jamais »), laissez-moi dissiper vos craintes.

Oui, Les Heures du Parfum sentent bon, mais de façon inattendue. Leur propos n’est pas de déranger comme, disons, certains Comme des Garçons ou État Libre d’Orange. Mais ils apportent indéniablement de la nouveauté à la discipline, de sorte que ma première réaction, en les découvrant, n’a pas été : Est-ce que j’aime ? Est-ce que je porterais ? Est-ce que ma Carte Bleue gicle spontanément de mon portefeuille lorsque je les sens ?

À l’aficion pour le parfum se mêle souvent une approche consumériste et ces questions -- celles que se posent souvent les auteurs de blogs, ainsi que leurs (et mes) lecteurs – sont parfaitement légitimes. Mais ce ne sont pas les seules et lorsqu'il faut faire la part de ce que l'on va écrire, on peut s'en poser d'autres (on ne peut pas écrire tout ce qu'on pense, cela deviendrait du gloubiboulga).

Quand j’ai commencé à rédiger des reportages sur les défilés de mode, c’était ainsi que je réagissais : je me projetais dans les tenues présentées. À l’époque, j’écrivais ces articles à quatre mains avec une journaliste beaucoup plus expérimentée et dotée d’une connaissance encyclopédique de la mode, Paquita Paquin. C’est Paquita qui m’a appris, à travers nos discussions, à poser d’autres questions.

Ce sont celles que j’essaie de poser à un parfum, comme à la collection d'un couturier ou d'un créateur.

Quelles questions pose ce parfum, et comment les résout-il ?

Où se situe-t-il dans l’œuvre du parfumeur ? Dans l’histoire de la maison ? Dans le contexte de la « saison » ?

En quoi fait-il évoluer le genre ?

Comment se situe-t-il dans l’histoire du parfum ?

Peut-il être éclairé par d’autres disciplines artistiques ?

Bien entendu, je ne peux pas toujours y répondre. Parfois, le parfum ne les pose pas. Parfois ses ambitions sont plus limitées, notamment dans le cas de grands lancements issus de briefs marketing – la surprise est d’autant plus divine lorsque l'une de ces compositions parvient quand même à dire quelque chose autrement. Inversement, beaucoup de ce qui se fait passer pour de la parfumerie d’auteur – les « niches » -- ne semble que bégayer un propos déjà exprimé avec beaucoup plus de maîtrise par d’autres parfumeurs.

Manifestement, il s’agit d’une approche un peu plus intellectuelle, qui ne répond pas aux questions du consommateur: “Est-ce que ça va me plaire?” ou « Est-ce que je le mets sur ma liste des “à tester” ? »

Mais si l’on veut arracher au moins une part de l’art de la parfumerie des serres des talibans du marketing, cet art doit être appréhendé aussi sur le mode de la critique d’art. Ce n’est pas au parfumeur de fournir ce discours, bien que certains parlent avec limpidité de leur processus créatif. Eux, ils créent la « boîte noire ». Il revient à la critique de la déplier, de l’éclairer, de la situer.

Dans le cas du parfum, la tâche est bien évidemment compliquée par le fait que la discipline n’est pas enseignée en dehors de rares écoles spécialisées – j’ai appris la musique dès l’enfance, j’ai suivi des cours d’histoire de l’art et du cinéma à l’université, je suis bardée de diplômes de sémiologie et de littérature, mais l’appréciation du parfum, j’ai dû l’apprendre moi-même, en lisant des blogs et des bouquins, en discutant avec des parfumeurs et sentant des tas de trucs – sans oublier mes nombreuses, passionnantes et fructueuses séances avec mon ami Octavian Coifan.

Il se trouve cependant que ma rencontre avec Les Heures du Parfum m’a poussée à franchir une étape dans cette démarche critique. Ma discussion avec Mathilde Laurent m’a mise, pour la première fois consciemment, dans la position d’un critique parlant avec un artiste – position mûrie au fil de mes rencontres avec Jacques Polge, Isabelle Doyen, Vero Kern et Céline Ellena, ainsi que mes échanges de courrier avec Jean-Claude Ellena. J’ai l’impression d’avoir atteint, pour ainsi dire, ma masse critique.

Je reviendrai donc dans mon, ou mes prochain(s) post(s), aux trois Heures du Parfum qu’il me reste à vous faire découvrir…


Image: L'Oeil cacodylate de Francis Picabia (1921)

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12 commentaires:

  1. Denyse,

    Je me dois de réagir ... et vous rappeler ces quelques lignes :

    Sommes-nous en mesure d'exercer l' « Art » du parfumeur-créateur librement ? Avons-nous encore les moyens de faire figure de pionniers et avons-nous gardé un peu de cet esprit novateur que nous sommes supposés posséder et finalement, sommes-nous suffisamment bien équipés (au propre et au figuré), pour faire face à ce qui se passe dans notre industrie et ce qui s'y dessine pour demain ?

    Voilà beaucoup de questions posées. Personne ne peut avoir la prétention de pouvoir y répondre tout seul. Chacun devrait consacrer quelques instants de réflexion à ces problèmes, pour essayer de trouver sa propre réponse, car des solutions universelles n'existent pas. Il ne s'agit ni d'un problème de géométrie, ni de mots croisés.

    Aussi, toutes les questions se résument en une seule : « Le parfumeur-créateur est-il en mesure de relever le défi lancé par la société de consommation, sans abdiquer et sans sacrifier sa personnalité ?

    Lignes qui datent de 1975 ... Peut être n'avez vous pas vu passer l'article, voici le lien (en français et en anglais): http://www.lejardinretrouve.com/forums/index.php?showtopic=57

    Croyez vous que vos interlocuteurs d'aujourd'hui ont avancé ou fait avancer quelque chose, sincèrement ?

    Chacun apporte sa pierre, peut être pas aussi grande qu'il aimerait à le croire, suivez mon regard, car Parfumeur, ton nom est personne est toujours d'actualité : http://www.lejardinretrouve.com/forums/index.php?showtopic=46

    Cordialement

    Denis GUTSATZ

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  2. Denis,
    Je crois que le problème se pose dans tous les domaines de la création et même les artistes des "Beaux-Arts" sont contraints, dans une certaine mesure, de se plier aux exigences du marché.

    Les lignes de Yuri Gutsatz que vous citez datent en effet, et vous le savez mieux que moi, du point de basculement du métier de parfumeur, qui allait à partir de cette époque être beaucoup plus vivement soumis aux pressions du marketing. Tout le monde n'a pas les dons et les qualités visionnaires d'un Louis Amic, qui savait à la fois vendre les parfums et susciter de grandes créations chez Roure...

    Cependant, le développement d'une réelle parfumerie d'auteur laisse espérer que des écritures originales puissent s'exprimer. Je désespère beaucoup moins de cela que du destin des classiques massacrés par les restrictions de l'IFRA.

    Et j'aime penser, même si cela peut paraître prétentieux, que le dialogue qui s'instaure entre certains parfumeurs et ceux qui écrivent sur leurs créations peut être fructueux -- ce dialogue, ils ne le trouvent pas toujours chez ceux qui les emploient. C'est peu, mais c'est quelque chose.

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  3. Tres bien dit, et tres juste a mon sens
    C,est absolument necessaire d'avoir acces a une critique eclairee et de qualite qui vient biensur de partis qui ont des conaissances necessaires dans la discipline et son histoire sans toute fois faire partie de l'industrie du parfum
    Autrement le simple consommateur ou l'ammateur de parfum n'a acces qu'a de ridiculs press realease.
    Je contate a mon plus grand bonheur qu'il y a de plus en plus de consommateur qui apprecient le parfum pour les bonnes raison et qui sont en mesure de ''s'exprimer'' et avoir des discussions interessantes sur le sujet
    Vive le Parfum! Vive la democratie!

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  4. Anonyme, vous soulevez là une question primordiale et que je n'ai pas abordée: celle d'un discours indépendant.

    Effectivement, c'est à cela que se sont attelés, la plupart du temps entièrement gratuitement et dans leurs temps libres, les auteurs de blogs.

    Il est à craindre que certains, comme c'est le cas dans d'autres domaines, ne deviennent que le pur écho des communiqués de presse.

    C'est déjà le cas dans une certaine mesure: si c'est pour fournir de l'information aux lecteurs, tant mieux. Mais si la distinction n'est pas faite entre ces reproductions-paraphrases de communiqués de presse et les véritables avis, c'est pernicieux.
    Heureusement, la plupart des amoureux du parfum savent faire la différence.

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  5. Denyse,

    Dans mon commentaire l’autre jour, je n’émettais pas des réserves sur la critique des parfums. J’ai toujours dis que je trouvais cela positif et nécessaire, surtout lorsque derrière celle-ci il y a une démarche intellectuelle (et oui, moi j’aime « l’intellectualisme d’élite ») une véritable recherche et un savoir-sentir.

    Je parlais plutôt de certaines approches artistiques, parfois trop « intelligentes », trop pensées, en opposition avec l’imagination et la sensibilité.


    Ce n’était en aucun cas une attaque contre votre façon d’appréhender la critique de la parfumerie, (ni d’ailleurs une attaque contre Alain Jacquet, ou Mathilde Laurent). :)

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  6. Nathalie, je n'avais pas pris vos propos pour une attaque et au contraire, je vous remercie d'avoir mis le feu aux poudres, pour ainsi dire, de ma réflexion!

    Cela étant, Duchamp m'excite autant que Picasso (pour faire vite), mais là, je serais bien en peine de tracer un parallèle avec des compositeurs de parfums!

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  7. Je crois qu'effectivement les ambitions de la parfumerie sont plus limitees. La parfumerie est avant tout une entreprise commerciale, je suis certaine que le metier de parfumeur n'est pas si complique que ca non plus. Mais sans doute que les plus passionnes d'entre nous essaient d'y voir dedans plus qu'il ne faudrait.
    Le rapprochement avec la mode est un bel exemple; experts, pros ou amateurs, on juge toujours en fonction de nos gouts, donc la critique subjective. Quand on voit que ceux qui font la mode ou la detruisent comme Anna Wintour, qui n'a aucun gout et s'habille comme une vieille dame de la campagne anglaise et que son assistant Andre Talley "plus ridicule tu meurs", ca decribilise la critique!

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  8. Uella, je crois au contraire que le métier de parfumeur est diaboliquement compliqué, sinon on serait tous à mélanger nos essences dans la cuisine, ça nous coûterait moins cher. Souvent ses ambitions sont en effet plus limitées parce qu'on ne lui demande pas plus qu'un sent-bon auquel raccrocher une campagne de pub qui va faire rentrer de l'argent dans les coffres d'une multinationale.
    Quant à Wintour et Talley, ce ne sont pas des critiques, pas plus que les rédacteurs de mode, qui sont là pour choisir les thèmes et les tendances des séries photo. Mais je maintiens qu'on peut absolument avoir un jugement sur un créateur sans avoir envie de porter ses vêtements, ce qui est une question de silhouette, de mode de vie, de budget et d'image de soi. Idem pour le parfum: je peux considérer que L'Heure Bleue est un chef d'oeuvre sans avoir envie de le porter, parce que ce n'est pas "moi". L'un n'a rien à voir avec l'autre.

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  9. Je crois savoir que chez les musiciens professionnels, lors de l'écoute d'un morceau de musique, c'est l'hémisphère gauche du cerveau (qui est, pour simplifier, l'hémisphère plus rationnelle) alors que chez les autres c'est l'hémisphère droit (celui où siègent les émotions...) qui s'active. Il en va sûrement de même pour les amateurs/professionnels du parfum, qui savent distinguer les composants, analyser un parfum; la critique dépasse alors le goût ou le dégoût, c'est vraiment ça, Denyse; on peut juger de la beauté d'une oeuvre sans avoir envie de la porter (comme pour un parfum ou un vêtement), de l'avoir chez soi (comme un tableau) ou de l'écouter pour le plaisir (je pense à une grande partie des compositions contemporaines, certaines purement intellectuelles). Ce que je trouve personnellement aussi très intéressant, c'est de quelle manière notre goût, notre sensibilité finit par calquer notre intellect au point qu'on finit par ne plus savoir ce que l'on aime vraiment avec "nos trippes". Alors, pour savoir si les heures sentent "trop trop bon", il faudra demander aux "banlieusards qui squattent les galeries Lafayette entre 2 RER" ;)
    Curiosité: quel instrument jouez-vous donc, Denyse?
    Muguette

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  10. Muguette, je ne sais pas quelles zones du cerveau s'allument lorsque je sens un parfum... mais pour moi, la jouissance de comprendre raffine les plaisirs de la sensualité!
    J'ai appris la guitare (bof) et fait du chant (normal pour une diva).

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  11. Carmen, je suppose que c'est là un fonctionnement bien féminin =) j'ai l'impression que les hommes sont d'avantage guidés par leur cortex ancestral, j'ai nommé l'hémisphère droit, où siègent les impulsions animales les plus profondes et les plus anciennes lol
    Sans rire, et sans vouloir faire de généralités; c'est sûrement aussi pour ça qu'on prend un réel plaisir à manger des choses bonnes et saines!
    Muguette

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  12. Muguette, heureusement, j'ai connu des hommes qui marchaient aux deux hémisphères. Ce sont des amants délicieux et des amis passionnants!

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