lundi 26 mai 2008

La corruption des fleurs blanches (II) : Tubéreuse Criminelle de Serge Lutens


Lorsque Serge Lutens, secondé par le parfumeur Christopher Sheldrake, s’attaque à son tour à la tubéreuse, ce n’est pas tant contre l’indépassable Fracas qu’il doit se mesurer, qu’à la complexité même de la matière qu’il a en main. L’extrait de tubéreuse présente de multiples facettes outre son aspect proprement floral : caoutchouc, viande, sel, sang, beurre, cuir… Et surtout, des notes médicinales de menthol et de camphre qui attaquent puissamment en ouverture.
Alors que Christopher Sheldrake tentait de les mater, Serge Lutens lui conseilla, raconte-t-on, d’inverser son approche, en les accentuant au contraire le plus possible.
Cette exaspération, qui déforme les traits de la tubéreuse comme dans un gros plan trop rapproché, fait de Tubéreuse Criminelle l’exemple extrême de l’esthétique baroque de Serge Lutens, de la stylisation anguleuse et contrastée qu’il déploie dans son œuvre photographique.

Mais bien que Christopher Sheldrake affirme que « tout ce qu’il a de criminel dans ce parfum, c’est l’ouverture », le débouché de Tubéreuse Criminelle ne rappelle en rien ces poisons mortels dont on chuchotait, à l’ère de Catherine de Médicis, qu’ils pouvaient se dissimuler dans les compositions les plus doux fleurant. Quoi de plus sain, au contraire, de plus salubre, de plus rassurant que la senteur du Synthol qu’on applique sur ses muscles endoloris, du Vicks Vaporub dont les mamans américaines frottent sur la poitrine de leurs rejetons enrhumés, de la menthe du dentifrice ? Camphre et menthe ont d’ailleurs été, pendant des siècles, censés protéger, précisément, contre les poisons charriés par l’air insalubre, dont on s’imaginait à l’époque qu’il transmettait la peste…
Ne reste alors de criminel que ce choc administré au nez, qui s’attend à débouler dans le jardin et qui, par l’effet d’un trompe-l’œil d’un humour assez surréaliste, tombe dan l’armoire à pharmacie.

Mais c’est en fondant sur la peau que la belle-laide de Lutens arrondit ses aspérités pour déployer un puissant sillage enivrant (je conseille d’ailleurs de transférer un peu du contenu du flacon dans un petit atomiseur : il s’exprime mieux lorsqu’il est vaporisé). Sillage qui m’a souvent valu des compliments – la tubéreuse, même sous le masque d’une sombre diva lutensienne, est incapable de discrétion – jusque dans une boutique de fleuriste !
Quant à son ouverture « criminelle », j’avoue, comme bien des amoureux, en être devenue absolument accro : c’est peut-être là la nature addictive qui lui donne son nom.

C’est encore à la chaleur de la peau que Tubéreuse Criminelle démasque ses complices : le jasmin, la fleur d’oranger et la jacinthe pour note verte s’accompagnent des épices quasi-omniprésentes chez Lutens (l’une « froide », la muscade ; l’autre « chaude », le clou de girofle), sur la base musquée vanillée qui adoucit souvent ses floraux blancs, comme Un Lys et Fleurs d’Oranger (dont l’innocence est un peu, et délicieusement, souillée par du cumin.)

Tubéreuse Criminelle compte parmi les parfums dont je ne souhaite jamais de passer : un amant le considérait comme le parfum le plus sexy parmi les dizaines que je lui ai faits sentir… Et je crois que l’effet – il en frissonnait – n’était pas seulement dû a celle qui le portait. La belle-laide sait éveiller des sensations qu’une femme simplement jolie ne saurait susciter. Question de (légère) perversion ? Sur la bonne peau, cette criminelle rentre ses griffes comme sa sœur, la panthère de Muscs Koublaï Khan


Image: Sophie Dahl, courtesy The Sophie Dahl Gallery, http://www.sophie-dahl.com/.

5 commentaires:

  1. Merci pour ces superbes lignes sur ce sublime parfum.
    Je l'ai découvert aujourd'hui seulement, après avoir acheté pratiquement l'intégralité de la gamme Serge Lutens au fil des ans. Je le désirais depuis des années, je connaissais par avance ce coup de foudre et le redoutais étrangement. Je crois que je reculais le moment de le posséder... comme si c'était LE parfum qui finirait ma quête.

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  2. Tubéreuse ...criminelle peut-être mais pas mortifère, je ne pense pas m'arrêter à lui définitivement, mais c'est l'impression qu'il me fait aujourd'hui.
    Encore merci pour votre texte.
    Marie

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  3. Marie, merci à vous! Tubéreuse criminelle est aussi l'un de mes parfums préférés et je comprends qu'on puisse songer s'y arrêter... Votre histoire est belle!

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  4. Comme Anonyme, les créations de Lutens sont si envoûtantes qu'on les aime absolument ou pas du tout. Pas de tièdeur ici et la tubéreuse est fascinante. Difficile pour ma part de nommer mon préféré. Plus je les connais et plus se crée une forme de dépendance. Addict de Lutens et de ses parfums. L'avantage c'est qu'aucun ne nuise à la santé !

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  5. Gicerilla: une addiction... à qui le dites-vous, moi qui fréquente le Palais-Royal depuis son ouverture!

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