lundi 3 août 2009

La Diva et le Parfumeur : Yuri Gutsatz raconte sa rencontre avec Estée Lauder en 1969




Le fondateur du Jardin Retrouvé, Yuri Gutsatz (1914-2005), n’est peut-être pas une star du mundillo parfumé. Mais ce parfumeur né à Saint-Pétersbourg mérite d’être mieux connu, car il a été à la fois l’un des acteurs et un témoin passionné de plusieurs décennies de l’histoire de la parfumerie. Et, heureusement pour nous, il aimait taquiner la plume. Son fils Denis, qui dirige aujourd’hui Le Jardin Retrouvé, poste régulièrement dans le forum de la marque les récits fascinants d’une carrière qui a conduit Yuri Gutsatz de Marseille à Paris en passant par l’Inde et l’Algérie, où il fit partie de la Légion Étrangère… Ces témoignages sont d’autant plus précieux qu’ils nous permettent de pénétrer dans les coulisses d’une industrie extrêmement secrète.

L’un des récits les plus savoureux de Yuri Gutsatz est celui de sa rencontre à la fois frustrante et drôle avec Estée Lauder en 1969.

Depuis l’après-guerre, Yuri Gutsatz était l’un des collaborateurs de l’homme qui avait révolutionné l’industrie du parfum. C’est Louis Amic qui, le premier, a eu l’idée de vendre aux couturiers des créations composées par les parfumeurs de son laboratoire, modèle qui perdure à ce jour. Parmi les parfumeurs de Roure se trouvaient des pointures comme Jean Carles et Germaine Cellier ; ses clients s’appelaient Carven, Balmain, Balenciaga, Piguet, Ricci et Saint Laurent…

À la fin des années 60, une nouvelle star de la haute couture, l’Espagnol Emanuel Ungaro, souhaita à son tour lancer un parfum maison. Sa composition fut confiée à Yuri Gutsatz. Il devait être produit par Estée Lauder.

Yuri Gutsatz avait décidé de créer sa composition autour d’une fleur à l’odeur évoquant le gardénia découverte en Inde, le kéora (Pandanus fascicularis), qui présentait d’intéressante facettes champignon, vertes et métalliques, dont le principe odorant était le phényl-éthyl-méthyl-éther. Ungaro avait eu le coup de foudre pour cette note.

Le parfumeur fut convoqué par l’impératrice des cosmétiques lors d’un passage de cette dernière à Paris. Louis Amic l’avait prévenu : Mme Lauder, qui se targuait d’avoir composé elle-même tous ses parfums, désirerait sûrement réaliser ses propres mélanges. Yuri Gutsatz devait donc apporter des versions incomplètes de ses propositions, validées par Emanuel Ungaro.

La “flamboyante” Mme Lauder le reçut dans sa suite du Plaza Athénée, environnée de tout un entourage – dont une coiffeuse et plusieurs membres du personnel hôtelier. Et, comme prévu, elle se mit à faire ses mélanges.

« Refusant mon offre d’un verre mesureur, elle se mit à mélanger sans aucun sens des proportions les cinq concentrés, deux par deux ou trois par trois dans des flacons vides. Puis elle força tous ceux qui étaient présents à sentir rapidement ses mixtures, à badigeonner leurs mains et leurs avant-bras et à donner instantanément leurs commentaires », raconte Yuri Gutsatz.

La peau d’Estée Lauder, précise-t-il, présentait « un phénomène absolument extraordinaire que je n’ai jamais rencontré en 35 ans de carrière. Un parfum abondamment étalé sur le dos de sa main ou de son avant-bras perd son odeur en moins de 5 minutes, ne laissant au bout de 10 minutes qu’une odeur faible et floue ! (Ce qui explique d’après moi sa concentration à 70% de l’huile de bain Youth Dew et son parfum non-alcoolique Super Estée). »

Au cours de leurs quatre rencontres – dont l’une alors que Mme Lauder était en plein essayage d’une tenue de gitane pour un bal costumé au Lido – elle put lui faire part de ses opinions sur la parfumerie. Elle prétendait notamment être l’auteur de Youth Dew, Super Estée and Aramis. « Si son cher ami M. Ernest Shiftan est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est uniquement parce qu’il a suivi ses conseils sur la façon de faire des parfums. »

« La dernière fois que j'ai diné avec la Duchesse de Windsor elle m'a dit qu'avec mon SUPER ESTEE j'apprendrais aux femmes françaises comment il faut se parfumer! », affirma-t-elle également.

Elle eut aussi quelques mots désobligeants pour la concurrence : selon elle, le tout nouveau Chamade de Jean-Paul Guerlain serait un échec commercial (l’histoire prouva le contraire).

Selon Mme Lauder, si un parfum qu’elle testait ne lui valait pas de compliments universels lorsqu’elle sortait, il était mauvais. Lorsque Yuri Gutsatz lui objecta qu’aucun parfum ne pouvait plaire universellement, elle rétorqua que « tout le monde aimait Youth Dew ».

Lorsqu’elle rentra aux USA avec ses échantillons, elle se plaignit amèrement à Louis Amic : « Dites à votre parfumeur russe que mon mari ne veut plus dormir avec moi à cause de ce parfum ! J’ai été obligée de jeter ma chemise de nuit par la fenêtre ! »

Les propositions de Yuri Gitsatz furent tellement modifiées qu’elles ne ressemblaient plus du tout à son idée originale ; le projet fut finalement abandonné. Mais en 1973, Mme Lauder le ressortit des cartons pour en faire Chromatic, « l’after-shave métallique ».

Pour découvrir l’intégralité de ce récit et les autres écrits de M. Gutsatz, et ses parfums, je vous engage vivement à consulter le forum du Jardin Retrouvé.

Je remercie Denis Gutsatz de m'avoir autorisée à reproduire des passages des mémoires de son père.

Image: Portrait d'Estée Lauder


13 commentaires:

  1. Bonjour Denyse et merci beaucoup pour ce témoignage si amusant! Je dois dire que aussi aujourd'hui il est possible de rencontrer des drôles de types dans le monde de la parfumerie et surtout dans le monde de la parfumerie de niche...

    RépondreSupprimer
  2. Antonio, je me demande lesquels d'entre eux seraient capables d'édifier un empire cosmétiques comme Mme Lauder. En tous cas, j'adore ces anecdotes, moi aussi.

    RépondreSupprimer
  3. Tu as raison Denyse, mais on doit dire aussi que les temps sont différents...

    RépondreSupprimer
  4. Antonio, c'est vrai, et on ne leur en demande pas tant... Juste des beaux parfums!

    RépondreSupprimer
  5. Et si tu veux en connaître tu pourras aller les voir chez Pitti Fragranze, à Florence, le mois de septembre...

    RépondreSupprimer
  6. Antonio, je ne crois pas pouvoir aller à Florence, mais il y a un salon aussi à Paris cet automne, ça me donnera une petite idée.

    RépondreSupprimer
  7. Oui, le Showroom. En effet c'est un peu drôle, mais en Italie le phénomène de la niche est beaucoup plus répandu qu'ailleurs. Je ne sais pas pourquoi... As-tu quelques idées?

    RépondreSupprimer
  8. Peut-être parce qu'en France les marques classiques sont beaucoup plus établies (j'y inclus des marques de niche "historiques" comme Goutal ou L'Artisan). Aussi, je crois qu'il y a eu une véritable volonté concertée en Italie de développer des marques de niche, financées par des groupes, ce qui n'est pas forcément le cas en France.

    RépondreSupprimer
  9. Tu as raison Denyse si quand tu dit "groupes" tu veux signifier "distributeurs"... D'autre part je voudrais te poser aussi une autre question: je crois qu'en France l'héritage des grandes marques comme Guerlain est perçu comme un valuer. Par contre en Italie ce ne sont que des grandes marques. Si quelqu'un cherche des choses plus confidentielles voire plus sophistiqués il s'adresse sur la niche. Et "les groupes" cherchent d'en profiter...

    RépondreSupprimer
  10. Antonio, la France est très conservatrice en matière de mode et de beauté: c'est pourquoi les "marques patrimoine" y restent aussi solides...

    Mais pour revenir au sujet du post, je te conseille d'essayer Le Jardin Retrouvé, dont les parfums sont composés "à l'ancienne", c'est-à-dire à la manière de la parfumerie classique. J'aime particulièrement leur Cuir de Russie, j'en parlerai lorsque la saison s'y prêtera mieux...

    RépondreSupprimer
  11. Bonjour Denyse et merci pour ton conseil. Je n’ai jamais senti les parfums du Jardin Retrouvé, je suis allé sur le site internet et je voudrais te demander s’il est possible que je les ai déjà vus chez une boutique de la rue des Blancs Manteaux qui s’appelle Les Touristes. Ou si tu connais d’autre points de vente… Merci!

    RépondreSupprimer
  12. Je ne connais pas cette boutique. Il y a quelques années on les trouvait à la Parfumerie Générale dans le 8ème. Le mieux est de t'adresser au site, qui te fera parvenir des échantillons.

    RépondreSupprimer
  13. Vraiment passionnant, ce sujet! Je me demande à présent comment il se fait que cette marque, "le jardin retrouvé", soit si peu évoqué dans la blogosphère; c'est pour ma part la première fois que j'en entends parler! J'espère bien en entendre parler à nouveau, à défaut de pouvoir les découvrir pour l'instant!
    Muguette

    RépondreSupprimer