mardi 25 octobre 2011

Comme des Garçons: Fleur de Scotch


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Rei Kawakubo n’aime pas les fleurs. En tous cas, pas dans un flacon. D’où la rareté des floraux dans une collection qui compte déjà près d’une soixantaine de créations, si l’on excepte Champaca et Daphné (qui, étant inspiré par les goûts de Daphné Guinness, a un statut un peu à part). 

Mais une fleur artificielle ? Une fleur en ruban adhésif ? « Un parfum qui ne peut pas exister dans un flacon qui ne devrait pas exister », voilà qui colle mieux au discours d’une créatrice qui a joué de l’asymétrie pour réinventer les silhouettes, et toujours provoqué la beauté de l’accident. « Qui a le droit de décider ce qui doit être rejeté ? », demande le communiqué de presse. D’où un flacon informe, bulbeux, modelé d’après les rebuts des processus de verrerie semi-automatiques, arrimé à son statut de détritus, d’accident heureux ; délibérément produit dans un verre de mauvaise qualité plein de bulles ; un truc qui ne tient même pas debout, présenté dans une humble boîte en carton blanc.


Exhiber la beauté des monstres, des odeurs issues de l’industrie humaine : c’est le manifeste esthétique des Comme des Garçons les plus radicaux, les Odeur 53, Odeur 71 et autres Synthétiques. D’ailleurs, le directeur de création de la maison, Christian Astuguevieille, demande souvent aux parfumeurs qui collaborent avec lui de casser des formules trop jolies ; de dénuder les « défauts » de certaines matières premières qu’on s’ingénie en général à maquiller… 

Gérer le budget Comme des Garçons dans une maison de composition demande une solide dose d’humour. On imagine les éclats de rire chez Givaudan lorsque Christian Astuguevieille demande l’odeur d’une balle de pingpong écrasée, d’un galet ou d’une caissière de supermarché avec son rouge à lèvres qui dépasse. En tout temps, ce sont entre quinze et vingt idées qui sont en développement. Les parfumeurs sont choisis en fonction de leur intérêt et de leurs affinités pour le projet. Pour « Comme des Garçons » (c’est le nom du nouveau parfum), le brief est arrivé chez Antoine Lie, puis, lorsque ce dernier a quitté Givaudan pour une nouvelle société, c’est son complice Antoine Maisondieu qui a repris le flambeau.

Le résultat est une hybridation entre une fleur-qui-n’existe-pas et un produit industriel, où des molécules présentes dans certaines fleurs produisent des effets synthétiques. La période de maturation du concentré (au cours de laquelle des réactions chimiques continuent de se produire entre les composants) a été délibérément écourtée à deux semaines afin que ces aspérités ne soient pas lissées. Ainsi, les facettes un peu métalliques aux effets « sang » des aldéhydes ressortent en notes de tête ; cet effet est renforcé par un travail sur les oxydes de géranium et de rose (ce dernier est ce qui confère à Calandre et à Rive Gauche leur note « diesel »). De même, le paracrésol, déjà présent dans plusieurs fleurs (jasmin, narcisse, lilas…) peut être utilisé pour produire des effets cuirés, caoutchoutés, médicinaux. La safraléine, également utilisée pour ses effets cuirés, et le styrax, qui est non seulement une note cuir mais qui était aussi intégré jadis aux compositions lilas (m’a appris Octavian Coifan), renforcent le caractère brûlé, industriel de la composition.

Quant à la note florale, c’est un composite de modestes fleurs françaises qu’on ne voit plus souvent dans les parfums : lilas, justement, mais aussi pois de senteur, aubépine. Si elles ont été choisies, ce n’est toutefois pas parce que malgré leur ringardisation, elles ont autant que le « flacon-rebut » le « droit d’exister », mais pour les affinités potentielles avec les odeurs de ruban adhésif et de colle (les facettes amandées du lilas, par exemple, évoquent la fameuse colle Cléopâtre). Malgré cette distorsion, Comme des Garçons reste un parfum floral puissamment diffusif, avec des aspects fleurs blanches, rosés et anisés, portés par un cocktail de muscs poudrés (dont la Silvanone de Givaudan). 

Évidemment, c’est le fait d’avoir emballé ce bouquet quasiment rétro dans une bobine de Scotch brun qui l’entraîne dans une modernité assez radicale – une sorte de décalage sur la carte olfactive de l’accord cerise-héliotrope-réglisse-cuir d’un Boxeuses, par exemple, avec l'accord "Scotch et colle" en guise de cuir mutant.

Et pourtant, malgré son inquiétante étrangeté, ce Comme des Garçons limpide comme une vodka est éminemment portable, si comme moi vous n’hésiteriez pas à vaporiser le Pur Désir de Lilas d’Yves Rocher sur Bulgari Black.
Ce parfum joue sur la principale force de Comme des Garçons, cette touche d’humour et cette dose de subversion qui distordent les codes de la parfumerie. À une époque où trop de produits sentent la peur, cette odeur de soufre est franchement assez délectable.

4 commentaires:

  1. Il me tarde de découvrir ce nouveau parfum CDG.
    De la même manière que Odeur n°53 incarnait parfaitement la naissance d'une certaine forme de rapport affectif et sensible aux technologies (le parfum est sorti la même année que les premiers iMac), cette création semble nous parler avec force, humour et cruauté de notre époque.

    Comment ne pas penser à l'actualité économique en voyant ce flacon loin des codes du lux, rendu à la limite du détritus. Comment ne pas faire le lien entre votre article sur la restriction des matières premières en parfumerie et le choix de cette fragrance artificielle et vintage.
    Ne serions nous pas face à un parfum de crise, une forme de nihilisme parfumesque, une fragrance borderline ?
    Mais tout l'art est peut être d'apprivoiser cet état limite de la parfumerie et de nous faire découvrir au milieu du chaos et du doute, des instants de bonheur et de beauté.

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  2. Madiel, cela n'a pas été le propos évoqué lors de la présentation du parfum, mais après tout, certains choix esthétiques sont plutôt intuitifs et cette interprétation-là me semble pertinente. J'avoue que de mon côté, j'ai pensé aux paroles du God Save the Queen des Sex Pistols: "We're the flowers in the dustbin"... On pourrait aussi songer à une vision post-apocalyptique -- évoquer une fleur quand il n'y a plus de fleurs. Ou alors, à une esthétique du bricolage. En tous cas, sensibilité bien contemporaine... Mais j'aime votre conclusion.

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  3. Ce sera donc une surprise.
    J'aime assez imaginer les parfums avant de les sentir et comparer mon idée à la réalité. J'en suis parfois très loin.
    Vous m'accorderez toutefois que les présentations presse sur le thème de la crise et du nihilisme ne doivent pas être monnaie courante.
    En tout cas votre référence aux Sex Pistols ne fait qu'accroître ma curiosité...

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  4. Madiel, cette référence est purement la mienne! En fait, si elle m'a traversé l'esprit, c'est peut-être que la première fois que j'ai bavardé avec le parfumeur, nous avons surtout parlé de l'époque punk...

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