mercredi 12 octobre 2011

Azemour de Marc-Antoine Corticchiato pour Parfum d'Empire: l'orangeraie retrouvée


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L’histoire qui a inspiré un parfum ajoute-t-elle à l’émotion qu’il procure ?
Disons que vous ayez perdu l’endroit où vous avez grandi en de telles circonstances que vous croyez ne jamais pouvoir y remettre les pieds, parce qu’il vous serait douloureux d’y être sans être chez vous ; et disons que depuis, vous soyez devenu parfumeur et qu’enfin, vous vous sentiez en mesure de retrouver ce paysage perdu en odeurs…

On nous a tellement bassinés avec le parfum-comme-petite-madeleine qu’on préférerait parfois que le petit Marcel n’ait jamais trempé son gâteau dans sa tisane. Mais ce qui compte, c’est qu’il l’ait repêché et en ait fait le premier bloc de sa cathédrale : en réalité, ce n'est pas vers le passé que son flashback l’a catapulté, mais vers son avenir d’auteur.
De même, on peut supposer que plusieurs parfumeurs le sont devenus en recherchant ces senteurs perdues qui ont été les premiers mots de leur vocabulaire olfactif/affectif (« Chercher? pas seulement : créer », écrit Proust. « Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »)

Si le premier parfum de Marc-Antoine Corticchiato, l’Eau de Gloire, était un hommage à ses racines corses, comme bien des insulaires il est ensuite parti le plus loin qu’il a pu – vers ces « empires » qu’évoquent ses fragrances. Puis, à la treizième, l'exilé est rentré chez lui.
Azemour rend hommage aux orangeraies de ses parents sur la côte atlantique du Maroc, à l’embouchure de l’oued Oum Er r’Bia, près de la cité ancienne d’Azemmour (le « m » en moins, c’est pour l’amour). Comme toutes les compositions de Marc-Antoine, c’est un parfum robuste, saturé ; un chypre hespéridé puissant dans lequel on pourrait presque mordre, comme on enfoncerait les dents dans une orange sans la peler, mêlant l’amertume aromatique de l’huile essentielle à l’acidité sucrée de la chair.
Comme l’oranger au printemps qui porte à la fois des fleurs et les fruits de l’année précédente, Azemour joue sur tout ce que l’arbre offre à la parfumerie, fruits, fleurs, feuilles, brindilles… Mais en tirant dessus pour extraire ses souvenirs, ce ne sont pas seulement les racines – ses racines – qu’emporte Marc-Antoine; c'est le paysage tout entier. Les herbes sèches au pied des arbres et les broussailles des dunes, évoquées par la mousse de chêne, le henné (qui sent le thé, l’herbe et le maté) et une absolue de foin ronde et douce. Et les embruns : la mousse de chêne recèle des notes iodées, dont une absolue d’algue vient renforcer les effets marins (mais pas aquatiques).
Curieusement, la rencontre de ces effets iodés et des agrumes évoque par moments les citrons confits en saumure qu’on met dans les tajines. Mais bien qu’Azemour soit arrosé d’épices (coriandre graine, cumin, poivre rose et noir – ce dernier en bonne quantité), il ne tourne pas au culinaire. Ce n’est jamais le cas, pour les chypres, et avec son fond sombre, salé-moussu, comme éclaboussé de larmes, Azemour est bien plus chypré qu’hespéridé-ensoleillé.

Mais que ce parfum-paysage soit rendu plus poignant par les souvenirs de son auteur ne l’empêche pas d’ouvrir son espace à d’autres histoires. Ainsi, alors qu’il était vendu en avant-première chez Marie-Antoinette, dans le Marais, j’ai secouru le gentil propriétaire légèrement en panne d’anglais en présentant Parfum d’Empire à une touriste californienne accompagnée de sa fille adolescente. Dès que j’ai parlé d’orangeraie, leurs visages se sont éclairés : elles vivaient justement à côté d’une orangeraie et, oui, elles en reconnaissaient l’odeur… C’est ainsi qu’un instant, portées par les souvenirs odorants de l’exilé, les voyageuses sont rentrées chez elles, elles aussi. Inutile de dire que le flacon les a suivies.

Illustration: Affiche de Jacques Majorelle, 1929

6 commentaires:

  1. C'est une histoire touchante et il a sûrement fallu au parfumeur du temps avant d'envisager même de concevoir un tel parfum. Tu m'as donné envie de l'essayer, en particulier pour son fond chypré. Mes parents seraient sûrement séduits par cette odeur d'orangeraie.

    V

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  2. V, c'est vrai (pour MAC, pour tes parents)... Et en effet, le fond est superbe, avec un bel arrondi (le foin sans doute). Tiens, ça me donne envie de m'en remettre, pour me repasser le déroulement de l'histoire!

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  3. Son attaque vive et acidulée entre zeste et zist m'a un peu déçue, m'évoquant..bah.. une simple huile essentielle d'orange. En fait, je m'attendais à être tout d'abord enveloppée par l'odeur sucrée et enivrante des fleurs d'oranger. Mon souvenir de ce pays, ce Là-bas mythique d'enfance, c'est cela, cet air embaumé des orangeraies en fleur. J'avais aussi imaginé une partition plus douce, orientalisante. Foin de tout ça !
    D'ailleurs pourquoi m'étais-je autorisée à "prérêver" ce songe...
    A chacun la couleur de ses rêves. La terre est bien pour certain bleue comme une orange !
    Tous mes reproches se sont ensuite évanouis dans ce sable mêlé de terre, d'épices et d'herbes sèches qui reste sur ma peau, se développe, perdure et me perd. Sec et opulent, somptueux, grisant... J'ai bien là reconnu la patte de ce parfumeur dont j'adore (presque)immanquablement chaque composition. Vraiment magnifique !

    alizarine

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  4. Alizarine, moi aussi j'ai d'abord été étonnée par cette attaque "agrumes", mais comme vous dites, après tout, chacun (ré)invente ses souvenirs à sa façon. Mais comme vous l'avez constaté, c'est un parfum complexe, évolutif, facetté, qu'il faut suivre attentivement dans son développement. Je l'aime énormément aussi.

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  5. Plutôt d'accord avec ton article.
    Azemour est un parfum élégant qui apparaît frais et sage en ouverture et qui devient plus épicé et séducteur au fil des heures.
    Un chypre hespéridé original.

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  6. Nicolas, il cache bien ses effets sous les agrumes, c'est vrai, mais gagne à être attendu et visité...

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