vendredi 28 octobre 2011

Les parfums peuvent-ils être protégés par la loi ? Table ronde à la SFP


Lorsqu’on parle de parfums aux « civils », ils sont en général stupéfaits d’apprendre que leurs formules ne bénéficient d’aucune protection juridique et qu’elles peuvent donc être quasi-impunément copiées en tout ou partie, ou autrement modifiées sans l’assentiment de leurs auteurs.

Bien sûr, copies et imitations ont toujours existé : avant que des technologies comme la chromatographie en phase gazeuse, la spectrométrie de masse et l’analyse headspace se soient répandues, les parfumeurs reproduisaient « au pif » (cela fait d’ailleurs toujours partie de leur processus d’apprentissage). L’arrivée de la technologie susmentionnée a simplement rendu le boulot des copistes plus aisé.

Comment l’industrie du parfum peut-elle alors se protéger des plagiats et des contrefaçons ? Comment protéger juridiquement ses formules ? Et quel impact une telle protection juridique aurait-elle sur une industrie qui produit un tsunami de « twists » (formules reprises avec certaines modifications) et de « remix » (accords piqués à différents produits et combinés) ? Où s’arrête « l’inspiration » (légitime), où commence le plagiat ?

La table ronde organisée le 20 octobre par la Société Française des Parfumeurs a tenté de mettre à plat certains de ces problèmes. Ce sont, manifestement, des questions qui fâchent : dans l’assistance, pas aussi nombreuse que d’habitude pour les conférences de la SFP, on comptait fort peu, à ma connaissance, de représentants des grandes sociétés de composition, parfumeurs ou autres. 
 Le panel, animé par la journaliste Sabine Chabbert, était composé de Maître Emmanuelle Hoffman (spécialiste de la propriété intellectuelle), Frédéric Beaulieu (propriétaire de Millenium Fragrances qui produit des parfums sans alcool pour petits enfants, et administrateur du Syndicat Français de la Parfumerie), Bernard Marionnaud (fondateur de la chaîne éponyme et consultant auprès du premier ministre sur les problèmes de contrefaçon en parfumerie), Jacques Vaillant (professeur à l’ISIPCA) et Bruno Nuyens (parfumeur).

Maître Hoffman a tracé les grandes lignes des mécanismes de protection proposés par la loi :
1)      Le brevet, qui présente le double inconvénient d’être public, et de n’être valable que pour une durée de vingt ans, et n’est donc pas envisageable, notamment parce que certains parfums ont une durée de vie commerciale bien supérieure à deux décennies.
2)      Le droit des marques, qui malheureusement s’applique exclusivement aux représentations graphiques et non aux formules chimiques, descriptions écrites ou dépôts d’échantillons.
3)      Le droit d’auteur, valide pendant 70 ans après la mort de l’auteur, constituerait le seul recours envisageable car la liste des œuvres de l'esprit susceptibles d’être protégées est non-exhaustive (le merveilleux petit adverbe « notamment » y pourvoit) et pourrait donc inclure celles perceptibles par l'odorat.

Cependant, comme je le soulignais dans un autre article, la Cour de Cassation a statué en 2006 que la formule d’un parfum étant « la mise en œuvre d’un savoir-faire », elle ne saurait être protégée au titre d’œuvre de l’esprit.
Maître Hoffman a cependant souligné une résistance de la part des juges du fond, qui en quelques instances – le plus récemment à la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence le 10 décembre 2010 – ont estimé que des « œuvres perceptibles par l’odorat » ne pouvaient, en principe, être exclues de la protection au titre des droits d’auteur.

Avancée encourageante, certes, mais qui pourrait rencontrer bien des résistances au sein de l’industrie, désireuse de se défendre de la contrefaçon qui lui fait perdre des millions, mais extrêmement méfiante sur la question des droits d’auteur, véritable sac de nœuds dont certains ont été repérés au cours de la discussion. Par exemple :
Si le parfum était protégé par un droit d’auteur, Chanel, en lançant son N°5 Eau Première, devrait-il demander l’autorisation (et le cas échéant reverser des droits) aux ayants-droits d’Ernest Beaux, qui pourraient par ailleurs exercer un droit moral sur son œuvre et refuser cette variation ?
Qui détient les droits d’auteur d’un parfum conçu par une équipe – parfumeur, directeur de création, créateur de mode ? Ce groupe de personnes, au titre d’auteur collectif ? Ou serait-il plus utile d’accord le statut d’auteur à la marque ?
Que se passe-t-il lorsqu’un metteur sur le marché « rapatrie » une formule créée par une maison de composition, quitte à la modifier un peu ?
Quid des reformulations rendues nécessaires par l’évolution des réglementations ou la disparition de certaines matières premières ?
Et enfin, sur quels critères protège-t-on une œuvre olfactive ? La formule, sachant qu'on peut obtenir des résultats olfactifs très similaires avec des formules sensiblement différentes ? L’effet olfactif rendu par le headspace, même si la formule n’est pas identique ? Combien d’accords caractéristiques et originaux doivent-ils être repris pour qu’on juge qu’il s’agit d’un plagiat ?
Jacques Vaillant, sur ce point, faisait remarquer que par exemple, des parfumeurs pouvaient distinguer des différences entre deux produits que des clients ne percevraient pas, et penchait pour des panels mixtes professionnels/consommateurs, soutenus par une combinaison de différentes techniques d’analyse dont le nez électronique et le headspace.

Qu’on imagine une stricte application de la protection des parfums au titre de droit d’auteur : quelle proportion des rayons serait-elle décimée ? On ne voit pas très bien non plus marques et maisons de composition s’engager sur la voie des procès car en l’état, on n’en sortirait jamais. Pour un Thierry Mugler obtenant gain de cause contre Molinard car on a pu démontrer que Nirmala était à l’origine un tout autre parfum, d’une part, et que d’autre part les consommatrices le confondaient bien systématiquement avec Angel, combien de flous artistiques qu’il vaudrait mieux maintenir sous peine de voir l’industrie s’effondrer ?
Il est certes moins compliqué, bien que ce soit diaboliquement difficile, de s’attaquer aux contrefacteurs purs et simples (comme le faisait remarquer Sabine Chabbert, « les Chinois ont bon dos ») que d’aborder la délicate question du parfum comme œuvre de l’esprit.

Ce thème du droit d’auteur sera néanmoins abordé dans une prochaine conférence de la SFP, après un vote unanime de la salle sur proposition du président Patrick Saint-Yves. On espère que cette fois, les grandes maisons se prêteront au débat.

14 commentaires:

  1. Pour le cas de l'eau première, la question de demander l'autorisation aux ayants droits d'Ernest Beaux ne se pose pas, puisque au bout de 70 ans, une oeuvre tombe dans le domaine public, donc le N°5 est aujourd'hui tombé dans le domaine public non?

    Pour qu'une parfum soit reconnu comme oeuvre d'art, donc protégeable par le droit de la propriété intellectuelle, il faudrait prouver que ce n'est pas uniquement la mise en oeuvre d'un savoir-faire, je pense que ce n'est pas impossible qu'on y arrive un jour à force de jurisprudences, mais ça prendra du temps. Mais je pense que comme vorte article le souligne, ça n'arrange pas tant les maisons de parfums que ça: par exemple je pense au cas de Flower de Kenzo et Flower essentielle, composés par deux parfumeurs différents: ça n'aurait pas été possible si le parfum était considéré comme une oeuvre d'art, protégeable par la loi.

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  2. Sophie, le droit d'auteur est applicable pendant 70 ans *après la mort de l'auteur*, ce qui signifie par exemple que pour reproduire un poème écrit dans les années 20 par un auteur mort dans les années 60, il faut une autorisation. Le N°5 ne serait donc pas dans le domaine public même s'il s'agissait d'une symphonie, puisqu'Ernest Beaux a disparu en 1961.

    Je suis loin d'être juriste, mais je pense que dans le cas de "flankers", des accords pourraient être pris comme c'est le cas lorsqu'on fait un remake au cinéma: il est en effet difficilement concevable qu'un metteur sur le marché n'ait pas la possibilité d'exploiter le nom de l'un de ses produits puisque c'est lui qui détient ce nom.

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  3. ah oui c'est vrai que c'est après la mort de l'auteur, j'avais oublié ce détail, donc dans le cas du n°5, ça ferait 50 ans après la mort d'ernest beaux, donc le n°5 tomberait dans le domaine public dans 20 ans.

    pour les flankers oui j'imagine que ce serait une solution (de toute façon il faudrait en trouver une, vu le nombre de flankers sur le marché), mais par exemple, dans ce cas, la marque devrait sans doute verser des droits à Alberto Morillas non? même en cas d'arrangement, il y aurait forcément un dédommagement pour l'auteur intial j'imagine?

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  4. Sophie, je ne sais pas comment ils débrouilleraient tout ça, cela n'a pas été évoqué à la SFP, d'autant que la première urgence serait de protéger les parfums des contrefaçons et copies comme celles qui sont proposées sur certains sites "pirate" dont je ne ferai pas la publicité en les nommant... Ce serait déjà une avancée qui protégerait une industrie française.

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  5. oui c'est sûr que ce n'est pas la priorité, et parvenir déja dans un premier temps à protéger le parfum en tant que tel serait un grand progrès.
    (Je me demande d'ailleurs, si la formule en elle-même est protégeable? parce que par exemple, il y a pas mal d'exception non protégeables par le droit des brevets.)

    Mais en admettant qu'on puisse protéger la formule (peut-être plus par le biais du droit d'auteur que par celui des brevets), cela limiterait déja un peu les reformulations à tout va, (et encore que, je suis sûre qu'il y aurait des jurisprudences qui admettraient des exceptions à la règle, basées sur la nécessité de la reformulation en raison des décisions de l'IFRA).

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  6. Sophie, la question serait de savoir si c'est la formule en elle-même qui est protégée, ou l'effet olfactif. En effet, deux formules peuvent être sensiblement différentes et être virtuellement impossibles à distinguer par les consommateurs.
    Les questions de reformulations, qui préoccupent à juste titre les amateurs de parfum, ont assez peu été abordées durant la discussion, à part pour évoquer les mises en conformité aux normes réglementaires. Je pense que cela appelle un autre type de débat.

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  7. Oui c'est un autre débat, mais qui en découle, en un sens. Ou disons plutôt que les reformulations mettent en cause l'absence de protection du parfum e tant qu'oeuvre d'art.

    Mais en effet, c'est la question que je me posais, est ce la formule qui est potentiellement protégeable ou le rendu olfactif? Au prime abord, la formule relèverait plus du droit de la propriété industrielle et donc des brevets, mais comme nombreuses sont les exceptions, non protégeables, ça n'est peut-être pas possible. Le rendu olfactif relèverait plus du droit d'auteur je pense.

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  8. Sophie, comme les brevets ne sont que d'une durée de 20 ans, et que l'on pourrait consulter la formule, ce n'est pas une solution envisagée.
    Pour l'instant, la question formule vs. rendu olfactif semble s'appliquer aux actions judiciaires pour copies plutôt qu'à un cadre législatif général.
    Quant aux reformulations, question épineuse... Quid du cas où c'est le parfumeur lui-même qui y procède? Il est salarié d'une société, son rôle est de faire rentrer de l'argent dans sa boîte. La structure même de l'industrie complique énormément le débat.

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  9. Bonjour Denyse,

    je suis particulièrement ravie que ça bouge, un peu.

    V

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  10. V., "bouger" est peut-être un terme excessif. Jacques Vaillant faisait remarquer qu'il faisait ce soir-là strictement la même présentation que cinq ans auparavant... Disons que ça frémit légèrement.

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  11. Bonsoir Denyse,

    Je pense que tu as soulevé un point important dans les commentaires, mais qui est sous-entendu dans ton article. Finalement, protéger les parfums ne serait pas difficile. Concrètement, ce qui pose vraiment problème, du moins c'est ainsi que je le vois, c'est bien la structure même de l'industrie, une industrie ou ceux qui "produisent" l'odeur (parfumeurs, évaluateurs, direction artistique) ne sont pas chez ceux qui exploitent le produit au final, ne sont pas ceux que voient le client.
    Un parallèle avec le domaine de l'édition peut paraître intéressant. Lorsqu'un client achète un livre, il achète un auteur, il achète sa pensée avant d'acheter une maison d'édition (cela vient en 2e position dirons-nous), car le contenu, malgré les techniques marketing et de ventes développées dans ce domaine, reste ce qui prime lorsque l'on achète un livre.

    Dans ma perception des choses, il semblerait que cette façon de voir prenne germe en parfumerie, mais avec des mutations. Je pense ici bien sûr à Jean-Claude Ellena chez Hermès, qui est à mon avis, la forme la plus aboutie de "paternité" sur les créations olfactives en parfumerie. Chanel a bien sûr aussi cette image, mais sans critiquer personne, la personnalité de Jacques Polge est associé à une autre époque.
    Dior (et Guerlain aussi, enfin, LVMH en fait) tente de s'approprier cette vision des choses (même si cette fois la démarche est hautement et largement financière, comme nous pouvons le constater sur un bon nombre de formules sorties chez LVMH depuis 1 an), pour le prestige et pour le contrôle que cela donne à la marque.

    Le parfumeur maison est-il alors une solution pour l'industrie? J'irai même plus loin, l'indépendance des parfumeurs est-elle une solution? La question est là il me semble, si les parfumeurs sont libres, les droits d'auteur sont libérés des obstacles qui les tiennent à distance. Mais je ne serai pas surprise de voir que la profession (des parfumeurs) ne soit pas prête à cette évolution, car trop dangereuse pour les avantages, les privilèges et le confort dont ils bénéficient dans la situation actuelle.

    Mais une situation qui dessert leur créativité, qui dessert l'originalité en parfumerie, une situation qui tire vers le bas cette industrie et la relègue au rang de la grande distribution (mais de luxe s'il vous plait!). Une situation encore, qui bien qu'elle maintienne le parfum à l'état de yaourt (puisqu'on les vend quasiment pareil), et l'odorat à l'état de sens "animal" et "primitif", ne semble déranger personne, et accommoder tous ces gens qui se disent "passionnés", au grand bonheur des financiers.

    PS : je tiens à préciser que je ne blâme personne en particulier dans la profession, et que je n'ai pas la prétention d'avoir des solutions. La passion dans ce milieu est évidente et présente pour beaucoup. Mais il est temps que les choses changent.

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  12. Juliette, je ne peux que souscrire à ton analyse. Je l'avais entamée dans un état initial de l'article, qui devenait du coup trop long.
    En effet, c'est la structure mise en place juste avant la 2ème guerre mondiale par Louis Amic de Roure -- vendre des compositions aux marques-clientes, à l'époque des couturiers, ne souhaitant pas avoir un parfumeur-maison -- qui pose problème à plusieurs titres.

    La question de l'auteur en parfumerie est complexe, et en effet des solutions s'esquissent, du côté du parfumeur-maison d'une part; de l'autre, du parfumeur indépendant créant sa propre marque, ou travaillant pour un certain nombre de marques qui le revendiquent. C'est en général de ce côté-là que se situe la créativité.
    Mais comme tu le soulignes, on voit difficilement des créateurs au salaire confortable se lancer dans l'indépendance, surtout dans le contexte actuel. Ça se comprend.

    D'autre part, mais là on entre dans un autre sujet, la créativité est souvent bridée par le système des distributeurs, incapables de faire connaître une offre pléthorique lorsque de nouvelles formes olfactives sont proposées au public. Du coup, un parfum qui ne trouve pas son public dans les trois mois est voué à la reformulation, à la flankerisation, à l'extinction.

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  13. Dans une vision un peu utopiste des choses, l'idéal serait peut-être que la marque réintègre en son sein une partie des services et des compétences qui ont été jusqu'ici assurées par les maisons de créations.
    Les équipes d'évaluation feraient désormais partie d'une marque ou d'un groupe (c'est déjà le cas sur certaines marques, mais j'entends ici que le développement olfactif d'un parfum se passerai entièrement dans les services de la marque)et les marques feraient appel à un parfumeur pour son style et sa créativité, plus que pour sa capacité à exécuter tel un robot une commande au cahier des charges bien précis...

    Cela pourrait certainement aussi faire baisser le nombre de lancements et donnerai plus de temps à chaque parfum pour être développé, dans la mesure où une structure telle que décrite au dessus, serait à n'en pas douter, plus lourde financièrement à soutenir pour une marque... Mais cela ramènerai aussi sûrement un peu plus de bon sens, et aussi, rééquilibrerai sans doute un peu les forces.

    La seule ébauche de cette collaboration marque / parfumeur la plus aboutie est celle mise en place par Frédéric Malle avec les Editions de Parfums.

    Et pour conclure, je rebondirai sur le dernier point que tu soulèves en disant qu'un nombre de lancement moins important forcerai, du moins pousserai plus facilement les distributeurs à accepter les nouvelles propositions, chacune plus visible, car moins nombreuses dans l'ensemble...

    Mais j'en conviens, tout ceci n'est pas prêt d'arriver!

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  14. Juliette, comme l'époque est plutôt au outsourcing de tous les services non-essentiels, on voit mal comment une marque pourrait s'offrir les services d'une équipe à plein temps tout en raréfiant les lancements.
    J'ajoute, parce que ça me passe par la tête, que le rôle des parfumeurs-créateurs au sein des grands labos est également de travailler sur les potentiels des matières premières, ce qu'ils ne pourraient pas faire au sein d'une maison. C'est d'ailleurs, d'après ce que j'ai pu constater, l'un des aspects de leur travail qui les passionne le plus.

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