jeudi 31 mars 2011

Fracas et Odeur 53 sont-ils "brutalistes"? De l'usage des étiquettes artistiques en parfum...



Chandler Burr a le sens de la formule, c’est le moins qu’on puisse dire. Le 16 mars dernier, le tout nouveau conservateur d’art olfactif du New York Museum of Design accordait un entretien au New York Times, dont il a été le critique de parfum. On y apprend que le Diorama d’Edmond Roudnitska est « l’un des plus grands parfums expressionnistes abstraits du monde » et que Fracas est « la première grand œuvre brutaliste », comparable en cela à l’Odeur 53 de Comme des Garçons, « autre grand parfum brutaliste ».

Il est bien évidemment pertinent de situer les grands parfums de l’histoire au sein des courants artistiques de leur époque. Les parfumeurs sont sujets aux mêmes influences que les artistes, les compositeurs ou les architectes, et traduisent l’air du temps dans le langage qui leur est propre. Mais à moins de pouvoir démontrer en quoi des formes olfactives peuvent correspondre à des formes visuelles ou musicales, le fait de coller le nom d’un mouvement artistique sur un parfum comme on flanque une étiquette sur un flacon n’éclaire pas énormément la question. Jean-Claude Ellena me l’a lui-même rappelé en m’expliquant qu’il ne se considérait pas comme un Minimaliste, au sens que l’histoire de l’art donne à ce terme. Ce dont j’ai pris acte.

Qu’est-ce qu’un parfum “expressionniste abstrait”, par exemple ? L’Expressionisme Abstrait est un terme un peu fourre-tout où l’on retrouve aussi bien Jackson Pollock et Willem de Kooning que Barnett Newman et Mark Rothko.  Lancé en 1949, Diorama est bel et bien contemporain du mouvement. Il est certes abstrait – ni plus ni moins que la plupart des parfums de l’époque. Expressif, assurément. Mais peut-on comparer ce parfum intensément charnel et sophistiqué aux drippings de Pollock ou aux Women férocement clownesques de de Kooning ? Les cendres de M. Roudnitska doivent s’en retourner dans leur urne.

Quant à Fracas, d’après M. Burr, c’est un parfum « brutaliste » dans la mesure où « il utilise une matière première très difficile à travailler – la tubéreuse. La tubéreuse a pour caractéristique d’être l’un des floraux les moins floraux du monde. Elle comporte un énorme composant de menthol, et le menthol est très, très violent. Ce qu’a fait Germaine, c’est de prendre cette chose violente et de créer une structure autour. »
Je suppose que M. Burr a dit « menthol » pour ne pas effarer son interlocutrice en parlant de salicylate de méthyle. Et la féminité outrancière de Fracas peut être considérée comme « brutale », si l’on veut. Mais le parfum n’est pas « brut » comme le béton qui a donné son nom au mouvement architectural inauguré par Le Corbusier. L’absolue de tubéreuse est domptée, arrondie dans Fracas par les effets fleur d’oranger, muguet, gardénia et pêche, sans compter le musc : sa crudité n’est pas exhibée comme elle l’est dans la Tubéreuse d’Annick Goutal, ou exacerbée comme dans les notes de tête de Tubéreuse Criminelle. Cette tubéreuse n’est donc pas au parfum ce que le béton brut est à l’architecture…

Les architectes brutalistes exhibaient les fonctions d’un édifice tout autant qu’ils jouaient de la rudesse et de l’irrégularité des matériaux – prise de position esthétique délibérément opposée au lissé impersonnel des édifices modernistes du « style international »[1]. On pourrait donc en effet considérer, comme M. Burr, que l’Odeur 53 de Comme des Garçons, en affichant le caractère synthétique des matériaux de parfumerie, relève de cette démarche. Cela dit, exhiber une matière première pour ce qu’elle est, jouer sur son caractère synthétique, n’est pas spécialement caractéristique du Brutalisme (certains immeubles du Corbusier n’ont recours à aucun matériau synthétique).
 Si l’on devait rapprocher Odeur 53 d’un mouvement artistique, ce serait plutôt à l’art conceptuel qu’il faudrait songer. Le parfum est une installation impossible d’odeurs inorganiques : « fraîcheur d’oxygène, vernis à ongle, métal, air pur des montagnes, dunes de sable, énergie de feu, caoutchouc brûlé, carbone minéral, roche en fusion ». 
Effectivement, comme l’affirme M. Burr, le produit arrache totalement le parfum à la naturalité : l’une des démarches les plus transgressives de Christian Astuguevieille, directeur artistique des parfums Comme des Garçons, est justement le déplacement de ce qui peut être considéré comme le sujet d’un parfum. De plus, la démarche demeure incomplète sans la liste de notes, qui agit comme le cartel d’une œuvre dans une exposition, en ajoutant une couche de sens ; en détournant notre perception des facettes de matières premières généralement utilisées pour produire des effets naturels de façon à exhiber leurs aspects synthétiques.
Cela étant, les notes fournies pour Odeur 53, tout en affichant délibérément leur impossibilité, donc leur caractère de notes de fantaisie (à rebours des pratiques de la plupart des maisons de parfum qui nous font passer des vessies de calone pour des lanternes d’océan), se réfèrent aussi à des phénomènes naturels. Et ce mélange de notes nobles et banales est au moins aussi subversif que la mise à nu de la nature synthétique du parfum.

Il n’est pas du tout impossible d’appliquer le terme de Brutalisme à Fracas ou à Odeur 53, mais tant et aussi longtemps que cet usage n’est pas argumenté, on peut tout aussi bien utiliser d’autres grilles de lecture artistiques, comme je viens de le faire à l’instant… L’interview du NYT compte 900 mots : il a sans doute fallu couper largement dans les propos de M. Burr, dont je n’imagine pas un seul instant qu’il n’ait pas une bonne connaissance de l’art du 20ème siècle. Mais tout se passe comme si, pour justifier l’inclusion du parfum dans la mission d’un musée du design, il s’était servi de termes comme « Expressionisme abstrait » et « Brutalisme » pour leur charge expressive plutôt que pour leur sens ; comme s’il avait voulu conférer au parfum une valeur d’échange culturelle – une distinction au sens bourdieusien du terme – auprès d’un lectorat peut-être étonné qu’on consacre de l’espace à un produit aussi futilement commercial dans une institution artistique. 

La démarche curatoriale de Chandler Burr est remarquable : centrer ses expositions sur l’olfactif plutôt que sur les flacons, enfin ! On ne peut que regretter que l’initiative n’ait jamais été prise en France, où sont nées la plupart des œuvres montrées. Et espérer que les matériaux didactiques de ses expositions seront un peu moins désinvoltes dans leur usage des mots.




[1] "Les qualités de cet objet peuvent être résumées comme suit : 1, une lisibilité formelle du plan; 2, une claire exposition de la structure; 3, une mise en valeur des matériaux à partir de leur qualités intrinsèques, telles qu'ils sont "trouvés"." (Reyner Banham, "The New Brutalism", The Architectural Review, n° 708, décembre 1955, p. 357)


Illustration: La Villa Savoye de Le Corbusier photographiée par  Hiroshi Sugimoto

16 commentaires:

  1. Odeur 53 n'a rien de Brutaliste pour moi.
    Pour l'illustrer, je penserais davantage à la photographie contemporaine... peut être pas Sugimoto, mais plutôt l'école de Düsseldorf et son objectivité crue, son esthétique de l'ordinaire.
    Odeur 53 révèle le fait que nos souvenirs olfactifs sont depuis plusieurs décennies habités par des odeurs très artificielles (lessive, essence, goudron, plastic, caoutchouc). Nos souvenirs d'enfance sont souvent liés à l'odeur d'un produit d'entretien, d'un adoucissant ou des cheveux de poupées... Nous sommes bien loin des sachets de lavande de nos grands mères, des meubles cirés et des aubépines Proustiennes...

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  2. Madiel, très juste. Le choix de Sugimoto n'était pas destiné à illustrer le style d'Odeur 53, je recherchais simplement la photo d'un immeuble de Le Corbusier qui me plaise...
    Cette démarche, dans certains des parfums de CdG, de mettre en avant les odeurs artificielles *en tant que telles* me semble être de celles qui ont le plus repoussé les limites séparant la parfumerie, art de plaire, de l'art contemporain. Mais je ne suis pas d'accord avec C. Burr lorsqu'il affirme qu'Odeur 53 est importable. Je connais plus d'une personne qui lui démontrerait le contraire, puisqu'il est porté.

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  3. Choisir Sugimoto ne peut être qu'une bonne idée, son œuvre est géniale. Odeur 53 importable ?! Mais il est irrésistible ! Vous avez raison, il est plus porté que ce que l'on peut imaginer. Personnellement j'attends un jours d'été très chaud et très lumineux, je porte un jean noir, un tee-shirt blanc et je m'asperge d'Odeur 53...
    La série "synthétique" de CdG est pour moi moins intéressante, trop illustrative et sans la poésie d'Odeur 53. J'avoue avoir porté "Garage" et "Goudron" mais j'étais jeune et inconscient...

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  4. Madiel, j'aime bien aussi le côté "objet trouvé" des Synthétiques et je trouve très intéressants les effets de naturalité qu'ils finissent par dégager. Soda a toujours un succès énorme avec mes étudiants asiatiques à Londres. Personnellement, je préfère Tar, mais c'est Garage que j'utilise le plus fréquemment dans mes cours.

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  5. Bonsoir Denyse,

    Malgré son approximation, analogie approximative, Burr aura au moins suscité un remarquable post.

    Cette analogie entre Odeur 53, même si je ne l'ai jamais senti, et l'art conceptuel, me semble excitante pour la réflexion.

    Je trouve dommage cependant que ce soient des Etats-Unis que proviennent de nouvelles impulsions autour du parfum. - je pense à l'opéra également -. Certes, je passe un peu rapidement sur Calle et Kurkdjian me direz-vous. Mais c'était plutôt confidentiel, il me semble.

    Comme si la France ne parvenait plus qu'à se confiner dans une gestuelle "muséale" de conservation, indispensable, nécessaire bien sûr, il ne s'agit pas de brûler l'Osmothèque.

    En plus, l'exposition autour de 10 parfums anciens, (et je suis curieuse de savoir lesquels il va choisir) et surtout la façon dont ceux-ci seront diffusés, me semblent bien intéressantes, peut-être innovantes. A suivre de près en tout cas.

    Je me suis demandée à plusieurs reprises, et ce soir en vous lisant, si la comparaison entre Art et parfumerie n'avait pas une limite. Le parfum s'inscrit dans une époque, un courant, comme toute "oeuvre", mais aucun parfum n'a jamais suscité un courant quelconque, contrairement à une peinture, musique, etc. Autrement dit, le parfum suit son époque, mais ne la devance pas.

    Récemment, j'ai lu qu'un nouveau parfum sentait la merde. Ce parfumeur se croit sûrement subversif, et sera perçu comme tel, mais bon, en Art contemporain, le geste a déjà été fait il y a au moins 20 ans.

    Continuer à nous donner de la "food for thoughts"...

    VH

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  6. merci pour ces infos ....

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  7. VH, d'abord en effet je trouve dommage que l'initiative vienne des USA; le musée de Grasse comporte des présentations olfactives, mais il s'agit plus de MP et de bases (une série sur le muguet à travers le siècle). Une première étape serait de faire venir une branche de l'Osmothèque à Paris.
    Le travail de Francis K. avec Sophie Calle était pour une expo à la Fondation Cartier, ce qui n'est pas trop confidentiel... Orlan a également travaillé avec Yann Vasnier.

    Je pense aussi qu'il y a des limites dans la comparaison entre le parfum et d'autres arts, mais elle tient plutôt au fait que le parfum est un autre langage, avec une autre façon de jouer sur le temps et l'espace, d'une part, et au manque de lisibilité/pédagogie/transparence de l'industrie d'autre part: il y a bien des "mouvements", des transmissions, des courants et des écoles dans le parfum.
    Par ailleurs, on peut se demander si le N°5 n'a pas autant influencé notre façon de sentir que Picasso notre façon de regarder...

    Quant à l'artiste Jammie Nicholas qui a sorti un parfum qui sent la merde, il m'avait contactée au début de sa démarche pour que je l'aide à trouver un parfumeur qui l'aiderait. J'ai dû répondre à l'époque que ça ne me semblait pas spécialement intéressant et que je ne voyais pas trop, parmi les parfumeurs que je connaissais, qui pourrait consacrer du temps à cette entreprise, à part peut-être un étudiant... En effet, entre Manzoni et Gasiorowski, c'est déjà vu.

    Cela étant, je pense que les expositions et l'aspect didactique de la démarche d'un Chandler Burr, et le développement d'un art olfactif affranchi de la peau, sont deux thèmes à traiter de façon autonome.

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  8. J'avais oublié que le duo Sophie Calle Francis Kurkdjian avait exposé à la Fondation Cartier, vous faites bien de le rappeler.

    Vous faites un rapprochement osé en comparant Picasso et le No5... Fascinant champ de réflexion en perspective.

    Je constate que les créateurs de parfum tendent, aiment à se comparer à des peintres ou à des musiciens, comme s'ils souffraient d'un sentiment d'infériorité, n'accordant pas une si grande valeur à leur langage, etc.

    D'accord avec votre dernier paragraphe.

    La critique parfumée a de belles voies à explorer... Peut-être un autre chapitre à écrire que vous avez déjà commencé à faire.

    v

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  9. V, je crois que si les compositeurs de parfums ont souvent recours à la comparaison avec des formes d'art reconnues comme telles, ce n'est pas seulement parce qu'ils souffrent d'un éventuel sentiment d'infériorité (assez compréhensible lorsqu'on tient compte du fait qu'ils ont été tenus dans l'obscurité pendant un siècle), mais aussi parce qu'ils savent très bien que le langage des odeurs est peu cultivé, développé et valorisé. Pour se faire comprendre, ils ont recours à la comparaison: n'est intelligible que ce qu'on peut "accrocher" à des choses que l'on sait déjà... De plus, fort peu de réflexions ont été menées en ce domaine, ils n'ont donc pas un corpus historique et critique sur lequel s'appuyer pour développer une pensée.
    Quant au chapitre, il est écrit dans mon livre... ce ne sont que quelques pages, c'est un tout petit début, la réflexion se poursuit ici, dans d'autres blogs, lors de rencontres avec des parfumeurs ou des amoureux du parfum...

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  10. Bonjour Denise,
    avez-vous senti le dernier Diptyque ?

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  11. Carmenca, en fait l'échantillon est sur mon bureau depuis une semaine et... toujours pas. A vrai dire, je ne sais même plus ce que j'ai senti dans cette période de travail intensif, à part mes matériaux de cours pour voir si rien n'avait viré!

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