Puisque le visuel écrase toujours les perceptions
olfactives, moins faciles à verbalisées et plus floues, l’usage du parfum dans
une exposition tend souvent à le réduire au statut de gadget. Quant aux
expositions centrées sur l’olfactif, elles doivent se coltiner la façon dont il
est montré. Le parfum est un art
spatial : diffusif et envahissant, il sature l’air et se mélange aux
autres compositions. C’est aussi un art du temps : sa forme se développe
au gré des heures. Balancer une bouffée de Jicky
au nez du visiteur trahit la forme de
Jicky, dont les accords sont conçus
pour être perçus au cours de leur évaporation.
Le parfum est aussi un type de performance.
D’abord parce que s’il a été conçu pour être porté, c’est la chaleur du corps
qui le rend perceptible. Ensuite, et surtout, parce que c’est notre
interprétation qui l’accomplit en mots, en images, en récits.
L’exposition de Christophe Laudamiel et Jakob
Kupfer à la Mianki Gallery de Berlin (du 13.03 au 19.04.2014) joue sur ce
phénomène tout en le déréglant subtilement en présentant des dispositifs conçus
pour éprouver la façon dont les couleurs et les formes infléchissent la
perception olfactive.
Jakob Kupfer, artiste invisible que son galeriste
Andreas Hermann désigne comme un Lichtmahler
(« photo-artiste »), a fourni deux types d’images. Les premières,
tableaux-photos de lumières colorées, sont statiques mais paraissent
bouger : selon Andreas Hermann, elles reproduiraient la vision floue d’un
nouveau-né. Les secondes sont constituées par plusieurs images superposées à
l’intérieur d’un caisson lumineux, dont le mécanisme permet aux taches de se
métamorphoser constamment.
Deux cadres blancs vides sont disposés sur des
socles au milieu de la salle. On doit y passer la tête pour regarder l’un des
tableaux tout en appuyant sur un bouton qui libère une bouffée de parfum (deux
compositions dans la salle principale : Four Seasons Flower et Gone
with the Wind). La perception de ces senteurs est modifiée par ce qu’on
voit (ça marche. Vraiment).
Contrairement aux parfums à porter, ces
compositions sont statiques : c’est le mouvement des images qui y réinscrit la
dimension temporelle : à chaque “vision-olfaction” successive, le cerveau,
embrouillé par l’image, fait « évoluer » l’odeur. De sorte que le
rapport classique entre l’image (immobile) et le parfum (évolutif) est inversé.
Ou plutôt, l’un et l’autre se contaminent, puisque l’image mouvante met le
parfum en mouvement, tandis que chaque moment d’olfaction opère un arrêt sur
image.
L’action de l’odeur sur l’image génère aussi des
artéfacts figuratifs : le cerveau cherchant désespérément à se raccrocher
à des représentations concrètes (comme toujours lorsqu’on lui propose un
tableau ou un parfum abstraits), il se met à halluciner (voir-sentir-nommer) des
objets. Pour moi, successivement : des Dragibus, des boules d’ouate et une
éclaboussure de sève verte.
Le second type de dispositif résout le principal
problème commercial de l’art olfactif : sa nature invasive. Ici, les parfums
sont présentés dans des « paraboles » : des plats de porcelaine
concaves coiffés de couvercles de la même forme. C’est dans ceux-ci qu’on sent
le parfum exhalé par des plaquettes de céramique imprégnés. Lorsqu’on referme,
le génie rentre dans sa bouteille. Ce dispositif peut s’accompagner ou pas
d’une image : dans le second cas, les mots (les titres) servent d’accroche
au sens, même si l’on est engagé à sentir avant de lire. L’art olfactif n’est
pas forcément une création intransitive : il joue toujours déjà sur les
mots qui l’inspirent, ou qu’il inspire lorsqu’on le respire.
Le but étant d’éprouver chaque
« vision-olfaction » aussi spontanément que possible, ces dispositifs
procurent le plaisir constamment renouvelé de petits coups de théâtre. Et parce
que ces bulles de voir-sentir-nommer jouent sur la plus fugace des perceptions,
provoquée par les éléments les plus insaisissables et les plus indescriptibles
– molécules odorantes et photons --, elles génèrent d’innombrables petites
œuvres immatérielles, non-reproductibles, éphémères et individuelles. Infimes
syncopes synesthésiques ; stop-motion cérébral ; souvenirs pop-up.
Le plus beau, c’est qu’on pige. Cette leçon de
choses inédite parvient à être pédagogique – l’autre obstacle majeur à l’art
olfactif étant l’ignorance quasi-totale du public dans ce domaine, qui
contraint à revenir sans cesse au b.a.-ba – sans la moindre explication. Juste
quelques directives :
Pour
voir les sculptures olfactives:
1. Fermez
les yeux.
2. Respirez
naturellement, ne reniflez pas, ne respirez pas différemment.
3. Votre
nez s’habituera à un parfum au bout de quelques minutes mais ne se fatiguera
pas.
4. Pour
vous rafraîchir: respirez votre peau, pas des grains de café, s’il vous plaît.
5. Votre cerveau est en
train d’apprendre une nouvelle langue, il ne va pas exploser.
Maintenant, si quelqu’un peut avoir la gentillesse
de m’expliquer pourquoi une telle expo a lieu à Berlin ou à New York plutôt
qu’à Paris…
Pour lire la 1ère partie, cliquez ici. Rendez-vous jeudi pour le 3ème et dernier épisode.
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