jeudi 24 avril 2014

Berlin avec Christophe Laudamiel (1) : Comme un crapaud dans l'herbe



Lorsque Christophe Laudamiel m’a invitée à sa dernière exposition à la Mianki Gallery de Berlin, je me suis dit que j’irais volontiers y mettre le nez. À ma connaissance, c’est le seul parfumeur de formation « classique » à être représenté en tant qu’artiste par des galeries (la Dillon à New York, Mianki à Berlin). Donc l’un des seuls à réellement pratiquer le parfum comme forme d’art, au sein du monde de l’art.

J’atterris donc à Berlin au cœur du quartier de Schöneberg. Le Quentin Design Hotel est sur la même rue que la galerie et le labo de DreamAir, la société co-fondée par Laudamiel avec son partenaire Christoph Hornetz.

Crochet chez les voisins des Christophs, Wolgang et Melanie Gampe, qui viennent d’ouvrir une boutique juste à côté, équipée par Laudamiel d’un appareil Plume Scent diffusant un parfum au thé vert – senteur fraîche destinée à aérer une collection all-black d’esprit Yohji/Comme des. Je ressors du Studio Gampe lestée de cinq pièces, y compris la veste rouge portée par Wolfgang sur cette série.

De retour à DreamAir, Christophe me fait défiler des mouillettes sous le nez : les Air Sculptures créées pour ses expositions à la Dillon Gallery. Par exemple, ceci :

De l’herbe chargée de rosée. Puis – pouah. Un truc dégueu accroupi au milieu. Gluant métallique douceâtre. Puis Laudamiel raconte : tu viens de marcher sur un gros crapaud caché dans l’herbe. Le batracien me saute au nez. Je ne vois-sens plus que lui.

Comme plusieurs de ses œuvres, celle-ci repose sur l’évocation de choses qui n’ont pas leur place dans le registre de la parfumerie (cela dit, même dans ses parfums à porter, Laudamiel aime travailler avec des ingrédients caractériels, voire rebutants). Les notes définissent un espace : herbe fraîche squattée par une senteur visqueuse. Les mots lui donnent forme : un mash-up de conte de fée et d’histoire gerbante-pour-faire-rire racontée par un sale môme.


La composition en question est plutôt d’ordre fictif (un crapaud, ça sent quoi, en fait ?). D’autres sont plus directement figuratives : ainsi, cette odeur de cochon de lait sur tournebroche, qui suscite un éclat de rire étonné (« Bon sang, mais c’est bien sûr !) tant elle est exacte. Puis la salivation du carnivore. Laudamiel jure même qu’après l’avoir sentie, un végétarien s’est jeté sur des côtes de porc. Mais on peut aussi bien imaginer un épisode de stress post-traumatique vécu par quelqu’un qui a côtoyé des corps calcinés…

L’émotion et le souvenir sont des ingrédients de l’art olfactif de façon beaucoup plus viscérale que dans d’autres médias artistiques. L’odeur pénètre. On ne peut la bloquer sauf à cesser de respirer. Ce potentiel répugnant-traumatique balise l’une des limites d’un art fondé sur les odeurs. Si l’on décide de considérer comme tel des parfums commerciaux, il faut reconnaître que cet art olfactif ne peut avoir la même portée que les autres puisque ces parfums sont avant tout destinés à plaire : tout ce qui est de l’ordre du négatif, du perturbant, en est d’office exclu.

Si l’on choisit d’attribuer ce label uniquement aux œuvres créées dans la cadre du monde de l’art, la question n’est pas résolue pour autant. L’art olfactif est un médium à la pratique restreinte. Les écoles des beaux-arts lâchent chaque année des centaines de jeunes artistes dans la nature. L’art olfactif exige une toute autre formation, extrêmement longue, et quasiment destinée par essence, tout comme la carrière qui s’ensuit, à étouffer ce qu’une formation artistique vise à développer. (Cela dit, rien n’exclut qu’un artiste pousse un parfumeur dans ses retranchements et lui redonne cette liberté).

Le travail de Laudamiel se situe dans le champ artistique, puisqu’il s’inscrit dans ses institutions (galeries, musées). Il ne s’agit donc pas de se demander s’il s’agit bien d’art : la réponse est « oui ». Mais hinc sunt leones : il s’aventure dans un territoire encore si peu exploré, si dénué de discours critique, qu’il reste difficile de situer sa production dans le champ de l’art contemporain. En explorant les formes, les récits et les modes d’expositions possibles par-delà les contraintes commerciales de la parfumerie, il a entamé sa propre critique du médium. Son travail contribuera sans doute à informer l’élaboration d’un discours critique encore balbutiant.

Dont acte : rendez-vous lundi pour la 2ème partie de ce voyage à Berlin avec un billet sur l’exposition de Christophe Laudamiel à la Mianki Gallery.

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