dimanche 11 septembre 2011

Myrrhiad de Pierre Guillaume pour Huitième Art: Des Larmes pour Adonis




En créant un mot-valise pour baptiser le neuvième parfum de sa collection Huitième Art, Pierre Guillaume œuvre dans la logique poétique du parfum. Les matériaux aromatiques sont, littéralement, des mots-valises olfactifs : à travers leurs facettes, ils évoquent des objets qui existent de façon autonome dans le monde (le vétiver, par exemple : fumée, pamplemousse, silex, bois, etc.) et les greffent les uns aux autres. Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie. » L’esprit du parfumeur est la table de dissection où ces objets sont scindés et rassemblés en proportions différentes : comme le poète, son travail n’est pas de représenter la réalité mais d’opérer sur la réalité physique de ses matériaux (les « mots-odeurs ») tout comme sur les nombreuses connotations culturelles qu’ils ont entraînées dans leur sillage à travers les âges (les mots verbaux).

Étant donnés :
1/ Myriade, du grec muriades, « dix mille » ou « très grand nombre » ;
2/ Myrrhe, du latin murra/myrrha, emprunté au grec, provenant peut-être de la racine mrr, « être amer », attestée dans toutes les langues sémitiques anciennes.

Comme son usage remonte à la plus haute antiquité, la myrrhe charrie des myriades de récits. Mythe grec (sans doute d’origine sémitique) de Myrrha, princesse ayant conçu Adonis lors d’une relation sexuelle avec son père, transformée en arbre à myrrhe, dont l’écorce fendue a donné naissance au bien-aimé d’Aphrodite et de Perséphone.
Évangiles : la myrrhe est l’un des cadeaux apportés à l’enfant Jésus par les trois rois mages ; elle reparaît à sa mort lorsque Marie-Madeleine – sainte patronne des parfumeurs – la porte au sépulcre pour l’embaumer. La myrrhe a l’amertume des larmes.

La myrrhe était également brûlée comme l’encens en offrande aux dieux et comme l’encens, son essence mythique est liée à la combustion. D’après Pline, les deux résines étaient récoltées en Arabie au lever de Sirius, l’étoile la plus brillante de la constellation du Chien, autrement dit en pleine canicule. Elles étaient donc considérées comme les substances les plus en affinité avec le soleil et, étant les moins humides, les plus pures et incorruptibles (consulter, à ce sujet, Les Jardins d’Adonis de Marcel Détienne).

C’est à la nature combustible de la myrrhe que s’adresse Pierre Guillaume dans Myrrhiad. Là où les aldéhydes l’illuminent de l’éclat d’un vitrail dans La Myrrhe de Lutens, ou les baumes de la Myrrhe Ardente de Goutal jouent sur sa douceur, Myrrhiad la soumet à l’opération alchimique de la calcinatio. La légère note fumée/brûlée qui unit ses différents matériaux pourrait d’ailleurs bien se situer à l’intersection de l’amer (mrr) et du sucré (le caramélisé). Ce qui, bien sûr, l’inscrit dans le registre privilégié de Pierre Guillaume (le parfum, lorsqu’il n’est pas entièrement dicté par le marketing, est toujours le produit de la rencontre entre ce que des matériaux disent, et ce qu’ils disent au parfumeur).

Pierre Guillaume exploite les différentes facettes de la myrrhe en les sertissant dans des matériaux qui les font ressortir : la vanille (baumée, médicinale, boisée) et la réglisse (baumée, coumarinée/amandée, boisée, caramélisée, anisée). Mais c’est en leur ajoutant une touche inédite d’absolue de thé noir qu’il ressuscite le fond le plus archaïque de la myrrhe…

Le fumé du thé noir évoque la fumée des résines brûlées en offrande aux dieux. Ses facettes brûlées/goudronnées, intensifiant les aspects les plus sombres de la vanille et de la réglisse, tirent le parfum vers un effet de cuir et, par conséquent, vers l’usage de la myrrhe dans les opérations d’embaumement – qui est, après tout, une espèce de tannage (je suis redevable à Octavian Coifan, qui est souvent revenu sur la question, de cet éclairage). 

Heureusement, cette connotation funèbre ne joue dans le parfum qu’au niveau inconscient. Pour celui ou celle qui le porte, Myrrhiad est une potion douce et sombre qui se fond dans la tiédeur d’une peau vivante, comme si elle était exsudée par les pores plutôt que vaporisée. Son sillage reste un peu discret, ce qui est curieux pour des notes aussi puissantes concentrées à 15% ; il est tenace, et d’un développement relativement peu complexe. Au gré de son évolution, la réglisse qui prédomine en tête s’estompe lentement pour céder à un fond plus myrrhe ; les facettes mousse/champignon de la myrrhe n’apparaissent pas, du moins sur ma peau. Jusqu’à la fin, il joue sur la limite du comestible sans jamais tourner au gourmand.
Ce n’était sans doute qu’une question de temps avant que le plus beau des parfumeurs français s’intéresse aux larmes de la mère d’Adonis… Elle a de quoi être fière.

Myrrhiad sera lancé en octobre.

Illustration: "Le réveil d'Adonis" par John Waterhouse Williams


14 commentaires:

  1. J'ai beaucoup accroché à cette nouveauté lorsque je l'ai senti il y a trois semaines. C'est même celle que j'ai préféré de toute la collection Huitième Art. Plus vrais, plus vivant, plus sensible... je ne sais pas. Peut être aussi plus proche de mes attentes en terme de parfumerie. Mais c'est une bien belle sortie!
    Excellente semaine Denyse!

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  2. Patrice, je n'ai pas testé sur peau les autres parfums de la collection, je les ai juste sentis dans leurs petits godets, mais je dirais également, à vue de nez, que Myrrhiad est mon préféré. Huitième Art est un très beau projet en tous cas.
    Et bonne semaine à vous aussi!

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  3. Tres beau texte. La référence a la "rencontre fortuite" est bien trouvée et me rappelle d'ailleurs la démarche de Lutens/Sheldrake, peut-etre ceux qui ont porté cette idée à son comble ( dans ses Hermessence, Elléna s'en rapproche parfois mais dans un registre disons plus "naturaliste" ou en tout cas moins surreel, les rencontres y étant moins fortuites).
    P.S.: à bientôt un texte sur de profundis? j'attends impatiemment votre analyse de ce parfum déjà controversé que je ne pourrai sentir de sitôt.

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  4. Merci Dali. Je crois que cette "rencontre fortuite" est déjà contenue dans les matériaux eux-mêmes, cela m'a frappée tout d'un coup au dernier Salon des Matières Premières... Cela dit, je ne sais pas toujours comment agit le "fortuit" dans les compositions: hasard, sans doute pas. Fortune? Sans doute. Intuition, sûrement.
    Quant à De Profundis, j'étais sur le point d'y venir quand mon attention a été détournée par un parfum plus ancien qui, par certains éléments, m'y a fait penser...

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  5. ( petite note: je confirme que myrrhe se dit toujours mrr en arabe contemporain qui comme vous le dites signifie amer. ce qui m'intriguait toujours avant d'avoir effectivement senti la myrrhe ou en tout cas la fumée de la myrrhe sous forme d'encens qu'une amie achète du yemen.)

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  6. Merci encore pour cette précision! Je ne suis pas arabophone et me suis donc appuyée sur le Dictionnaire historique du Grand Robert... J'ai ensuite navigué assez longuement dans diverses versions des Evangiles où l'on offre à Jésus, lors de son arrivée au Golgotha, du vin mêlé soit de myrrhe, soit de bile (selon qu'il s'agisse de Marc ou de Mathieu). Avant de renoncer à intégrer ce développement qui nous menait trop loin de Myrrhiad...

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  7. Vous revoilà Denyse ! J'en suis ravie ! Bonne et Belle rentrée.
    Elise

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  8. Elise, eh oui, j'avais besoin d'une pause après avoir bouclé mon manuscrit... 18 mois d'écriture non-stop par-dessus des centaines de pages de traduction et d'autres projets... Voilà, c'est reparti!

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  9. Bonne rentrée Denyse, ravie de vous lire à nouveau. Et merci pour cet article, Myrrhiad m'intrigue.
    Narriman

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  10. Bonsoir Denyse,

    Merci pour ce bel article. Je ne suis pas un fan du travail de Pierre Guillaume, mais tu m'as donné envie de sentir celui-ci.

    Et contente de ton retour.

    VH

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  11. Narriman, merci... Après 18 mois d'écriture, j'ai eu un petit coup de mou, normal!

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  12. VH, je n'ai pas eu l'occasion de porter tout ce que Pierre Guillaume a fait, il est bien trop prolifique, mais c'est un parfumeur intéressant à suivre, qui n'a pas froid aux yeux et ose des accords souvent originaux. J'ai re-senti son Felanilla il y a quelques jours, excellent.

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  13. Encore un très bel article littéraire sur un parfum qui m'a fascinée tout à l'heure chez "Sens unique"!
    Ravie d'avoir pu vous croiser "en vrai" après deux ans de lecture assidue de votre blog!!!
    Cannelle-Vanille

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  14. Cannelle-Vanille, je suis ravie aussi d'avoir fait votre connaissance!

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