jeudi 5 juin 2008

Le mythe de la myrrhe



« Théias, roi d’Assyrie, avait une fille nommée Smyrna (ou Myrrha). Aphrodite la prit en haine, car Smyrna négligeait de lui rendre hommage. Elle inspira à la jeune fille un amour passionné pour son père. Avec l’aide de sa nourrice, Smyrna réussit, en trompant son père, à coucher avec lui, douze nuits de suite. Quand Théias comprit ce qu’il avait fait, dégainant son poignard, il se lança à la poursuite de Smyrna. Théias allait l’atteindre quand elle supplia les dieux de la rendre invisible. Ils en eurent pitié et la métamorphosèrent en un arbre appelé smurna (ou murrha), l’arbre à myrrhe. Neuf mois plus tard, l’écorce de l’arbre se brisa et il en sortit l’enfant qu’on appelle Adonis. Il était si beau, alors qu’il était tout jeune, qu’Aphrodite le cacha dans un coffre pour le dérober aux regards des dieux et le confia à Perséphone. À peine celle-ci eut-elle aperçu Adonis qu’elle refusa de le restituer à Aphrodite. Zeus fut chargé d’arbitrer le conflit ; il divisa l’année en trois parts : Adonis en passerait seul un tiers ; Perséphone en recevrait un autre ; le dernier serait pour Aphrodite. Mais Adonis accorda en plus à cette déesse sa part propre. Plus tard, au cours d’une chasse, Adonis périt sous les coups d’un sanglier. »

Panyassis d’Halicarnasse (5ème siècle av. J.C.), cité par Marcel Détienne.


Ainsi naît et meurt Adonis, l’amant-parfum, issu de la pire des transgressions sexuelles, l’inceste, aimé dès le berceau par deux déesses qui se le disputent, mort stérile à l’orée de l’âge d’homme comme tous ceux qui s’adonnent trop, et trop tôt, aux plaisirs des sens…
Dans Les Jardins d’Adonis, le remarquable ouvrage qu’il consacre au mythe d’Adonis et à l’usage des aromates, l’historien Marcel Détienne souligne l’ambiguïté de la perception du parfum dans la Grèce antique.

D’une part, les aromates, substances incorruptibles qui se consument tout entières dans le feu – et donc, à l’antithèse des chairs mortelles des hommes et des animaux, ou de la substance putrescible des plantes -- établissent un pont entre le monde terrestre et celui des dieux. Les plus précieuses d’entre elles, encens et myrrhe, sont en effet offertes aux puissances de l’Olympe lors des sacrifices : les immortels se délectent de leur odeur divine, si proche de celle qu’ils répandent…
D’autre part, lorsqu’ils sont utilisés à des fins de séduction, ces aromates basculent du côté de la négativité. Les femmes qui s’en parent pour affoler les sens de leurs amants usent de tromperie ; en mimant la beauté divine, elles détournent les aromates de leur fonction première et épuisent l’énergie sexuelle de leurs partenaires. Les époux qui en usent commettent un acte pervers, puisqu’il déborde du côté de la lascivité, alors que le mariage a pour but de produire des héritiers légitimes, et non de détourner les hommes de leurs devoirs civiques et religieux... Les courtisanes, les concubines et les prostituées qui s’en parent – et qui, elles, ne peuvent avoir d’issue légitime – se situent, comme Adonis, du côté de la stérilité. Les rites par lesquels elles rendent hommage au demi-dieu le soulignent. Lors des Adonies, ces femmes et leurs amants ou clients plantent de petits jardins dans des pots ou des paniers, qu’elles exposent au soleil en pleine canicule, dans une sorte d’inversion des rites de fécondité de la terre. Ces plantes vite poussées meurent aussitôt, et les jardins d’Adonis, flétris, sont jetés dans l’eau stérile des fontaines ou de la mer. Ce rite se double d’une simulation de récolte des aromates, descendus des toits par des échelles et brûlés dans des fêtes bien arrosées, où tous les excès de la chair sont permis, recherchés.

La myrrhe est donc une substance paradoxale, à la fois incorruptible et corruptrice, sacrée et périlleuse, dont la naissance est marquée par une transgression maximale aboutissant à une mort tragique. Dans Les Jardins d’Adonis, Marcel Détienne ne manque d’ailleurs pas de souligner que le sang versé par l’amant parfumé, blessé mortellement par un sanglier, a teinté de rouge les anémones… fleurs sans parfum.

Le parfum utilisé à des fins de séduction – le parfum d’Adonis -- est donc, dès la naissance de la culture occidentale, affecté d’une connotation négative. Le christianisme la reprendra à son compte, contrairement à l’Ancien Testament où figurent largement les amants délicatement parfumés. L’ambiguïté persistera tout au long de l’histoire, et l’anathème n’a jamais tout à fait disparu ; il semble même en voie de recrudescence – qu’on songe à la vague d’interdictions de porter du parfum qui sévit dans certains bureaux américains, voire dans les édifices publics de villes entières comme Halifax, au Canada. Il n’est pas interdit de voir dans ce puritanisme qui se cache sous des oripeaux médicaux – celui des « sensibilités chimiques multiples » -- une lointaine réminiscence de la méfiance des anciens Grecs envers les artifices de la séduction…
Image: L'accouchement de Myrrha, Plat en majolique (XVIe s)Paris, musée du Petit-Palais, courtesy http://www.mediterranees.net/

2 commentaires:

  1. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  2. Bel article, belle histoire ! L'or se doit aux rois, l'encens aux dieux, la myrrhe à l'homme.

    Un poème dramatique recoupe tous les thèmes Myrrha et l'inceste, Aphrodite, la chasse mortelle, Arès et le sanglier, voici des extraits

    http://www.youtube.com/watch?v=yEZJAyGSDcQ

    http://www.youtube.com/watch?v=jBESW-mOwrg

    http://www.youtube.com/watch?v=4SD-tPJuqUo

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