Est-ce un hasard si l’un des premiers parfums à s’être extraits de la gangue des recettes d’apothicaire, le seul qui ait été continûment fabriqué depuis son lancement en 1889, ait si longtemps hésité sur son genre que son sexe reste encore déterminé ? Un peu, en quelque sorte, comme la tour Eiffel née la même année, phallique dans son élancement, féminine dans sa base qui évoque le porte-jarretelles (un mythe urbain tenace veut que Gustave Eiffel s’en soit inspiré pour le dessin de la tour).
On ne sait toujours pas à ce jour si le Jicky de Guerlain a été d’abord destiné aux hommes ou aux femmes : l’époque hésitait encore à cibler un marché, alors que jusque-là, toutes les senteurs étaient indifféremment partagées.
Même son nom participe de cet hermaphrodisme originel : ce serait tout à la fois le surnom de Jacques, neveu et assistant de son créateur Aimé Guerlain, et celui d’une petite Anglaise que ce dernier aurait demandée en mariage lors de ses études en Grande-Bretagne, et que sa famille lui aurait refusée. Aimé Guerlain, en souvenir d’elle, raconte-t-on, ne se serait jamais marié…
Dans ses Parfums de Légende, Michael Edwards se penche longuement sur l’hésitation qui entoure la naissance de Jicky. D’après Philippe Guerlain, qu’il cite, « Jicky était un parfum si révolutionnaire qu’il semblait plus masculine à Gabriel [Guerlain, chargé de la commercialisation des produits], le frère d’Aimé. Jicky était un rien plus dur que les notes fleuries douces de l’époque. (…) Certainement aussi, la teinte bleue, la forme stricte aux lignes sévères et droites du flacon d’origine suggèrent qu’il fut pensé pour un homme. » Cependant, les hommes rechignaient, semble-t-il, à accepter ce parfum. « Quand ils réalisèrent que Jicky était trop moderne pour les hommes, ils décidèrent de le faire passer dans le domaine féminin », ajoute Philippe Guerlain.
Il est intéressant que la question de l’attribution sexuelle de Jicky tourne autour de la modernité de cette senteur abstraite : si l’abstraction, c’est-à-dire l’absence de représentation d’une odeur n’existant pas dans la nature, n’était pas radicalement nouvelle, le prédécesseur de Jicky, Fougère Royale d’Houbigant (1881), portait encore un nom « naturel », même s’il était tout à fait fantaisiste – la fougère n’a pas d’odeur. Alors que le nom de Jicky ne renvoyait à aucune référence odorante.
Qui, donc, des hommes ou des femmes, serait prête à adopter cette modernité ? « Ce ne fut qu’en 1912 que les magazines féminins commencèrent à chanter ses louanges », précise Colette Fellous, auteur d’un ouvrage sur Guerlain (éditions Denoël, 1989), toujours citée par Parfums de Légende. Ce sont donc les femmes, entre temps éduquées par d’autres grands abstraits fortement saturés de matières synthétiques comme L’Origan de Coty (1905), Après l’Ondée (1906) ou L’Heure Bleue de Guerlain (1912), sont prêtes à se lancer dans de nouveaux territoires olfactifs – tout comme, côté mode, elles entament leur révolution. Poiret leur a déjà fait tomber le corset, et la révolution Chanel point déjà à l’horizon, tandis que les hommes restent désespérément engoncés dans des costumes hérités du 19ème siècle…
Hommes et femmes ne cesseront cependant pas de se partager Jicky : tout parfum pouvant être porté à la fois par Sean Connery et Brigitte Bardot, Roger Moore et Jacqueline Kennedy Onassis, témoigne soit d’une franche confusion dans son identité sexuelle, soit d’une rare harmonie – on penche pour la dernière hypothèse : Jicky est du sexe des anges qui, comme chacun sait, n’en ont pas.
Comme le Seraphitus/Seraphita de Balzac qu’évoque Luca Turin dans son premier Guide à son sujet, le sexe de Jicky ne cesse à ce jour d’osciller. Depuis sa naissance, l’association de la lavande et de la coumarine, la note aromatique du romarin, la rondeur verte et lactée du géranium sont des accords souvent utilisés dans la parfumerie masculine. Mais la richesse du cœur de jasmin et de rose, la gourmandise de la vanilline, du benjoin aux accents de cannelle et de l’opoponax un peu fumé lui confèrent un arrondi, une ampleur qui le font échapper à toute classification…
Évidemment, Jicky n’a pas pu traverser plus d’un siècle sans subir quelques modifications, ne serait-ce que parce que les matières animales utilisées à l’époque (la civette, et certainement le musc comme fixatif, même s’il n’est pas listé dans les notes) ne sont plus disponibles. Je possède un flacon qui date probablement de l’avant-guerre (il n’est pas indiqué « parfum » sur l’étiquette, ce qui est le cas dans les compositions d’après-guerre, au moment où l’on lance des eaux de toilette et des eaux de Cologne dans la même gamme). L’odeur a miraculeusement survécu aux années : j’ai donc pu la comparer à un parfum moderne, qui reste aussi fidèle que possible, heureusement, à la composition d’origine. L’ancien, comme presque toujours, possède un lié et une profondeur que seul peut conférer l’usage du musc naturel qui met toute les notes en relief. La qualité de la lavande semble être un peu différente. La vraie civette qui, très diluée, n’est plus fécale mais florale, apporte des relents fortement animaux que le marché contemporain ne considérerait plus acceptables.
On ne sait toujours pas à ce jour si le Jicky de Guerlain a été d’abord destiné aux hommes ou aux femmes : l’époque hésitait encore à cibler un marché, alors que jusque-là, toutes les senteurs étaient indifféremment partagées.
Même son nom participe de cet hermaphrodisme originel : ce serait tout à la fois le surnom de Jacques, neveu et assistant de son créateur Aimé Guerlain, et celui d’une petite Anglaise que ce dernier aurait demandée en mariage lors de ses études en Grande-Bretagne, et que sa famille lui aurait refusée. Aimé Guerlain, en souvenir d’elle, raconte-t-on, ne se serait jamais marié…
Dans ses Parfums de Légende, Michael Edwards se penche longuement sur l’hésitation qui entoure la naissance de Jicky. D’après Philippe Guerlain, qu’il cite, « Jicky était un parfum si révolutionnaire qu’il semblait plus masculine à Gabriel [Guerlain, chargé de la commercialisation des produits], le frère d’Aimé. Jicky était un rien plus dur que les notes fleuries douces de l’époque. (…) Certainement aussi, la teinte bleue, la forme stricte aux lignes sévères et droites du flacon d’origine suggèrent qu’il fut pensé pour un homme. » Cependant, les hommes rechignaient, semble-t-il, à accepter ce parfum. « Quand ils réalisèrent que Jicky était trop moderne pour les hommes, ils décidèrent de le faire passer dans le domaine féminin », ajoute Philippe Guerlain.
Il est intéressant que la question de l’attribution sexuelle de Jicky tourne autour de la modernité de cette senteur abstraite : si l’abstraction, c’est-à-dire l’absence de représentation d’une odeur n’existant pas dans la nature, n’était pas radicalement nouvelle, le prédécesseur de Jicky, Fougère Royale d’Houbigant (1881), portait encore un nom « naturel », même s’il était tout à fait fantaisiste – la fougère n’a pas d’odeur. Alors que le nom de Jicky ne renvoyait à aucune référence odorante.
Qui, donc, des hommes ou des femmes, serait prête à adopter cette modernité ? « Ce ne fut qu’en 1912 que les magazines féminins commencèrent à chanter ses louanges », précise Colette Fellous, auteur d’un ouvrage sur Guerlain (éditions Denoël, 1989), toujours citée par Parfums de Légende. Ce sont donc les femmes, entre temps éduquées par d’autres grands abstraits fortement saturés de matières synthétiques comme L’Origan de Coty (1905), Après l’Ondée (1906) ou L’Heure Bleue de Guerlain (1912), sont prêtes à se lancer dans de nouveaux territoires olfactifs – tout comme, côté mode, elles entament leur révolution. Poiret leur a déjà fait tomber le corset, et la révolution Chanel point déjà à l’horizon, tandis que les hommes restent désespérément engoncés dans des costumes hérités du 19ème siècle…
Hommes et femmes ne cesseront cependant pas de se partager Jicky : tout parfum pouvant être porté à la fois par Sean Connery et Brigitte Bardot, Roger Moore et Jacqueline Kennedy Onassis, témoigne soit d’une franche confusion dans son identité sexuelle, soit d’une rare harmonie – on penche pour la dernière hypothèse : Jicky est du sexe des anges qui, comme chacun sait, n’en ont pas.
Comme le Seraphitus/Seraphita de Balzac qu’évoque Luca Turin dans son premier Guide à son sujet, le sexe de Jicky ne cesse à ce jour d’osciller. Depuis sa naissance, l’association de la lavande et de la coumarine, la note aromatique du romarin, la rondeur verte et lactée du géranium sont des accords souvent utilisés dans la parfumerie masculine. Mais la richesse du cœur de jasmin et de rose, la gourmandise de la vanilline, du benjoin aux accents de cannelle et de l’opoponax un peu fumé lui confèrent un arrondi, une ampleur qui le font échapper à toute classification…
Évidemment, Jicky n’a pas pu traverser plus d’un siècle sans subir quelques modifications, ne serait-ce que parce que les matières animales utilisées à l’époque (la civette, et certainement le musc comme fixatif, même s’il n’est pas listé dans les notes) ne sont plus disponibles. Je possède un flacon qui date probablement de l’avant-guerre (il n’est pas indiqué « parfum » sur l’étiquette, ce qui est le cas dans les compositions d’après-guerre, au moment où l’on lance des eaux de toilette et des eaux de Cologne dans la même gamme). L’odeur a miraculeusement survécu aux années : j’ai donc pu la comparer à un parfum moderne, qui reste aussi fidèle que possible, heureusement, à la composition d’origine. L’ancien, comme presque toujours, possède un lié et une profondeur que seul peut conférer l’usage du musc naturel qui met toute les notes en relief. La qualité de la lavande semble être un peu différente. La vraie civette qui, très diluée, n’est plus fécale mais florale, apporte des relents fortement animaux que le marché contemporain ne considérerait plus acceptables.
Une commentatrice du forum MakeupAlley a dit un jour, très drôlement, que pour elle, c’était « comme si un chat avait chié dans une touffe de lavande » -- et elle parlait du parfum actuel. C’est dire à quel point Jicky, jugé trop moderne lors de son lancement, reste inconvenant aujourd’hui précisément parce qu’il se rattache à une tradition mourante de la parfumerie classique : celle d’inclure des notes « sales » qui transforment le sent-bon en composition alchimique, de permettre à la puanteur, distillée en dose infime, d’enrichir la suavité des fleurs et des aromates.
Image: Renée Vivien et Natalie Clifford Barney, courtesy The Renée Vivien Page
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