samedi 12 juillet 2008

L’empire odorant du duende (I) : le chant du jasmin




Le jasmin me fait peur. Le jasmin est trop beau. Le jasmin me fait pleurer, lorsque je passe sous un buisson ruisselant ses étoiles hors des murs d’un jardin clos, peut-être parce qu’il sent le sud perdu par mon ancêtre marrane, lorsqu’il a fui l’Inquisition espagnole après la chute de la douce, savante et méditative Cordoue. A-t-il eu le temps d’en emporter un brin ?

Le jasmin revient me hanter, me faire pleurer ces beautés des nuits d’été d’Al-Andalus, qu’il me promet tout en me les dérobant : ces pleurs à la beauté son l’essence même de ce que les Andalous appellent le duende si bien chanté par le poète Federico Garcia Lorca. Une beauté intense au bord de sa propre mort, qui nous appelle, nous déchire, nous laisse pantelant…

Tous les arts sont capables de faire apparaître le duende (démon intérieur), mais là où il rencontre le plus d’espace, là où il est le plus naturel, c’est dans la danse et dans la poésie récitée, car elles demandent un corps vivant qui interprète, elles sont des formes qui naissent et meurent de façon perpétuelle et soulèvent leurs contours sur un présent précis. Avec les mots, on dit des choses humaines. Avec la musique, on exprime ce que personne ne connaît ni ne peut définir, mais qui existe plus ou moins fortement en chacun de nous. La musique est l’art pas nature. On pourrait dire que c’est le champ éternel des idées.”

Or toute cette pensée du duende ne pourrait-elle s’appliquer au parfum, art porté par le corps d’une beauté toujours sur le point de s’évanouir, de disparaître physiquement, de ne laisser qu’une brève empreinte sur les corps et dans la mémoire ?
La fleur même n’est-elle pas une manifestation du duende lorsqu’elle touche l’âme par la brièveté de son existence flamboyante, lançant ses derniers effluves un peu gras dans les chevelures moites et dans le sillon des seins, là où on l’a plantée dans un décolleté ?


"Un soir, la Niña de los Peines jouait avec sa voix d’ombre, avec sa voix d’étain fondu, avec sa voix couverte de mousse et l’enroulait à sa chevelure. Soudain elle se leva comme une folle pour chanter, sans voix, sans souffle, sans nuances, la gorge en feu, mais avec duende. Elle avait réussi à jeter bas l’échafaudage de la chanson, pour livrer passage à un démon furieux et dévorant, frère des vents chargés de sable, sous l’empire de qui le public lacérait ses habits.La Niña de los Peines dut déchirer sa voix, car elle se savait écoutée de connaisseurs difficiles qui réclamaient une musique pure, avec juste assez de corps pour tenir en l’air. Elle dut réduire ses moyens, ses chances de sécurité - autrement dit, elle dut éloigner sa muse et attendre, sans défense, que le duende voulût bien venir engager avec elle le grand corps à corps. Mais alors comme elle chanta ! Sa voix ne jouait plus, sa voix, à force de douleur et de sincérité, lançait un jet de sang.”

Je connais ces parfums de duende. Ils chantent de la voix voluptueusent enrouée du jasmin et de la fleur d'oranger.

La suite: Jasmin de Nuit de The Different Company.

Les traductions du texte de Lorca, Conférence sur la théorie du jeu et du duende, 1930, sont repris sur ce blog du Monde.

Image: La danseuse de flamenco Carmen Amaya, photo Serge Lido, collection de la Cinémathèque de la danse, Paris.

8 commentaires:

  1. Quel joli texte, je ne le connaissais pas. Le démon intérieur... une bien belle expression, le démon interieur peut 'il engendrer du mal ou du bien? Il est le bien quand il reflete la passion , la poesie et la beauté. Il est le mal quand il est poussé a outrance et entraine peur, violence et mal être.
    J'ai beaucoup de mal avec le jasmin, il y a un côté repulsion/ attraction pour moi (ainsi que la tubereuse), par contre, j'adore la fleur d'oranger.
    Mon démon, mes demons interieurs... cela laisse songeur, le parfum ? oui ça l'a été une grande periode de ma vie, periode de frenesie de decouvertes il y a longtemps, mais le demon s'est calmé, j'aime sentir mais plus avec autant de passion, j'apprecie calmement, simplement ce qui est beau.
    Mes demons etaient aussi la danse que j'ai pratiqué longtemps, recemment j'avais commencé un petit blog perso de poesie sur les parfums (en me basant sur un parfum et developpant ensuite), mais ce petit demon s'est calmé ...deja....le demon interieur peut 'il s'endormir pour se reveiller un jour...serait 'il une belle au bois dormant?
    merci pour ce bel article

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  2. Vero cara,

    This is the very problem - je pense - that you were working out in Rubj. The toreador/bull dance of Egyptian jasmine and Moroccan orange blossom...

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  3. Véro, le démon auquel fait allusion Lorca est, je crois, le daïmon des anciens Grecs, le "génie" familier qui soufflait ses réponses à Socrate, son guide, son inspiration, dirions-nous peut-être aujourd'hui. Sans forcément de connotation de bien ou de mal.
    J'espère que le démon de la poésie se réveillera en vous: écrire, c'est toujours bien.

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  4. C., I also think that Rubj has something to do with Duende, but the commenter above isn't Vero Kern (who does read, without commenting), but another, French Véro!
    I'll be moving on to Rubj sometime soon -- the bullfighting metaphor is very apt.

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  5. merci beaucoup carmencanada, je ne le savais pas. Pour la poesie, ça reviendra peut etre...au plaisir de vous lire

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  6. Quel bel poste! J'adore cette théorie de duende de parfum; sa charme, n'est elle pas, en partie, dans son carachtère passager et dans le fait qu'il a besoin d'un peau pour être? Et quand c'est ta propre peau qui le fait fleurir, il y a t'il une telle beautée?
    Et le jasmin... j'imagine que nous avons tous un note dont on peut parler de cette manière. Moi, ça n'est pas le jasmin, mais je peux m'identifier avec ce que tu écris. Trop beau...
    Encore, bravo!
    xxx

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  7. LisaCarol, oui, le parfum a besoin de la peau pour vraiment exister, il meurt quand il se donne (et malheureusement, ce n'est pas toujours une ressource renouvelable). C'est un part de sa beauté...

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