lundi 20 janvier 2014

Magnolia Grandiflora de Sandrine Videault et Michel Roudnitska: fleurs au coeur


À moins de reproduire des matrices conçues pour des « fleurs de parfumeurs » -- la tubéreuse de Fracas, le gardénia de Ma Griffe, etc. – traduire l’odeur réelle d’une fleur en parfum n’est pas une mince affaire. Plusieurs ne fleurissent que pendant une courte période : les parfumeurs n’ont donc que quelques semaines, parfois moins, pour se mettre le nez dedans. Dans les grands labos, des scientifiques peuvent les appuyer par des foules d’analyses : captures headspace de la fleur à différents moments de la journée, de son cycle de vie, ou dans divers terroirs ; analyses spectrographiques ou chromatographiques de l’huile essentiel ou de l’absolue, etc. C’est de là que Dominique Ropion est parti, par exemple, pour affranchir la tubéreuse de Fracas dans Carnal Flower. Pour tomber sur un second problème : comment transformer cette odeur en parfum. Il a dû modifier sa représentation réaliste de la fleur – maintenant disponible en bougie – sans trop altérer sa forme olfactive.

Le magnolia de Sandrine

 

Sandrine Videault s’est coltinée ces problèmes en créant Magnolia Grandiflora, à cela près qu’elle n’avait pas une équipe de scientifiques à sa disposition. Son magnolia, si mes souvenirs sont bons, était à l’origine censé être un parfum d’ambiance et/ou une bougie. La propriétaire de Grandiflora, la fleuriste australienne Saskia Havekes, est tombée si amoureuse de sa création qu’elle a décidé de lancer sa propre marque de parfum (pour une fleuriste, ça tombait sous le sens).

Au premier abord, l’odeur du magnolia n’a pas l’air bien sorcière : citronnée, rosée, fleur blanche un peu savonnette. Comment la transposer en parfum qui évolue au fil des heures en disant « magnolia » à tous les stades de son évolution ? Voici ce que Sandrine écrivait pour le dossier de presse :

Les premiers pas étaient d’écrire la base de la fleur. Son interprétation forme le corps de la construction du parfum. Progressivement, en portant ce corps olfactif, j’ai joué avec les différentes facettes olfactives qui font la singularité du Magnolia Grandiflora. Par exemple, c’est peut-être la première fois que je détecte un accord chypré dans une fleur. Je ne savais pas que cela existait dans la nature. Pour moi, c’était la chose la plus importante à dire à propos de ce Magnolia. Bien sûr, cette fleur sent le citron, et évoque aussi une certaine humidité, mais il y a également des notes fruitées de melon, de pastèque, de terre. J’ai consulté Saskia pour me rappeler la forme du parfum de cette fleur, c’était facile de suivre les tangentes et de se laisser hypnotiser par les nuances. L’aventure du Magnolia Grandiflora est écrite dans le parfum. 

Sandrine a œuvré à ce portrait floral pendant deux ans et demi. Au cours des derniers mois de son existence, elle a perfectionné la formule de mémoire afin de préserver la limpidité de sa vision plutôt que de s’égarer dans les méandres des « mods » -- pour elle, comme pour son mentor Edmond Roudnitska, la parfumerie était cosa mentale, pour reprendre l’expression de Léonard de Vinci.

Le résultat est d’autant plus précieux que c’est le dernier parfum que nous offrira cette artiste férocement indépendante. Son Manoumalia a autant d’admirateurs que de détracteurs. Magnolia Grandiflora Sandrine lui est diamétralement opposé : autant le premier est entêtant comme une chair blette dans la chaleur tropicale, autant le second est scintillant, délicat, serein. Parfois même trop discret – un fantôme évanescent de fragrance qu’on saisit du coin du nez au gré d’un mouvement ou d’une brise.

Une giclée pimpante de pamplemousse poivrée qui scintille sur un pétale soyeux, comme des gouttes de rosée. Une sève florale ronde sucrée aqueuse, percée par l’amertume du pamplemousse. Le sillage, me dit-on, est très rosé. De près, une sensation saisissante de naturalité : on n’est pas que dans la fleur, mais dans l’air moite et perlé d’un été naissant qui porte son parfum, dans la terre chauffée où pousse l’arbre. Ce portrait de fleur est aussi un paysage : le Diorissimo de Sandrine Videault.

Le magnolia de Michel



L’interprétation de Michel Roudnitska est très différente. Comme je le racontais en annonçant le lancement, il a rencontré Saskia Havekes lors du voyage en France de celle-ci pour le lancement de Magnolia Grandiflora à Paris. Elle en a profité pour se rendre à Cabris, près de Grasse, où le concentré du parfum est fabriqué par Accords et Parfums, société-sœur de celle fondée par Edmond Roudnitska, Art et Parfum. Ces deux sociétés sont situées dans le domaine des Roudnitska, Saint-Blanche, où Michel habite.

C’est lors de cette visite que Michel a tiré d’un placard un flacon enrobé de papier journal, pour montrer à Saskia le parfum que lui a inspiré le magnolia planté par son père, un parfum qu’il connaît depuis son enfance et qui l’a toujours fasciné. Saskia a fini par succomber à la tentation d’offrir également cette version, si différente mais si intimement liée à la première, puisqu’elles sont toutes deux enracinées dans l’histoire de Sainte-Blanche où les deux parfumeurs ont fait leurs premiers pas dans leur art…

Le style de Michel Roudnitska, pour être subtil, n’en est pas moins assez maximaliste. Sans vouloir jouer les psys de salon, on peut comprendre qu’il n’ait pas été enclin à reproduire l’esthétique de son père. Il a sans doute été fortement influencé par ses longues années à Tahiti : c’est particulièrement perceptible dans ses floraux pour Parfums DelRae, notamment son Amoureuse éperdument sensuelle et tropicale. Émotionnelle, son interprétation du parfum de sa mère – le futur Parfum de Thérèse – est tout aussi riche et haute en couleur.

Rien d’étonnant, donc, à ce que Magnolia Grandiflora Michel soit le portrait de la fleur à l’apogée de son épanouissement, avec ses pétales cireux prêts à éclater sous le moindre choc. La version de Michel est plus capiteuse, mais aussi plus terreuse et plus boisée que celle de Sandrine, ancrée dans le vétiver et le patchouli. On décèle aussi une touche vanillée : cette crème de magnolia est presque comestible. La fleur a de la mâche.

Les deux parfums sont très beaux. Je dirais même qu’ils sont sincères. Comme leurs auteurs, créateurs pour qui la conception de leur art n’a jamais admis les compromis du marché. Saskia Havekes a beaucoup de chance d’avoir débuté dans le monde du parfum avec de telles compositions. Et les amoureux du parfum la remercient – ainsi que l’irremplaçable Michael Edwards, qui a piloté le projet et présenté Sandrine à Saskia – de les avoir offert au monde.

Magnolia Grandiflora est disponible chez Colette (qui bizarrement n'affiche que la version Michel sur son site de vente en ligne...)

Photos: Imogen Cunningham

4 commentaires:

  1. Voilà de quoi me motiver à bouger mes grosses fesses jusque chez Colette !

    Merci Denyse pour ces textes qui respirent la justesse.

    J.

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  2. Il faut en effet un peu de motivation pour aller là... mais ça vaut le coup, pour le coup. Et merci à toi!

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  3. Jicky au rapport pour Caporal Grain de Musc !

    J'y suis allé cet après-midi, j'ai donc assez peu de recul sur les deux parfums, en tout cas j'ai été très séduit. Bon, en même temps ils jouent sur une famille que j'apprécie particulièrement : les floraux verts et aériens, mais loin de l'insipidité.
    J'ai testé les deux sur peau.

    Le magnolia de Sandrine a peut être ma préférence, il a une luminosité et un craquant que j'apprécie vraiment, j'y vois presque un Jour d'Hermès un poil plus centré sur un thème, plus pyramidal aussi (tête verte rhubarbe croquante vaguement citronnée, cœur floral, fond boisé aérien) mais il est traversé par des éclats presques salés, marins sans l'être. La réflexion sur le chypre est intéressante. J'ai certains accords chyprés modernes que je vois associés à des notes salées, il va falloir que j'approfondisse ça tiens... (Je pense à des effets du bois d'ascèse de Naomi Goodsir par exemple).

    Et le Michel envoit plus du pâté. Il est clairement plus charnel avec une qualité de fleurs blanches incroyable un beau jasmin animalisé, à la fois vert, blanc et sombre, un peu terreux mais relevé. Néanmoins, sur peau il parvient à se poser, devenir beaucoupl plus doux, caressant. J'ai même eu la facette florale blanche rosée que j'aime beaucoup dans le Madame de Gaultier (juste cette facette hein), qui donne la luminosité au parfum. Sur mouillette, il tire plus son lot (ça se dit ça ?) que le Sandrine, mais si le Sandrine est un peu moins transgressif, je lui trouve une tendresse qui a plus d'échos chez moi...

    Bref, de belles découvertes (mais trop chères pour moi hélas, j'espère que ce ne sont pas des éditions limitées, histoire que quand l'envie me prends, on puisse aller les sentir)

    Fin du rapport, chef !
    J.

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  4. Jicky, merci mille fois de cette analyse détaillée! En effet, cette note salée est très intéressante, il me semble que c'est une avenue à explorer pour les parfumeurs(on pressent un petit frémissement de ce côté-là). Et je suis d'accord, le Sandrine est plus tendre. Je dirais même élégiaque...

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