mercredi 10 novembre 2010

Mon cours au London College of Fashion et autres vignettes olfactives d’Outre-manche…



Crevée ? À votre avis? Entre dix heures de cours intensif en deux jours, des dîners tous les soirs avec mes amis londoniens, mes rendez-vous chez mon éditeur et mon agent, j’ai à peine eu le temps de mettre le nez chez Avery, une nouvelle boutique de parfumerie de niche, ou chez Amouage, où je ne suis jamais passée. Mais j’ai tout de même réussi à glisser deux visites qui n’étaient pas à l’agenda.

Tout d’abord, après avoir déposé mes valises dans la galerie de mon ami Laurent sur Savile Row, je n’ai pas pu résister à l’envie d’aller faire un saut chez Norton & Sons, le tailleur masculin qui a inspiré le nouveau Sartorial de Penhaligon’s, avant de rallier le LCF à Oxford Circus. Heureusement, le jeune homme charmant qui m’y a accueillie ne m’a pas prise pour une cinglée lorsque je lui ai expliqué le but de ma visite : il m’a fort aimablement fait passer dans l’atelier. L’endroit, à vrai dire, n’est pas très odorant : y déceler la structure d’un parfum demande un peu d’imagination. Mise à part la senteur ozonique/aldéhydée de la vapeur de fer chaud sur les étoffes, et un vague relent d’encaustique sur vieux bois, il faut vraiment se coller le nez sur les divers objets susceptibles d’avoir une odeur – les machines à coudre, le fil ciré, les fauteuils en cuir et les boiseries – pour déceler les effets exploités par Bertrand Duchaufour dans Sartorial. Mais ils y sont. Et qui plus est, j’ai pu confirmer – non que j’aie douté de sa parole – qu’il était bien venu sur place renifler tout ça, ce que les tailleurs avaient trouvé assez tordant. J’ai fini par improviser une mini-conférence sur le sujet tandis qu’ils continuaient à couper et à coudre : ils étaient assez curieux de savoir ce que je pensais du parfum, que l’un d’entre eux portait, d’ailleurs.

Ensuite, je n’ai pas voulu quitter Londres sans voir l’exposition consacrée à Diaghilev et aux Ballets Russes par le Victoria & Albert Museum, ce qui a nécessité mes toutes dernières calories d’énergie dès potron-minet le dimanche matin, avant de prendre l’Eurostar. Je ne l’ai pas regretté : les costumes dessinés par Léon Bakst et Picasso, entre autres, étaient des splendeurs… Bien qu’un flacon de Mitsouko fut exposé – Diaghilev aimait apparemment en vaporiser les rideaux de ses chambres – mes hallucinations olfactives m’ont plutôt entraînée vers l’Ambre Antique ou L’Origan de Coty : leur intensité presque barbare faisait écho aux tons bariolés des costumes, à l’expressivité érotique des chorégraphies, aux dissonances des musiques…
Cependant, en sortant par la boutique de cadeaux, c’est bien une senteur curieusement proche de Mitsouko qui a chatouillé mes narines… Le parfum « Ballets Russes » commandé par le V&A à Roja Dove, qui s’autoproclame le seul et unique « professeur de parfums » au monde (en français dans le texte), n’est pas qu’un hommage au parfum préféré du célèbre imprésario : c’est un clone, avec des épices ajoutées. À tel point que j’ai passé tout l’après-midi dans un état d’agacement après l’avoir vaporisé sur ma main (il n’y avait pas de mouillettes), un peu comme si j’avais croisé un être aimé avec des implants aux pommettes et du collagène plein les lèvres… Je ne m’attendais pas spécialement à ce que M. Dove fasse preuve d’originalité : dans ses interviews, il cite très clairement sa source d’inspiration,  et la plupart des parfums qu’il propose dans sa boutique de Harrod’s sous son étiquette sont des variations sur des parfums classiques. Mais ça m’a énervée : Mitsouko a beau avoir été reformulé, c’est tout de même encore Mitsouko, un parfum qui existe. En faire un contretype me semble être une démarche assez douteuse. Sans compter que les Ballets Russes pouvaient inspirer une création originale magnifique… Occasion ratée.

Quant à mon cours de Londres, cette fois, il était destiné aux étudiants du mode du département « Study Abroad » du LCF : Américains, Brésiliens, Indiens, et une jeune Japonaise…
Contrairement à mes cours ouverts au grand public, ce genre de cours est beaucoup plus magistral car il ne s’adresse ni à des amoureux du parfum, ni à des professionnels. Les étudiants découvrent non seulement les matières premières, mais également les classiques. Divine surprise, plusieurs d’entre eux ont montré de réelles aptitudes à reconnaître notes et facettes. Évidemment, je prends soin de choisir celles qu’ils ont pu croiser dans la vie – fruits, épices, fleurs plus courantes… Les associations qu’elles éveillent sont assez amusantes : ce sont ces associations qui comptent, puisque le but n’est pas d’enseigner à reconnaître les matières premières en elles-mêmes. Par exemple, l’indol, présenté lors d’une « dissection » du jasmin, a évoqué pour certains « des vieux vêtements dans un coffre » (c’est-à-dire les boules à mites) ou… les petits vieux (les personnes âgées les émettent en effet). L’éthyl maltol a suscité un chœur unanime de « barbe à papa ! ». Le jasmin a été immédiatement identifié par les Indiens et la jeune Japonaise – mais cette dernière a été la seule à déceler un effet « thé » lorsque nous avons rapproché des mouillettes trempées dans des ionones et de l’hédione : je voulais savoir si l’illusion olfactive créée par Jean-Claude Ellena dans L’Eau Parfumée du Thé Vert de Bulgari fonctionnait lorsqu’elle était réduite à ses composants principaux. D’après elle, seuls les thés verts de la plus haute qualité ont cette odeur. C’est aussi elle qui a reconnu l’odeur des temples dans l’encens de L’Heure Mystérieuse de Mathilde Laurent…

Mais de manière générale, tous les étudiants ont perçu les effets évocateurs et expressifs des parfums : c’était la première fois qu’ils comprenaient que grâce au jeu des notes, on pouvait délibérément réveiller des souvenirs ou des émotions. Chose assez touchante, lorsque je leur ai fait faire un exercice d’écriture autour des Heures de Parfum de Cartier, tous ont évoqué des souvenirs du pays – après tout, ils sont à l’étranger depuis plusieurs semaines, et doivent éprouver la même nostalgie que moi, à leur âge, lorsque je me suis expatriée pour mes études… Une jeune femme a passé presque deux jours au bord des larmes, m’a-t-elle dit, tant les odeurs lui parlaient puissamment ; un jeune homme, après avoir senti l’Ambroxan, a rêvé d’un ex.

J’ai été désolée de les quitter au bout de ces dix courtes heures : la porte venait de s’entrouvrir, ils commençaient à parler, et je suis sûre que les mots seraient venus de plus en plus nombreux au fil des jours… Voilà l’effet des parfums : ils ouvrent de nouvelles voies au langage. Lier les odeurs aux mots, se servir des odeurs comme de mots… N’est-ce pas là le cœur du parfum ? Ces jeunes gens l’ont compris.


P.S. Clochette, tu as gagné... une magnifique photocopie de la recette de la Momomelette! Dis-moi si tu préfères que je la scanne et te l'envoie par email...

8 commentaires:

  1. Bravo pour cette conscience professionnelle qui t'a poussée chez Norton & Sons !
    En ce qui concerne les Ballets Russes, j'ai un échantillon du parfum édité par Roja Dove, effectivement très proche de Mitsouko (avec une certaine agressivité au départ due à l'Evernyl ? ) mais il semblerait qu'il s'intitule tout simplement "Diaghilev" et pas "Ballets Russes"... ou y-a-t-il deux parfums ?
    Que parler du parfum amène peu à peu à parler de soi, de ses émotions : tu prêches un convaincu !

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  2. Thierry, Diaghilev, Ballets Russes, j'avoue ne pas avoir fait très attention au nom sur le flacon, j'étais trop agacée! Quant à la conscience professionnelle... en fait, si ça n'avait pas été sur mon chemin je ne serais pas entrée, mais comment résister à l'occasion de voir les coulisses d'un tailleur de Saville Row?

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  3. J'ai également senti ce Diaghilev qui m'a fait l'effet d'un Mitsouko à l'orange, sans le côté sombre de l'original. C'est juste plaisant mais ça n'a pas le chien de l'original. Le "Professeur de parfum" j'adore cette appellation que dis-je ce titre, digne de Molière et de son Bourgeois Gentilhomme.
    Et ça doit être vraiment passionnant de voir ces étudiants s'ouvrir au parfum et aux émotions et souvenirs qu'ils véhiculent.

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  4. Anatole, oui, c'est curieux de voir combien un changement de proportions peut déséquilibrer une forme olfactive... Ça m'a tarabustée pendant des heures.
    Pour ce qui est des étudiants, c'est en effet magnifique de sentir qu'on leur a entrouvert les portes d'un nouveau monde. Un tiers du groupe était déjà venu à Paris où je leur avais présenté la maison Serge Lutens, ce qui était déjà un choc! La réaction la plus fréquente: "Je ne savais pas que le parfum, ça pouvait être ça..."

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  5. Bonjour Carmen,
    Je ne suis guère surprise de la "qualité" du travail de Roja Dove concernant Diaghilev... Je ne sais pas si vous avez eu vent du parfum qu'il a créé pour le tabloid "The Sun"(cf ce lien: http://www.thesun.co.uk/sol/homepage/features/3125907/The-Sun-launches-perfume.html ), mais disons que tout semble réuni pour que le pire de la parfumerie soit atteint!!
    Bref, heureusement que votre expérience londonienne ne s'est pas réduite à cela et que l'enthousiasme des étudiants était au rendez-vous!

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  6. Juliette, je ne pense effectivement pas grand bien du "Professeur de Parfums", qui a achevé de se déconsidérer à mes yeux le jour où dans le luxueux magazine distribué dans sa boutique, il s'est placé au même rang qu'Edmond Roudnitska et Ernest Daltroff dans les plus grands parfumeurs de l'histoire... excusez du peu, surtout lorsqu'on n'est pas parfumeur!

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  7. Carmen,
    Je ne savais pas que la modestie l'étouffait à ce point! Oser se comparer à Roudnitska père, il faut le faire! J'ai un jour eu la "chance" de croiser quelqu'un qui s'attribuait la paternité d'Eau Sauvage alors que la personne en question devait avoir 10 ans en 1966...

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  8. Juliette, ben oui, comme quoi entre les imposteurs et les cinglés, il y aurait du ménage à faire!

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