dimanche 15 mars 2009

Les Trois Formes d'Écriture du Parfum selon Jean-Claude Ellena


Dans l’un des passages les plus intéressants de la conférence de Jean-Claude Ellena à l’Institut Français de la Mode le 11 mars dernier, il a livré sa lecture des trois étapes de l’évolution de la parfumerie moderne, à partir de la fin du 19ème siècle, époque où « la chimie libère les hommes de la contrainte nature » et que « l’homme devient un dieu qui crée des odeurs qui n’existent pas dans la nature ».

1/ L’époque naturellement classique (de la fin du 19ème siècle aux années 1970)

Pendant 70 ans, les parfumeurs avaient « le sens de la matière pour la matière » -- pour eux, le jasmin sentait le jasmin, le santal, le santal et la rose, la rose. Ils avaient donc à leur disposition sept jasmins, cinq santals, six roses, etc. Quand on utilisait des matériaux de synthèse, c’était pour faire, par exemple, différents jasmins : plus verts, plus animaux, jasmin à l’aube ou au crépuscule, etc. « On est dans l’expression de la nature ». Les formules sont compliquées : « on est dans le millefeuille », riche, onctueux, gras, généreux – l’équivalent de la peinture de Boucher. Les parfumeurs ont également le respect de la tradition : « on réinterprète ce que les autres ont fait. »

2/ La parfumerie au curseur (à partir des années 1970)

Le parfum devient un enjeu économique : les aspects factuels prévalent sur la raison artistique. On mesure les odeurs sur une échelle – pour leur intensité, leur ténacité, etc. La qualité doit être démontrée par des éléments mesurables. C’est l’ère du marketing, du brief, du test de marché.

Les parfumeurs se mettent à travailler différemment : ils font en sorte que les parfums soient harmonieux et ne changent pas avec le temps parce qu’ils visent un public beaucoup plus large que la haute bourgeoisie traditionnellement consommatrice de parfumerie fine.

Jean-Claude Ellena rapporte les résultats de certains tests de consommateurs où l'on a observé des attentes assez différentes par rapport aux parfums selon le groupe socio-économique. La clientèle « mass market » recherche des parfums qui ne changent pas, « des parfums qui ne trompent pas ». Inversement, pour la clientèle plus traditionnelle de la parfumerie sélective, « il faut que le parfum varie avec moi, s’adapte à moi ».

Ce sont les parfums linéaires, plus techniques, qui ont triomphé.

Jean-Claude Ellena établit un parallèle avec l’évolution de la musique, « qui abandonne les variations d’intensité que l’on retrouve dans le classique ou dans le jazz afin de favoriser une écoute passive. »

3/ Les parfums évolutifs

Jean-Claude Ellena parle surtout ici de sa propre approche selon trois paramètres.

Le temps (dans le développement du parfum sur la peau): « Je ne privilégie pas le temps ; je ne cherche pas à avoir un temps infini : il est comme il est. »

Les variations : « À chaque fois que vous sentez le parfum, il y a une expérience olfactive », un jeu de changement et d’évolution ».

Le style : « Le style prévaut sur la matière. La matière, c’est ce que j’en fais et non plus ce qu’elle est. »

Veuillez tenir compte du fait qu’il ne s’agit pas ici d’une retranscription verbatim des propos de Jean-Claude Ellena, mais de mes notes prises lors de la conférence. Seuls les phrases entre guillemets sont directement attribuables à lui.


Image: Les Trois Ages et le Décès d'Hans Baldung (1510)

2 commentaires:

  1. Bien sûr cette classification comme toute classification peut sembler réductrice lorsque l'on cherche à la rendre opérationnelle.
    En effet, les chefs d'oeuvre de la première époque (l'âge d'or ? ) qui ont résisté au temps - commercialement parlant - recèlent des qualités d'abstraction qui les placent très au dessus d'une composition de type "bouquet". Après l'Ondée par ex est très marqué 1900 dans notre imaginaire contemporain (dentelles, ombrelle...) mais il s'agit aussi d'une composition "moderne" avec cette dimension froide et distante, presque métallique... Le n°5 crée une forme totalement nouvelle, sculptée puis polie jusqu'à devenir étincelante...

    La seconde époque me fait penser au film Mondovino que je viens de revoir récemment un film dont le sujet n'est pas seulement le vin, mais aussi la mondialisation (des produits et des goûts), le terroir, les médias... mais surtout les hommes et les femmes à l'origine du vin. Un viticulteur bourguignon haut en couleurs parle à un moment des "vins putes" qui en mettent plein la vue et puis tout d'un coup... plus rien.
    Ce rapport au temps et au plaisir est très révélateur de ce qui se passe dans le monde du parfum.

    Quant à la 3ème période, juste 2 remarques :
    - le temps est ce qu'il est soit mais le caractère très éphémère de certaines créations de JCE me semble poser problème à moins de considérer que le plaisir viendrait du moment du "parfumage" et non pas du rapport interactif que l'on noue avec sa peau ou celle d'une autre personne tout au long de la journée.
    - le rapport du parfumeur au matériau illustre une fois de plus cette démarche décomplexée dans la communication. (cf son livre)

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  2. Thierry: je ne pense pas que JCE voulait dire que les parfumeurs ne créaient que des bouquets, mais qu'ils avaient un certain rapport au matériau dans sa globalité, alors que, comme il me l'expliquait en aparté, il joue sur certaines caractéristiques quitte à créer, par exemple, une lavande ne recelant que les molécules qui l'intéressent, plutôt que de "sourcer" telle ou telle lavande satisfaisante.

    Pour la seconde époque, c'est tout à fait la même évolution dans le monde du vin, je suis d'accord.

    Pour votre troisième remarque... Moi aussi, j'aimerais que certaines merveilles des Hermessence - notamment Vétiver Tonka et Osmanthe Yunnan -- durent plus longtemps. C'est ce qui m'a empêché de les acheter jusqu'ici, mais je finirai sans doute par craquer!

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