lundi 4 août 2008

Jean-Claude Ellena, le nez dans l'eau (II)


Voici la deuxième partie de mon article à paraître dans le magazine d'art Particules en septembre 2008. Pour lire la première partie, cliquez.



Minimalisme : des haïkus moléculaires



« Créer, c’est interpréter les odeurs en les changeant en signes, et que ces signes véhiculent du sens ; l’odeur du thé vert devient signe du Japon, la farine signe de peau, la mangue signe de l’Egypte. », écrit Jean-Claude Ellena.

Son esthétique est celle du raccourci : produire le maximum d’effet avec le minimum de composants. Seuls ses confrères sont à même d’apprécier pleinement une telle virtuosité technique (d’où, sans doute, l’exhibition médiatique de ses prouesses avec les synthétiques). Ce vocabulaire délibérément restreint – sa palette est passée, au fil des ans, de 1000 à 200 ingrédients – sert à composer des formules de plus en plus abrégées. Ce qui a par ailleurs l’avantage de simplifier le processus d’approvisionnement et de fabrication.

Mais Ellena pousse plus loin, dans une espèce de coquetterie du minimalisme, cet appauvrissement de la matière. Pour Un Brin de Réglisse, dernier-né de la collection Hermessence, il demande aux laboratoires Monique Rémy d’extraire, des quelques 300 molécules de l’essence de lavande, les cinq ou six qui l’intéressent. Sur ce squelette, il greffe la réglisse, l’une des facettes de la lavande. Procédé par association, proche de l’écriture poétique : « Quand je froisse des feuilles de géranium entre mes doigts, je sens certes le géranium, mais aussi la truffe noire, truffe qui m’évoque le goût de l’huile d’olive ; celle-ci me rappelle l’odeur du castoréum, laquelle a des odeurs fumées de bouleau, etc. L’association du bouleau et du géranium est un accord digne d’intérêt. »


Cette méthode est d’autant plus manifeste dans les Hermessence qu’ils ne se composent que d’un accord principal, énoncé par leurs noms : Rose Ikebana, Poivre Samarcande, Ambre Narguilé. Le client peut donc, non seulement se sentir le nez plus intelligent, mais aussi faire le lien avec le design et l’art moderne (d’où Beaux-Arts). De l’élitisme sans prise de tête : là encore, bien vu.


La ligne compte d’ailleurs de magnifiques compositions : Osmanthe Yunnan, qui allie l’abricoté de la fleur d’osmanthus au thé chinois fumé pour créer un effet doucement lacté ; Vétiver Tonka, qui réchauffe l’odeur de sueur un peu terreuse du vétiver des notes de foin, de noisette et de tabac de la fève tonka. Mais ce jeu de correspondances tourne parfois au décharné par excès de raffinement. Un pas de plus, et l’on est dans le non-parfum…



Traçabilité : Le reality-show de l’inspiration



Si Jean-Claude Ellena se refuse aux accords abstraits de la grande tradition, il se défend tout autant de reproduire la nature telle quelle. Depuis ses premiers grands succès – comme L’Eau Parfumée au thé vert de Bulgari en 1992, évocation de l’odeur de la boutique Mariages Frères -- ses aquarelles olfactives sont néanmoins des reconstitutions hiéroglyphiques d’atmosphères.


Depuis son entrée chez Hermès, cette genèse dans le réel est dûment documentée, ce qui renforce encore la lisibilité de ses parfums en les affectant de surcroît d’un coefficient d’exotisme.

The Perfect Scent de Chandler Burr relate, à ce sujet, un épisode d’un certain comique involontaire. Pour trouver l’inspiration d’Un Jardin sur le Nil, Ellena s’envole vers Assouan avec des gens d’Hermès, un photographe et une équipe de tournage censée immortaliser l’eurêka. Or, Ellena a beau humer tout ce qui lui passe sous le nez, il ne trouve pas… Jusqu’à ce qu’il soit sauvé par une odeur de mangue verte, débusquée lors d’une excursion sur le Nil. Même épiphanie pour Un Jardin en Méditerranée : une jeune fille déchire une feuille de figuier pour la respirer avec volupté. Idem pour Un Jardin après la Mousson : il doit se rendre jusque dans les lagunes du Kerala pour trouver la fleur qui lui permettra de «mettre la pluie en odeur».


On peut se demander à quel point cette quête de l’inspiration in situ est imposée à Ellena afin de créer une narration authentifiant le rapport entre sa composition et le thème annuel aquatique choisi par Hermès (la Méditerranée, les fleuves, l’Inde). Et l’on se dit qu’il aurait pu tout aussi bien rester dans son laboratoire de Cabris : où qu’il aille, Ellena refait toujours de l’eau d’Ellena.


Image : Frank Stella, Plum Island (Luncheon on the Grass), 1958, Princeton University Art Museum, courtesy Artnet magazine.

16 commentaires:

  1. On comprend aisément le "succès médiatique" de JCE. C'est un homme intelligent, cultivé, pédagogue apte à exposer sa démarche sans "se la jouer" grand artiste en souffrance. Il a toujours fait part de son admiration pour le grand Edmond et peut-être en est-il le fils spirituel :
    - dans le parcours (Femme-Eau sauvage / First-Eau au thé vert)
    - choix d'abandonner les bases / d'aller encore plus loin en ne sélectionnant que quelques composants de la lavande pour Brin de réglisse (ce que je ne savais pas)
    ...

    Cependant cette démarche atteint-elle probablement sa limite. Ce travail d'épure, aussi virtuose soit-il - je suis incapable d'en juger - me parait faire à tort table rase d'une culture française à laquelle je suis très attaché (je suis désolé si cela heurte et agace les blogueurs étrangers ce n'est pas de l'arrogance :-))
    JCE a fait part de son admiration - il y a déjà de nombreuses années- pour l'Eau d'Hermès. Indépendamment du "brief" de l'époque (un mouchoir parfumé oublié dans un sac Hermès) le résultat me parait autrement plus évocateur que la série des jardins. Dès lors on peut se demander si tous ces voyages "physiques" en avion, en bateau... n'ont pas pour seul but que de légitimer une stratégie de communication ?

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  2. Thierry: d'accord sur tous vos arguments.
    Lorsqu'on étudie la démarche de Roudnitska, on observe que toutes ses créations sont des réorganisations, des affinements des créations précédentes. Ainsi, Femme recèle déjà une bonne part de la formule de l'Eau d'Hermès... Mais malgré ces affinements progressifs, l'effet créé s'inscrit toujours dans la parfumerie classique.
    Je me demande aussi si le style Ellena n'atteint pas une limite assez paradoxale: d'une part, celle d'une extrême lisibilité qui conforte et attire le client de plus en plus pressé; d'autre part, celle d'une virtuosité dans l'élagage que seuls ses confrères peuvent pleinement apprécier.
    Et, en effet, ces voyages me semblent plutôt relever d'une stratégie de communication que d'une réelle nécessité créative... Mais bon, là, je me hasarde: seul Ellena pourrait réellement répondre.

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  3. La Parfumerie Classique : c'est bien sa disparition qui me semble hélas programmée !
    Je ne pense pas être réactionnaire. Cependant, il n'y a plus grand chose à attendre de la parfumerie "de masse" occupant le créneau des "parfumeries sélectives" : aujourd'hui Féminité du bois serait lancé dans un créneau de niche (doit rejoindre la gamme Lutens export).
    Par ailleurs, les gammes plus confidentielles ont tendance - mon propos est un peu réducteur je sais- à privillégier :
    - la transparence, la simplicité, le frais, le "naturel : Hermessences, The different company, Miller Harris...
    -ou au contraire à s'inscrire dans une veine orientale, gourmande (voir alimentaire), sauvage... : Lutens, Parfumerie Générale, Killian, Ford, Guerlain l'art et la matière....

    Dès lors quid de la parfumerie classique qui privillégie la complexité, le fondu, l'abstraction du matériau... ? Une maison actuellement occupe ce créneau laissé vacant : les Editions de Frédéric Malle à laquelle on pourrait ajouter les Exclusifs de Chanel, peut-être MDCI d'après ce que j'ai cru comprendre (il faudrait que je teste).
    Qu'en pensez-vous ?

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  4. Thierry, alors que j'écrivais ma revue de L'Enlèvement au Sérail de MDCI, je me creusais justement la tête pour trouver les maisons qui poursuivaient le Grand Style français... Deux des Kurkdjian pour MDCI me semblent tout à fait dans cette veine, que j'espère voir cette petite marque poursuivre. Malgré leur faible concentration, je rangerais les Exclusifs de Chanel dans cette catégorie. Je pense aussi à Divine et à Amouage: le Gold de Guy Robert est une somptueuse réécriture d'Arpège. Je n'ai pas senti les JAR mais je pense aussi qu'ils s'inscrivent dans cette ligne.
    C'est un créneau qui reste encore à exploiter: créer des parfums "à l'ancienne", surtout lorsque les versions actuelles ne sont plus à la hauteur (je pense notamment à Vent Vert...).

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  5. C'est vrai, j'oubliais Divine... et Nicolaï (New York).
    Il parait qu'Amouage est diffusé au Bon Marché : il faudra que je m'y rende...
    Cela fait tout de même bien peu....

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  6. En effet, Amouage vient d'arriver au Bon Marché. Ils n'ont que Gold, Dia et Jubilation 25 (le féminin) et, le jour où j'y suis allée, pas encore d'échantillons de ce dernier... Mais ils sont tous excellents.

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  7. Je trouve qu'on décrit souvent très mal le style de Jean-Claude Ellena.

    Beaucoup semblent d'ailleurs confondre "complexité" et "opulence"... Les notes claires (effectivement souvent épurées) d'Ellena ne sont pas imcompatibles avec un travail élaboré de construction. Pour moi "Un Jardin après la Mousson" n'a rien d'un parfum simple, ou d'immédiatement lisible par exemple.

    Je ne vois pas trop de quelle Parfumerie Classique parle Thierry. Il n'y a pas d'avant ni d'après. La parfumerie française est en constante évolution, elle se nourrit de tous les talents et il n'y a pas de figures imposées pour compter parmi les classiques... ou les plus grands.

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  8. Le Critique de Parfum, je ne veux pas répondre pour Thierry, mais je crois qu'on peut distinguer entre ce qu'on appelle un "classique", au sens d'une référence de créativité et de qualité (ce peut, dans ce cas, être aussi bien Angel que l'Eau Parfumée au Thé Vert), et la manière classique, c'est-à-dire le grand style de composition abstraite à la française, à commencer par Jicky et Chypre de Coty : N°5, Mitsouko, Arpège, Cabochard, 1000, etc.
    Ce "grand style", pour plusieurs raisons (évolution de goûts, coût au poids des ingrédients, esthétique des parfumeurs d'aujourd'hui), est effectivement assez peu représenté dans les créations contemporaines.

    Effectivement, il ne faut pas confondre complexité et opulence, et la série des Jardins est complexe: mais le traitement des différents accords laisse délibérément des espaces de résonance entre les notes ou les effets, qui distingue les constructions d'Ellena de celles de ses prédécesseurs.

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  9. hi hi oui Denyse, en fait je m'opposais discrètement à cette vision du "c'était mieux avant" ;-)

    La création abstraite du début du XXe siècle est ce qu'elle est. Ce style n'a pas de disparition programmée puisqu'il a disparu depuis des décennies déjà.

    Des chef-d'oeuvres (ou ce qu'il en reste) qu'il faut bien sûr chérir, vénérer (et surtout acheter!!) mais qui selon moi ne peuvent prétendre au monopole du classicisme.

    Cette vision de la parfumerie, c'est du marketing, tout simplement. Les marques cultivent une légende, réécrivent une histoire de manière totalement *égo*centrique.

    Tout n'a pas commencé avec Jicky, tout ne s'est pas passé en France...

    L'histoire de la parfumerie est longue, et de merveilleuses aventures nous attendent!

    PS: merci de m'avoir ajouté dans vos liens, c'est très gentil!

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  10. Heureusement qu'il nous reste de belles découvertes à faire, sinon on n'a plus qu'à raccrocher son tablier... Mais j'avoue que je suis heureuse, parfois, de humer un parfum composé à l'ancienne qui n'ait rien de désuet, comme L'Enlèvement au Sérail de MDCI, par Francis Kurkdjian -- un garçon qu'on peut taxer de tout, sauf de nostalgie déplacée...

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  11. Vous avez raison Denyse, les parfums MDCI méritent la plus grande attention (j'ai apprécié l'adorable Rose de Siwa). Bon vent à Claude Marchal!

    J'adore Kurkdjian aussi. Je le vois comme un petit lutin espiègle, malicieux et toujours surprenant. Dieu sait ce qu'il nous réserve...

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  12. Bien sûr, quand je parlais de Parfumerie Classique, je me référais à une démarche - une esthétique aussi mais capable de se "transmuer" avec le temps- et certainement pas à une époque dont il serait stupide de déplorer la disparition puisque par définition elle est révolue...

    Justement Denyse j'ai suivi votre conseil et j'ai essayé hier Amouage Gold au Bon Marché. Pour le coup il s'agit vraiment d'un parfum "à l'ancienne" qui respire la cherté et l'opulence. Tout se passe comme si son créateur voulait "recréer" Arpége à sa façon. Ce parfum aurait pu être composé dans les 50's. Tout en admirant la richesse et le fondu de la composition il me semble que ce parfum ne renouvelle pas le genre même si aujourd'hui avec les reformulations de tous les grands classiques (Madame Rochas inclus ? ) il fait figure d'exception.
    J'ai obtenu des échantillons des 3 parfums. Jubilation 25 (composé par Luca Sieuzac ? ) est aussi un grand floral mais avec des notes encens et myrrhe très prononcées qui le rendent très intéressant i.e. "classique en mouvement". Je vous engage vivement à le retester avant qu'il ne disparaisse du rayon (ces parfums n'étant présents au BM que provisoirement).

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  13. Après vérification ce serait Lucas "à la française" et pas Luca "à l'italienne"....

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  14. Thierry, il n'est pas étonnant qu'Amouage Gold fasse "grande époque" puisqu'il a été composé par Guy Robert, auteur, entre autres, de Madame Rochas. Mais au vu de l'état actuel des classiques, il a une ampleur, une opulence, un chatoiement qu'on ne retrouve plus ailleurs -- une intensification qui le tire vers le registre oriental, non au sens de famille de parfum, mais au sens géographique du terme.
    Je retournerai au Bon Marché pour mieux tester Jubilation 25, je ne savais pas que c'était temporaire... Les distributeurs d'Amouage, Différentes Latitudes, sont ceux de By Kilian, Parfums d'Empire, Piguet, DelRae: c'est pourquoi je pensais qu'ils avaient installé une distribution permanente.

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  15. Oui, bien sûr, je sais pour Guy Robert... mais il a été composé en 1983 : c'est cela qui est étonnant.
    En ce qui concerne la disponibilité, on m'a dit qu'il s'agissait de capter une clientèle orientale et russe présente l'été à Paris... Il ne reste donc plus qu'un seul parfum exposé. Il faut donc demander au vendeur testeurs et échantillons.

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  16. Je le savais bien, qu'il n'y en avait plus que pour les Russes... Je crois que les Amouage sont vendus aussi dans une parfumerie du 8ème. Je me renseignerai auprès de Différentes Latitudes.

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