dimanche 1 mai 2011

« Le mécanisme des fluides intérieurs, ça représente la beauté à l’état pur »: Antoine Lie parle de Sécrétions Magnifiques



Dans le folklore des amateurs de parfum, quelques compositions ont acquis un statut à ce point emblématique qu’ils ne peuvent être sentis qu’à travers le filtre de discours accumulés, de sorte que leur perception en est forcément distordue. Mitsouko, par exemple, est le chef d’œuvre qu’on se fustige de ne pas piger. Muscs Koublaï Khan serait le comble de l’animalité. Et c’est à l’aune de Sécrétions Magnifiques d’Antoine Lie pour État Libre d’Orange qu’on mesure l’imbitable.

Pourquoi des aficionados qui se targuent d’avoir surmonté l’aversion de nos cultures hygiéniques pour les relents humains du cumin et qui se vautrent dans l’overdose d’indoles se jettent-ils sur le papier émeri dès qu’une molécule de Sécrétions Magnifiques effleure leur peau ? Après tout, ces notes, ils les contiennent eux-mêmes – lorsqu’ils ne les ont pas carrément avalées.
Sécrétions Magnifiques est bien un parfum déconcertant par ses notes métalliques et iodées, mais pas aussi littéral que ne le laisse entendre son visuel. Je suis allée le sentir de nouveau récemment et sincèrement, je ne le trouve pas dégoûtant. Ses notes de fond poudrées sont même assez délicieuses. Il faut croire que ce sont les mots qui affectent la perception : si, au lieu de parler de sang, de sperme ou de lait maternel, on avait dit « métallique », « marin », « crémeux »,  le parfum aurait-il provoqué des réactions aussi excessives ? Dans une note récente, le blogueur britannique Persolaise raconte une visite avec un ami non-initié à la boutique de parfums de niche londonienne Les Senteurs. Le vendeur, dit-il, a passé un gant en latex avant de vaporiser une touche de Sécrétions Magnifiques, comme si le parfum contenait littéralement les fluides corporels listés dans les notes, et présentait par conséquent des risques de contamination. Et comme si le latex, lui, ne risquait pas de contaminer l’olfaction… Est-il étonnant, après une telle mise en scène, que l’ami non-initié en question ait été rebuté ? Cela dit, cette terreur sacrée fait partie du dispositif marketing d’État Libre d’Orange… Mission accomplie.

Il y a maintenant cinq ans que Sécrétions Magnifiques a transgressé la limite entre les liquides dont on s’asperge et ceux qu’on gicle. Et ces derniers temps, la voie défrichée par Antoine Lie et État Libre d’Orange est devenue nettement plus fréquentée. L’artiste britannique Jammie Nicholas a créé un parfum à partir de sa propre merde. Le designer Marc Atlan propose au prix de l’or l’odeur des sécrétions féminines orgasmiques, concept que je trouve assez lourdement littéral, d’autant que Marc Atlan affirme avoir prélevé un échantillon à la source pour qu’il serve de modèle à Bertrand Duchaufour. J’ai connu des phases sexuellement aventureuses dans ma vie, mais l’idée de me fourrer virtuellement le nez entre les cuisses d’une inconnue, comme ça, à froid, me laisse de glace. Quant à payer ce jus le prix de l’or… je peux moi-même produire des quantités quasi-illimitées des sécrétions magnifiques en question. Une nouvelle marque de niche, Blood Concept, vient de lancer des parfums fondés sur les groupes sanguins : sans les avoir sentis, je trouve que ça sent le gadget marketing à plein nez. Jusqu’à Coty qui s’y mettent : le parfum de Lady Gaga contiendrait, dit-elle, des notes sang et sperme (ce ne sera pas la première fois qu’elle pique un concept : sa célèbre « robe-viande » est une copie littérale de l’œuvre de l’artiste canadienne Jana Sterbak, “Vanitas: Flesh Dress for an Albino Anorectic”, produite en 1987).
Du coup, il m’a semblé pertinent d’aller parler à l’homme par qui le scandale est arrivé : Antoine Lie.

Avec ses boucles blondes en bataille et sa veste en cuir, Antoine Lie a plutôt une dégaine à se retrouver dans un polar existentialiste que dans le rôle de « Parfumeur senior vice-président » chez Givaudan, comme l’indique sa carte de visite. En tant que tel, il passe une bonne partie de son temps de travail à composer des formules qui se doivent d’être bien reçues par les inévitables panels de consommateurs – parmi ses produits mainstream, on peut citer Burberry Brit Gold, Armani Code for Men ou Paul Smith London for Men. Mais c’est lorsqu’il se consacre à la recherche d’accords inédits ou crée des produits non-commercialisés destinés à mettre en valeur les qualités des matières premières de Givaudan – naturels tirés de plantations soutenues par la société afin d’assurer leur qualité et leur développement durable, ou molécules captives développées par ses chercheurs – qu’il se fait plaisir, comme on dit chez les sportifs…
Contrairement à certains parfumeurs inspirés essentiellement par la forme olfactive des matières premières, Antoine affirme qu’il doit s’appuyer sur une histoire. Et lorsqu’il a l’occasion de la raconter sans tricher, il a tendance à privilégier les accords hardcore qui suscitent des rapports d’amour/haine, comme un antidote au consensuel des créations de grandes marques. D’où ses collaborations avec deux maisons qui non seulement lui accordent une liberté créative, mais exigent des produits décalés : Comme des Garçons Parfums[i] et État Libre d’Orange[ii].

Quelques jours avant mon rendez-vous avec Antoine dans les bureaux parisiens de Givaudan près de l’Arc de Triomphe, des intégristes catholiques ont vandalisé deux œuvres d’Andres Serrano à la Fondation Lambert d’Avignon, dont Piss Christ, photo d’un crucifix plongé dans l’urine de l’artiste, dont le sénateur ultraconservateur américain Jesse Helms s’était servi en 1987 pour dénoncer les aides d’état à la création artistique. C’est donc par les rapports entre Piss Christ  et Sécrétions Magnifiques que j’ai entamé la discussion, particulièrement appropriée à un mardi saint. Après tout, ne faut-il pas rendre à César ce qui appartient à César ? L’actualité avait en effet incité Antoine Lie à ré-analyser l’œuvre de Serrano, qu’il trouve belle et touchante parce qu’elle expose les souffrances physiques du Christ sur la croix – « ce n’est pas si choquant lorsqu’on a l’explication » -- et de là, à esquisser un certain parallèle avec Sécrétions Magnifiques, parfum qui a inauguré sa collaboration avec État Libre d’Orange.

« Étienne de Swardt avait l’idée de faire un parfum provocateur, non-conventionnel, qui casse les codes et qui ne plaise peut-être qu’à cinq personnes au monde. Mais on n’a pas la même interprétation de l’histoire. Il axait tout ça par rapport à la finalité de l’acte amoureux, l’orgasme. Je n’étais pas tout à fait d’accord. Ce qui m’intéressait beaucoup plus, c’est ce qui se passait à l’intérieur: l’histoire du mécanisme des fluides internes qui provoquent le désir. J’ai essayé de donner une odeur à chaque fluide important dans le corps humain. Que ce soit l’adrénaline, le sang, le lait maternel, la sueur, la salive et le sperme… »

L’adrénaline est bien évidemment une interprétation personnelle ; mais c’est aussi l’axe autour duquel les autres accords pivotent, « un côté salin, minéral, qui agit comme un corps conducteur où toutes les autres substances pourraient baigner », précise le parfumeur. « Étienne voulait que ce soit beaucoup plus sperme et beaucoup plus animal. Je me battais pour que ce soit plus basé sur l’effet salin, l’effet laiteux et l’effet métallique du sang. Il a fini par me dire « c’est ton parfum, tu fais comme tu veux, c’est toi l’artiste ».
C’est donc, chose rare dans l’industrie du parfum, l’auteur qui a eu le final cut : « Avec Sécrétions Magnifiques, j’ai mis sur une étagère un produit que j’estimais abouti, et c’est moi qui ai pris la décision de dire « c’est fini ».

Bien que le parfum ait été conçu d’entrée de jeu comme une provocation, Antoine n’a appris qu’assez récemment les réactions extrêmes qu’il suscitait sur certains internautes, notamment dans cette vidéo sur Youtube qui montre une blogueuse (Katie Puckrick) le testant en direct.
« Il est descendu en flèche de partout. J’ai même lu qu’un type comme moi devrait être dans un asile… Les gens disent que c’est dégueulasse, mais pour moi, le mécanisme des fluides intérieurs, ça représente la beauté à l’état pur. Parce qu’en fait, c’est ça qui est vrai. Quand vous avez une émotion, elle se déclenche à l’intérieur, des hormones circulent, le sang palpite, on sue, on a la chair de poule… C’est ce que je voulais exprimer : que ce qui se passe à l’intérieur, ça sent ça. Et ça n’est pas dégueulasse. Ça vous semble dégueulasse, mais c’est quelque chose de vrai, où on ne triche pas. »

Bien qu’il y ait une note florale muguet/fleur d’oranger dans le parfum, Antoine explique qu’elle ne joue aucun rôle dans l’histoire : elle n’est présente que pour des raisons techniques, bien que son côté nitrile (fonction chimique qui vient des amines, donc assez corporelle puisque nous sommes composés d’acides aminés) ait déchaîné l’enthousiasme de Luca Turin, qui y voit un ajout original à la liste restreinte des notes « puantes » comme l’indole ou le skatole…
Les hommes et les femmes ne semblent pas avoir la même réaction à Sécrétions Magnifiques, fais-je remarquer à Antoine. Ces dernières semblent beaucoup plus dégoûtées, alors que j’ai vu de mes yeux des hommes qui venaient se racheter un flacon dans la boutique d’État Libre d’Orange.
« Oui, il y a des gens qui en sont fous. C’est devenu un best-seller alors qu’Étienne et moi, on pensait que ce serait juste une curiosité. On a réussi à faire ce que je trouve merveilleux en parfumerie : un « love/ hate ». On n’est pas là pour faire du consensuel, un truc sans aspérité qui va plaire à plein de gens mais qu’on va oublier. »

Et de fait, plusieurs des compositions d’Antoine Lie pour la maison font appel aux notes difficiles, comme la rose teintée de sang de  l’Eau de Protection de Rossy de Palma, ou la base Animalis de Vierges et Toreros – qui démarre d’ailleurs aussi sur une note sang, mais plongé dans une note costus aux effets de fourrure sale --  tous deux cosignés avec Antoine Maisondieu. Ce dernier est né de leur projet commun : créer une tubéreuse pour hommes.
« Comment arriver à casser la féminité de la tubéreuse ? On a fait un accord très violent, essentiellement des notes animales, boisées, épicées, cuirées. Mais si je les retirais, ça ne sentirait pratiquement que Fracas. »
Et en effet, Vierges et Toreros pourrait être le produit de l’accouplement de Fracas avec Bandit dans les arènes de Séville  – Antoine ne cache pas son admiration pour Germaine Cellier. Mais si le nom colle parfaitement au concept, il a été trouvé après coup et n’a pas orienté la composition : Antoine voulait l’appeler « La Bête ». En revanche, c’est bien sur une idée assez perverse d’Étienne de Swardt, celle d’appeler un parfum « Rien », qu’Antoine a rebondi. 

« Je trouvais marrant qu’on puisse répondre, quand quelqu’un vous demande le nom de votre parfum, « Je porte Rien ». De là, je me suis dit que si on vous posait la question, c’était forcément parce que le truc, c’était une bombe. »
Le parfumeur en a donc accentué la puissance et la diffusion, de façon à ce qu’il suscite obligatoirement la question – on songe un instant à la ruse d’Ulysse dans la caverne de Polyphème : lorsqu’on demande au Cyclope qui l’a éborgné, il répond « Personne », nom qu’Ulysse lui avait donné… Mais les matériaux utilisés pour susciter cet effet de puissance n’ont pas été sélectionnés uniquement pour leur intensité et leur diffusion.

 « Je me suis fait plaisir. J’en avais marre de toutes ces restrictions sur les matières premières. On ne peut plus utiliser le castoréum, le galbanum, la mousse de chêne, le patchouli en grande quantité, ou l’iris, parce que c’est trop cher… Alors j’ai pris toutes ces notes et j’ai essayé d’en faire une écriture moderne. »
« C’était ça, l’idée de Rien : d’abord l’humour, ensuite une revanche par rapport à ce qu’on nous impose, les codes de la parfumerie « moderne », où il faut utiliser plein de Galaxolide, plein d’iso E, plein d’hédione, et après on rajoute quelques facettes. Alors que là, dans Rien, d’abord la formule est extrêmement chère, elle est concentrée à 20%, ensuite il n’y a pas de choses qui diluent. Il n’y a que des blocs : l’iris, le vétiver, le patchouli, les aldéhydes… »
J’avoue être entièrement passée à côté de cette intention lorsque j’ai acheté Rien le jour même où je l’ai découvert : j’étais surtout sensible à la puissance des ses arômes cuirés, combustibles. En fait, le parfum est un collage de tout ce que le marché a rejeté de la parfumerie ; une rébellion contre la censure des réglementations et du marketing… Ce qui explique d’ailleurs peut-être mon achat impulsif : j’avais sans doute inconsciemment compris.
 « Les aldéhydes en overdose du N°5, le galbanum en overdose de Vent Vert, pour la mousse le Chypre de Coty, le patchouli de Miss Dior, l’iris du N°19… Je n’ai pas pris la trame d’un parfum : j’ai pris les ingrédients-phares de plein de parfums mythiques. Dans Rien, il y a tout ! Tout ce qui a fait la parfumerie. »




[i] Wonderwood, Daphne Guinness Daphne, 888, deux parfums de la série Energy C et un nouveau projet encore top-secret dont nous reparlerons dans quelques semaines…

[ii] Sécrétions Magnifiques, Je Suis un Homme, Rien, Bendelirious, Divin’Enfant et Tom of Finland en solo, Vierges et Toreros et Rossy de Palma Eau de Protection avec Antoine Maisondieu.

12 commentaires:

  1. Bonjour Denise,
    Pour ma part, je n'ai jamais vraiment trouvé Sécrétions Magnifiques scandaleux. Je le trouve au départ un peu herbacé, du genre coriandre... Puis ensuite, c'est plutôt une sorte d'odeur florale marine que je perçois. Je suis tout à fait d'accord avec vous au sujet des mots choisis pour décrire ce parfums: ils affectent passablement notre perception et peut-être notre jugement en définitive. Parler de notes mairines, salines et crémeuses alors oui je veux bien, puisque c'est bien ce qu'on y perçoit. Mais pour ce qui est de la litanie des fluides corporels, c'est discutable. Vous me trouverez peut-être bizarre ou ne serez pas d'accord avec moi, mais Sécrétions Magnifiques me rappelle un peu, au loins, en écho, Je Reviens de Wort...Personnellement, je préfère Rien que je trouve plus complexe et qui me fais penser à certains parfums anciens. Merci pour cet article, encore une fois des plus intéressant.
    Eric

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  2. Eric, pour ma part je sens bien une note sang, ce mélange métallique, rouillé, douceâtre: il n'est pas dit que sur ces odeurs primitives, peut-être même encodées dans nos gènes, on n'ait pas des perceptions différentes selon les sexes. Les commentaires de deux de mes lectrices côté anglophone le laissent penser. Je n'ai pas d'échantillons pour comparer SM à Je Reviens, mais comme les salicylates sont utilisés pour créer des notes sang et qu'ils sont présents dans JR... ce n'est pas impossible.

    Pour ce qui est de Rien, vous avez vu, c'était bien l'intention d'Antoine d'évoquer les parfums anciens!

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  3. Votre billet est fin et intelligent; je partage, parfaitement, votre analyse de l'absurdité de certaines marques d'exister, exclusivement, grâce à une prétendue subversion olfactive.

    L'intelligence créatrice d'Etat Libre d'Orange est, précisément, de ne pas avoir créé, seulement, Sécrétions Magnifiques, mais d'avoir inscrit cette composition dans une ligne éditoriale cohérente.

    Il n'y a qu'un bémol, je crois, à votre introduction; l'écrit, ou l'atmosphère, qui entoure une création, qu'elle soit parfumée, ou artistique, influence nécessairement sa perception. N'est-ce pas, d'ailleurs, l'essence même de la création? Si seuls nos sens raisonnés devaient nous guider, il n'y aurait ni parfum, ni intimité amoureuse, ni création artistique.

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  4. Blaxandre, absolument d'accord avec vous sur cette question de l'influence du discours sur la perception et surtout, sur le fait que ce sillage de mots appartienne à la création. Je voulais seulement indiquer que parfois cette charge de discours fait basculer le parfum vers un statut différent qui freine pour le coup sa perception.

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  5. Merci Denise pour cet article qui replace enfin le parfum dans son statut d'oeuvre d'art, créative, parfois choquante, parfois provoquante mais surtout non markétée !
    Et un grand oui à Antoine, vive le galbanum, la mousse de chêne et tout ce qu'on nous interdit! J'ai passé hier la soirée avec des amis bloggueurs à ressentir des parfums Vintage... Ah quel bonheur de ressentir un vieux Miss Dior, Empreinte, Nombre Noir et autres merveilles, et je peux vous dire que ça ne sentait pas la galaxopropre ! La "bête" était bien parmi nous !

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  6. Le Musc et la Plume, je ne dirais pas qu'il n'y a pas de marketing, mais que le marketing est à sa place: pour servir le propos du parfum. Et visiblement, sans brider la liberté du parfumeur.
    Et comment ne pas être en accord avec ce désir d'Antoine de réaffirmer son amour de ce qui l'a amené à la parfumerie -- il n'est pas le premier de sa génération à m'en parler... Il ne s'agit pas de refaire un Miss Dior, mais d'aller dans une écriture moderne vers la force des créations classiques. C'est possible, la preuve...

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  7. Je découvre ces jours-ci votre blog olfactif avec le plus grand intérêt, d'autant que vous avez une jolie plume, alerte et sensuelle (forcément sensuelle, dirons-nous). C'est en quelques sortes mon "blog de chevet". (Voilà, c'est dit ;-) En fait (et brièvement), je m'intéresse depuis peu à la création de parfums, leur formulation, leur sens (y'en a-t-il un ?, vu ce billet-ci on dirait que oui...), etc. Je suis ma foi "l'Homme qui Débarque" dans ce monde complexe, mystérieux, vibrant, et fort attirant. (J'ai toujours aimé les parfums cela dit, ai quelques fragrances fétiches – je suis par ailleurs photographe, plasticien, et écrivain ; juste pour vous situer).
    Votre présent billet m'interpelle particulièrement car il évoque avec force et justesse le fameux précepte de Mac Luhan "The medium is the message", ou dit de manière plus simple et générale : "On boit l'étiquette" (c'est assez exact pour les vins, faites le test...). De l'importance du contexte – du contenant – sur le contenu ; qu'il soit visuel, procédural, sensitif, il y a TOUJOURS un conditionnement psychologique qui participe de l'expérience finale. D'aucuns en profitent, c'est certain, pour proposer parfois de la camelote bien emballée. Je me souviens, pour en rester dans le domaine de la parfumerie, d'une création de "Comme des" d'il y a quelques années, qui ne sentait (pour le coup) rien, mais absolument rien ! (contrairement à la création de ce Rien dont vous avez parlé, qui semble Tout...) On aurait dit une sorte d'hydrolat d'air oxygéné (j'ose l'expression !), dans lequel flotteraient quelques molécules odoriférantes et égarées... (inutile de préciser que le flacon en question coûtait cher). S'y sont précipités les amateurs d'art minimaliste et ô combien "conceptuel". Je sais que la discrétion est assez liée, généralement, aux créations de Rei Kawabuko, mais quand même, là ça m'avait estomaqué. Qu'on puisse payer une centaine d'euros (enfin pas loin) pour un flacon de flotte ! Je ne sais si ce jus a "fait un malheur" (chez Colette possiblement), mais bon. C'était limite, pour ma part. Comme quoi la parfumerie conceptuelle existe, une forme d'art contemporain – content pour rien. Il y a ceux qui "adorent", et ceux qui trouvent ça totalement débile, snob, limite scandaleux. Chacun voit midi à sa porte en fin de compte. Love or Hate, yes. Ensuite, mettre des extraits de sa propre merde dans une composition "artistique", je ne suis pas contre, mais il faut que ce soit sous-tendu par une cohérence globale très forte (et non pas juste un coup de marketing, comme vous l'avez parfaitement analysé). Il me parait clair que le monde de la création parfumée doit évoluer, s'étendre encore, bien au delà des notes et fragrances convenues. Sans quoi on rournera inévitablement en rond (d'ailleurs le 95% de ce que je sens en parfumerie tourne en rond depuis des années, c'est rebelote, re, re, re... ) Rares sont les véritables nouveautés, celles qui laissent penser qu'il y a encore un "champ du possible perceptif". Que vive, donc, "Sécrétions magnifiques", même si le packaging est un brin "tiré par la queue"...

    A bientôt.

    (euh, je me bats depuis cinq minutes avec votre captcha, c'est un peu le Pentagone...)

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  8. NLR, "L'Homme qui débarque" a manifestement beaucoup réfléchi à la question! Le parfum est spécialement sensible à la suggestion (notes, noms) car il est très difficile, sans formation ou entraînement, de nommer les notes: le mot suscite donc en quelque sorte la chose, qui autrement reste le plus souvent latente, perçue inconsciemment.
    Je ne vois pas bien auquel Comme des vous faites référence? En tous cas, certaines de leurs créations relèvent en effet de l'art conceptuel à mon sens. La question qui est posée: peut-on étendre le champ de ce qui est susceptible d'être considéré comme le sujet d'un parfum? La butée, c'est que ce parfum, on vit avec/dedans.
    Je pense néanmoins que le champ des odeurs n'ayant pas été énormément colonisé encore par celui de l'art, il reste encore des possibilités intéressantes; on pourrait également parler d'extension du domaine de la critique et là encore, il y a beaucoup à faire...

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  9. Passionnant tout ça ! Plus je lis des articles sur la création de parfums, ce qui est nouveau pour moi, (aspects techniques, ou poétiques, voire ésotériques), plus je trouve cela vertigineux, c'est sans fin. Et je me rends compte des correspondances – parfois des passerelles –, existantes dans la construction des oeuvres (musicales, littéraires, graphiques, olfactives – et gastronomiques sans doute). J'observe par ailleurs que les acteurs de ce secteur, en particulier les critiques, sont des gens très cultivés (ou devenus ?), qui vont chercher leurs références dans ce que la création humaine au sens large a pu nous donner. C'est fort intéressant. Mais ce qui m'intéresse surtout – et là c'est l'artiste en moi qui parle, l'inventeur s'il en est – c'est la partie nouveauté, défrichages de tous ordres, expérimentations savantes – osées –, guérillas contre le consensus, etc. Autrement dit la définition d'un parfum, et sa limite, par rapport à l'ensemble plus vaste des odeurs qu'on rencontre (ou pas !). D'où le relatif intérêt de cette composante fécale dans l'essai d'un artiste conceptuel. (Et pourquoi pas les sulfures, les mercaptans, etc.) L'intérêt aussi pour cette polémique toujours reconduite entre les partisans du "tout naturel" et ceux (comme Ellena et d'autres) de l'adjonction possible de molécules de synthèse choisies. (Ce qui élargit la palette, de toute évidence.) La grande question en fait est "un parfum doit il sentir bon ?" Et quelle est la définition en l'espèce de ce "bon" ? le "bon" de chez L'Oréal, par exemple, très marketté et commun, a un sens bien plus réduit que celui, j'imagine, d'un Duchaufour ou autre maquisard. Il faut je crois plusieurs générations pour que les mentalités s'élargissent, rendent l'inimaginable, – l'importable –, possible. Sans compter la composante culturelle, incontournable. Me reste à lire une histoire du "sent bon" à travers les âges et les cultures. Si elle existe.

    L'eau de CdG dont je parlais plus haut, date d'il y a une bonne dizaine d'années, voire davantage ; elle portait un simple numéro si je me souviens bien, une sorte de code. Je ne l'ai pas retrouvée dans la base Fragrantica – chose étonnante, vu le côté exhaustif de cette base.

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  11. NLR, en effet, plus on rentre dans l'univers du parfum, plus on se rend compte de sa complexité, notamment parce qu'il est extrêmement technique, également parce qu'il est très secret.

    Cet artiste auquel vous faites référence, qui a fait créer un parfum à partir de sa merde, m'avait initialement contactée pour que je le mette en relation avec des parfumeurs. Perso, je n'adhère pas à cette démarche que je trouve simpliste et littérale: là-dessus, pour revenir au sujet de cet article, je rejoins Antoine Lie. On peut tout à fait créer un accord qui sent le sperme. Artistiquement, c'est d'un intérêt limité.
    Quant à la question du défrichage, il me semble que les goûts olfactifs évoluent constamment, par exemple lorsque certaines molécules utilisées discrètement finissent par se retrouver en overdose dans les produits: les nez s'y sont faits, alors qu'on les aurait trouvées trop brutales si elles avaient été overdosées d'entrée de jeu. En ce moment, ce sont certaines molécules boisées-ambrées que je surnomme les "bois qui piquent".
    Cette évolution fait partie de l'histoire du parfum depuis l'arrivée des molécules de synthèse à la fin du 19ème siècle. Mais comme, encore une fois, il s'agit d'un domaine secret et très technique, on n'a pas conscience de cette évolution.
    Je vous renvoie à deux billets de ce blog que vous avez peut-être déjà consultés, portant sur Odeur 71 et sur "une question d'intention", qui portent en partie sur les sujets que vous évoquez.

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  12. Oui, il y a clairement une différence entre l'artisan (parfumeur) et l'artiste (parfumeur). Le second évolue essentiellement "contre", déconstruit, recompose, ose, joue avec les limites, les franchit parfois ; se trompe aussi, se perd souvent. Sa démarche doit être authentique, et non pas une posture, un "coup". C'est Annie Cordy je crois qui a dit, dans un moment de lucidité "on peut être star du jour au lendemain ; artiste, non". C'est vrai, ça prend du temps. Une vie bien souvent.

    Quant à la fleur de scotch de CdG, c'est une trouvaille intéressante (entre autres pour le pois de senteur, une fleur diaphane, extraordinaire, hélas oubliée). Et le flacon "déchire".

    (Ah oui : j'ai lu il y a pas longtemps un roman de Victor-Lévy Beaulieu, un de vos compatriotes, qui s'intitule "Je m'ennuie de Michèle Viroly". Très bon, plein de sons et d'odeurs. Ils sont bien ces Canadiens :-)

    Merci de votre générosité, et bon ouikène.

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