Je n’ai rien contre l’oud en soi. Le vrai est un matériau d’une complexité étourdissante. Ce qui m’ennuie, c’est le cliché qu’il est devenu, mais plus encore, sa quasi-ubiquité dans cette course pour capter le marché moyen-oriental en passe de tourner à la bousculade.
Quant à savoir si ça marche comme prévu… Il n’est pas dit que les clients du Moyen-Orient préfèrent systématiquement l’oud à d’autres types d’accord quand il s’agit de parfums occidentaux. En revanche, les amateurs de parfumerie alternative en redemandent – avec ses facettes encens, animales, cuirées, résineuses et boisées, l’oud rassemble d’un coup d’un seul plusieurs des codes-fétiches du niche. Sans oublier que ce qui passe pour la note oud est désormais fermement ancré dans la parfumerie masculine mainstream, comme le souligne Octavian Coifan dans une note récente.
Tout se passe comme si l’oud était devenu un objet culturel, un signe plutôt qu’un accord. Tout d’abord, parce que c’est une note pour laquelle les Occidentaux doivent souvent surmonter leur aversion initiale, de sorte que revendiquer un goût pour l’oud serait une espèce d’épreuve initiatique pour l’amateur de parfums : presque une preuve de virilité, qu’on soit homme ou femme. Un signe qu’on se distingue des masses envanillées.
L’oud est également le signe d’un exotisme « authentiquement » oriental (contrairement à l’Orient de fantaisie construit par la parfumerie française). Serait-il exagéré de remarquer que la vogue de l’oud coïncide avec la montée des craintes inspirées par l’Islam ? L’oud serait peut-être alors le signifiant des états du Golfe, moins menaçants – celui des riches Arabes qui déversent encore leurs pétrodollars dans les capitales occidentales tandis que nous faisons des virées-shopping à Dubaï… En tant que tel, il participe tout autant du fantasme orientaliste que Shalimar : c’est une façon de dompter l’Autre dans ce qu’il a de plus autre, l’odeur. Sans oublier que son coût nous hisse soudain symboliquement au rang des émirs… De toute façon, la note elle-même, sous la forme proposée par la plupart des marques occidentales (et sans doute dans beaucoup de produits des maisons moyen-orientales) est en elle-même une construction puisqu’on n’utilise le vrai oud qu’avec parcimonie…
Ce qui nous mène enfin au sujet annoncé, l’Incense Oud de By Kilian.
Avec le Pure Oud onctueux et animal de Calice Becker et un Rose Oud qui est sans doute l’interprétation la plus délicate de cet accord désormais classique, By Kilian a déjà deux longueurs d’avance sur la concurrence.
Dès l’an dernier, on apprenait qu’un ambre, un encens et un musc allaient compléter la collection Arabian Nights – le musc, qui fera apparaître une nouvelle signature chez Kilian, pourrait bien être un coup de théâtre. Entretemps, ce n’est pas l’ambre mais l’encens qui constitue le troisième tome de la série. Cette fois, la composition a été confiée à Sidonie Lancesseur, déjà auteur d’un oud pour la maison, Cruel Intentions, ainsi que de Straight to Heaven, construit autour du rhum.
Aurait-on changé de cap en plein vol ? Ce parfum est pour moi au moins autant un ambré-musqué qu’un encens. En tous cas, ce n’est pas un oud, du moins pas dans la formule officielle qui annonce la cardamome, le poivre rose, la rose turque, le géranium, le méthyl pamplemousse, le cèdre de Virginie, le patchouli, le papyrus, l’encens de Somalie (huile essentielle et absolue), le santal, la mousse de chêne, le ciste labdanum et des muscs. Autrement dit, comme le récent Portrait of a Lady de Frédéric Malle, ce parfum est un oud sans oud, qui joue sur l’effet plutôt que sur le matériau. Petite tricherie sur le nom, donc, mais pas d’esbroufe sur la composition.
Je ne connais pas le style de Sidonie Lancesseur mis à part ce qu’elle a fait pour Kilian, qui me semble moins délicatement équilibré que le travail de Calice Becker. Incense Oud est riche, mais moins texturé que les deux premiers Arabian Nights. Cela dit, avec 25% d’encens, la formule est littéralement surdosée en oliban, matériau difficile à manier car ses facettes minérales peuvent évoquer le sang : Sidonie Lancesseur a raboté ses aspects les plus radicaux et l’intègre en douceur dans un accord rose-patchouli qui penche à la fois vers le frais (le géranium) légèrement fruité, et de l’autre vers des odeurs sombres, presque chocolatées et très animalisées. L’effet est assez masculin – on jurerait qu’Incense Oud débarque tout juste d’un vol d’Emirates Airlines à Roissy et roule vers le Ritz, vêtu d’une gandourah d’un blanc immaculé. Sans passer par la case Montale, inch’Allah.
J’attends tout de même avec impatience les prochaines Nuits d’Arabie de Kilian, parce qu’à tout prendre, et jusqu’à nouvel ordre, tant qu’à faire dans l’oud, les siens sont parmi les plus sophistiqués du marché.
Lancement mondial le 1er mars, en format voyage le 1er avril.
Très intéressante analyse de l'engouement actuel pour l'oud. Je ne le percevait jusque là que comme un effet de mode allié à une démarche commerciale en direction du marché moyen-oriental, mais vous avez raison, il y a sans doute un effet "épreuve initiatique" un peu snob chez les amateurs de niches. Un peu comme pour la tubéreuse dans le registre des fleurs.
RépondreSupprimerPS : Alhamdulillah, expression de remerciement pour un fait attesté (grâce à Dieu) serait plus adéquat que Incha'Allah (si Dieu le veut), qui est tourné vers le futur et marque un espoir.
Merytsia, dans ce cas c'est plutôt l'espoir que je souhaitais exprimer! Car on ne sait jamais avec Montale...
RépondreSupprimerL'oud est en effet de l'ordre de la tubéreuse. Je pense aussi à ce côté "exotisme authentique"... enfin, je relis Barthes, quoi.
A ce moment historique de révolutions arabes, votre papier prend une toute autre dimension, non ? Quel que soit le motif de cet engouement, je trouve très pertinente votre évocation d'une appropriation par les occidentaux d'une culture moyen-orientale qui bien souvent les dépasse quand elle ne leur fait pas peur. Pourvu que cet engouement soit moins factice que Dubaï, microcosme de caricatures internationales. Personnellement, le parfum qui a mes yeux (et nez) a le mieux restitué cette région du monde était l'Autre de Diptyque malheureusement rayé de la liste. Et comme vous, je ne suis pas certaine que çà fonctionne sur ces marchés, s'il y a modernité arabe (dan l'hypothèse où elle apparaîtrait aussi chez ces élites), elle ne se traduira pas forcément par un goût pour de l'Orient authentique vu par les occidentaux. Surtout à base d'alcool... car il me semble quand-même que ces molécules supportent mieux les "attars", et que s'il s'agit de se parfumer à coup de pschitts alcoolisés, le beau parfum de tradition française, véhiculant aussi l'image de la France, reste d'actualité. Enfin, il me semble seulement, car je suis à peu près aussi incertaine là-dessus que l'actualité...
RépondreSupprimerNarriman
Narriman, je n'ai pas voulu mentionner explicitement les événements actuels, exaltants, que je suis avec autant d'attention que possible à cette distance... Cela ne relève pas de mes compétences. Mais bien sûr j'y songeais.
RépondreSupprimerLes bases huile, et les essences pures, sont semble-t-il encore très en demande sur ce marché et en effet, d'après mes renseignements qui ne sont toutefois que de seconde main, la parfumerie alcoolique "néo-orientale" ne fait pas forcément un tabac là-bas.
Exaltants pour vous, alors imaginez dans quel état de liquéfaction je suis ! ;)
RépondreSupprimerNarriman
Narriman, je ne connais l'Egypte que par Alexandrie où j'ai séjourné quelques semaines. Beaucoup de souvenirs olfactifs... mais pas d'oud, surtout l'encens que l'on brûle partout dans les rues.
RépondreSupprimerMa seule expérience de l'oud passe par "Al Oud" de l'Artisan, que je n'ai pas aimé. Il m'évoquait - l'oud ou le parfum ?" - la sueur. Et pas "la sueur de femme propre", comme Jacques Guerlain le disait à propos de Mitsouko...
RépondreSupprimerAlexandrie, cela me fait penser au "Quatuor d'Alexandrie"... Je me demande à quoi pouvait ressembler le parfum de Justine, "Jamais de la vie"...
(Je crois que Justine aurait porté Tubéreuse Criminelle.)
Rafaèle, dans Al Oudh, c'est sans doute le cumin qui vous fait cet effet. Mais pour moi c'est une composition assez polyphonique plutôt qu'un travail uniquement sur l'oud.
RépondreSupprimerJe me suis aussi posé la question de ce Jamais de la Vie, je ne me rappelle pas qu'il y en ait eu de description olfactive dans le livre, et pourtant, je l'ai lu et relu (d'ailleurs, j'ai aussi interviewé l'auteur quand je suis rentrée d'Alex, mais nous n'avons pas parlé de ça.)
Moi j'aurais dit un truc plus dans le genre des vieux Patou, disons Que Sais-je (l'idée d'un parfum à nom provocateur plutôt qu'un soliflore).
Belles et intéressantes considérations sur l'oud et sa vogue. Ce que j'ai remarqué c'est qu'au Moyent-Orient, hommes et femmes se le partagent (il agit comme une madeleine...) et dans le cas des Kilian, aussi bien en Pure qu'en Rose. Il est trop tôt pour savoir quel succès rencontrera Incense; en tout cas, c'est celui là, virtuel, que je préfère des 3, sans doute pour sa note oud discrète et parce que j'adore l'encens (avec également Messe de Minuit, Bois d'encens et Encens flamboyant), bien que j'admire beaucoup, surtout au vue de la concurence, les ouds de Kilian.
RépondreSupprimerRebecca, évidemment tu es mieux placée que quiconque pour savoir quel succès rencontrent les ouds de By Kilian auprès de la clientèle du Moyen-Orient, et que cette clientèle est sûrement sensible aux codes olfactifs qu'elle reconnaît, et apprécie de voir traiter d'une façon peut-être un peu différente, malgré tout, des produits qu'elle connaît. Personnellement je suis comme toi, je préfère l'encens à l'oud -- et là encore, c'est sans doute une question de références culturelles, même si comme je le disais plus haut, l'encens, j'en ai senti partout au Moyen-Orient... C'est donc une note qui réunit beaucoup de cultures.
RépondreSupprimerTout à fait d'accord à propos de cette vogue oud-signe qui déferle en ce moment. Je remarque quand même que ces accords et ces reconstitutions n'ont que peu de chose à voir avec la matière première que j'ai pu sentir dans quelques attars hors de prix. Tout ça fait vraiment synthétique à mon nez et bien qu'amateur de cette note je commence à vraiment saturer!
RépondreSupprimerBy Kilian tient quand même le haut du pavé dans le genre et cet Incense oud sans oud est assez réussi. Il faut que je le reteste mais j'ai beaucoup aimé cet encens habillé et la pointe verte cardamome pas particulièrement novatrice mais assez plaisante. Par contre il y a sur le fond quelque chose qui me déplait et que je trouve pour le coup incongru: une note masculine trop appuyée et tenace. Je n'ai pas réussi à mettre un nom dessus, quelque chose comme un musc métallique, mais bon, je sais déjà que mon nez me joue des tours avec ces bois aigrelets et les muscs.
Anatole, j'ai la même impression sur Incense Oud d'un truc masculin, pour moi une note ambrée boisée...
RépondreSupprimerUne source de vrais ouds.
RépondreSupprimerSans fioriture et sans marketing à outrance
www.agarwoodconsulting.com
Rien a voir avec Ensar!!!