Des jardins échevelés s’échappent des parfums de
laurier-rose, d’aubépines et de pittosporum, qui se mêlent aux volutes de fumée
de barbecue et aux bouffées d’air plus frais, chargé de senteurs végétales gorgées
d’eau, soufflant du Rhin. En cette fin d’après-midi moite et tiède de la
mi-mai, la Solitude-Promenade qui longe la rive droite de Bâle déroule un
paysage olfactif généreux. Qui, paradoxe, s’avère plus frappant et plus
mémorable que la plupart des œuvres que je viens de découvrir au Musée Tinguely…
Peut-être une part de ce paysage a-t-elle été captée par Anna-Sabina Zürrer
dans Solitude 2014, fiole de verre
recelant 27 ml d’huiles essentielles distillées à partir de trois mètres cubes
de plantes cueillies dans le parc Solitude, qui borde le musée. Mais comme la
fiole est protégée par une vitrine, je ne le saurai jamais.
Première d’une série d’expositions dédiées aux
cinq sens par le Musée Tinguely de Bâle, Belle
Haleine, Der Duft der Kunst (« L’odeur de l’art ») rassemble des
œuvres d’art moderne et contemporain recourant à l’odeur. Elle doit bien sûr
son nom au ready-made assisté éponyme de Marcel Duchamp – lequel, vendu à un
collectionneur anonyme lors de la dispersion de la collection Pierre Bergé
& Yves Saint Laurent, n’a pas pu être prêté au musée.
Quand les artistes utilisent des odeurs dans leurs
œuvres, de quelles odeurs s’agit-il? À quelles fins y ont-ils recours ?
Comment ces odeurs sont-elles produites – de quoi émanent-elles ? Comment
s’assure-t-on (ou pas) de leur rémanence, c’est-à-dire de l’intégrité de
l’œuvre où elles figurent ? Et comment peut-on montrer, dans le cadre d’une
même exposition, plusieurs œuvres odorantes ? Quand j’ai mis le nez dans Belle Haleine, trois jours avant le
décrochage, l’expo courait déjà depuis trois mois. Ce sont donc les problèmes
techniques qui m’ont frappée d’abord.
Les odeurs fuient. Elles se mêlent et se
contaminent. Elles s’usent, aussi, puisque pour être perçues, elles doivent
être détruites. La commissaire d’exposition Annja Müller-Alsbach
a en partie paré à ces problèmes en plaçant la plupart des œuvres derrière des
portes closes. Ces portes s’ouvrant et se refermant plusieurs fois par heure,
cela n’empêche pas la sculpture monumentale d’Ernesto Neto, Mentre niente accade (« Tandis que
rien ne se passe ») de s’immiscer dans la totalité de l’espace aérien.
Tente en forme de lys mutant suspendu tête en bas, d’où pendent de longs
pistils en Lycra bourrés d’épices, suintants de curcuma, de poivre noir, de
gingembre et de clous de girofle en poudre, l’œuvre nous fait vivre l’odeur en
immersion totale. C’est, en quelque sorte, le point de vue de l’abeille dans la
corolle.
Les œuvres odorantes de plus petit
format sont montrées derrières des vitrines d’où émerge un cylindre en plexiglas
se terminant par une passoire en forme de demi-lune, elle-même fermée par un
volet en plexi. On peut ouvrir ce volet pour humer, par exemple, le contenu
d’une boîte de la célèbre Merda d’artista
de Piero Manzoni (1961), ouverte par l’artiste Bernard Bazile en 1989.
Las ! L’étron quinquagénaire, éventé depuis un quart de siècle, n’émet
plus la moindre molécule odorante. Sans doute une bénédiction.
Cela étant, toutes les œuvres ne sont pas
destinées à sentir et/ou à être senties. Certaines, vidéos, dessins, tableaux, ne comportent aucun
matériau odorant. D’autres sont censées
sentir, mais comme elles sont présentées en vitrine et/ou scellées, il ne reste
plus qu’à croire l’artiste sur parole – l’œuvre fondatrice en la matière étant
l’Air de Paris de Duchamp (1919),
ampoule contenant 50cc de la substance en question. Encore que. La réplique
exhibée à Bâle, exécutée en 1964 sous la direction de Duchamp, fut réalisée…
dans l’air de Milan.
Qu’elles soient proposées à l’olfaction ou pas,
les œuvres odorantes pourraient se répartir en deux catégories : les sous-produits
du corps humain, et le reste (souvent des odeurs végétales). Au sein de cette
première catégorie, la plus largement représentée, plusieurs œuvres portent sur
l’odeur en tant qu’identité. Ainsi, parmi les « in-sentables »
planqués sous leurs vitrines, l’Olfactory
Art Manifest rédigé et signé par Peter de Cupere avec une encre distillée à
partir de ses odeurs corporelles. Pour Concrete
2.3 g Duft Selbstportrait,
Claudia Vogel a renoncé à se laver pendant plusieurs semaines afin de recueillir
ses effluves sur des gazes chirurgicales, dont l’extraction a été confiée à un
parfumeur.
Nez curieux, passez votre chemin : le flacon restera scellé,
tout comme celui contenant Eau Claire
de Clara Ursitti, mélange des sécrétions vaginales et menstruelles de
l’artiste, d’alcool et d’huile de coco (réalisée en 1993, soit près de 20 ans
avant La Petite Mort conçue sur le
même thème par Marc Atlan et exécutée par Bertrand Duchaufour). En revanche, de
la même Ursitti, on peut sentir un Self-portrait
in Scent, Sketch n°2 grâce à un distributeur de mouillettes assez malin.
Lesdites mouillettes étant sans doute imprégnées depuis un certain temps, plutôt
que les senteurs intimes de l’artiste, il n’en émane qu’un vague effluve
métallique.
!Achtung!
Starker Geruch (« Attention ! Odeur forte ») avertit un
label à l’entrée de la pièce contenant The
FEAR of Smell – the Smell of FEAR. Pour cette installation, l’artiste
norvégienne Sissel Tolaas a recueilli la sueur froide de onze hommes phobiques,
analysée et reproduite par IFF grâce à la capture headspace et micro-encapsulée
dans la peinture des murs. Il faut gratter ces derniers pour sentir l’odeur de
la peur.
Au bout de trois mois, forcément, ces onze sueurs
froides se sont amalgamées pour ne former qu’un immense remugle de frousse… la
panique collective ayant apparemment l’odeur d’un accident dans un labo de
parfum. Usure de l’installation ou approche trop analytique de ma part ?
En rapprochant mon nez des différentes zones, plutôt que des présences
humaines, je sens le cornichon mariné, la facette pipi de chat du bourgeon de
cassis, du cumin, du musc et des notes métalliques. Ou alors, curieusement, la
coriandre fraîche (impression spontanément confirmée par trois autres visiteurs).
Ou encore, le popcorn à l’américaine, salé et beurré… En fin de compte, cette œuvre
censée sentir la peur évoquerait plutôt la cuisine.
Les gardiens me disent avoir assisté à des
réactions négatives assez vives de la part de certains visiteurs sortant
précipitamment de l’installation. Mais ceux que j’observe lors de mes séjours
dans la pièce paraissent plutôt curieux et pensifs (neutralité suisse ?). Ils
restent tout aussi impavides face à une œuvre qui joue sur la nature
envahissante, invisible et potentiellement nocive des odeurs : l’Hypothèse de grue de Carsten Höller
& François Roche, « dragon » stylisé crachant des bouffées de
vapeur censées contenir des « phéromones » et des « substances
neuro-stimulantes non-déclarées ».
Seule la Smoking
Machine de Kristoffer Myskja suscite un rejet viscéral. Comme son nom
l’indique, cette machine célibataire fume les cigarettes à la chaîne. La pièce
qu’elle occupe sent plutôt le vieux cendrier que la fumée – fût-on une machine,
il reste interdit d’en griller une dans le musée (on espère tout de même qu’une
âme charitable trimballe de temps en temps le robot dans le jardin pour sa
pause-clopes)… L’horreur qu’éveille ce remugle de tabac froid égratigne en
passant l’un des poncifs les mieux ancrés de la parfumerie : l’idée que
nos « ressentis » olfactifs sont purement personnels et subjectifs.
Il y a trois ou quatre décennies, personne n’aurait réagi à cette odeur de
clope comme s’il s’agissait du sillage même de l’Antéchrist. Cette aversion est
un réflexe acquis, culturel.
Dans la mesure où Belle Haleine ne prétend pas que le parfum est un art,
s’intéressant plutôt à la place de l’odorat et de l’odeur dans l’art,
l’exposition ne présentait aucun parfum, exception faite des Démocratie pour Homme et Démocratie pour Femme créés par Martial
Raysse en 1970. Présentées comme des eaux de toilette commerciales, mais
dégageant l’odeur démocratique de la transpiration (encore une fois, qu’il est
grand le mystère de la foi, si l’on en croit les cartels).
On pourrait éventuellement s’interroger sur
l’espèce de puritanisme inversé qui a poussé à ne sélectionner pour Belle Haleine que des trucs qui ne
sentent pas bon. L’une des rares exceptions étant le Fainting Couch de Valeska Soares, lit en inox perforé sur lequel
s’allonger pour sentir des lys dissimulés à l’intérieur. Mais alors qu’on
allait se délecter de leur parfum exquis, le catalogue nous avertit :
« ici, la séduction et l’intoxication par les odeurs se côtoient de près. »
Poison, quoi. Valeska, on savait
déjà…
Par ailleurs, aucun des artistes sélectionnés dans
l’exposition n’a travaillé sur la forme olfactive en tant que telle. Même dans
les cas nécessitant un travail d’analyse et de composition de la part d’un
parfumeur, comme l’autoportrait d’Ursitti ou les sueurs recueillies par Tolaas,
la reproduction prime sur l’esthétique (du moins, dans les intentions qui nous
sont communiquées[i]).
L’odeur est ici essentiellement utilisée en tant qu’idée – par exemple, la possibilité de distiller son
essence/identité via des odeurs corporelles – ou pour ses effets : émotion, transgression, invasion, agression.
Pas de quoi donner des vapeurs aux aficionados du
parfum, exposés de longue date à Sécrétions
magnifiques et capables de discuter des nuances d’un cumin humain ou d’un
musc fécal dans leurs compositions préférées. S’intéresser à ce qui est
généralement jugé « puant » est une façon de repousser ses propres
limites tout autant qu’une occasion d’épater les bourgeois (comme disent les
Anglais en français dans le texte), ce que ni les avant-gardes ni les geeks ne
dédaignent. L’odeur est un média amour/haine, susceptible de susciter les
réactions les plus exacerbées. Mais est-ce que ça doit forcément puer pour être
de l’art ?
Musée Tinguely (Bâle),
du 11 février au 17 mai 2015
[i] Signalons en passant que
l’exposition n’a donné lieu à aucun catalogue, que la brochure distribuée
gratuitement aux visiteurs ne couvre pas toutes les œuvres, et que pour tout
appareil critique, elle reproduit un article publié dans le supplément du
quotidien suisse Die Zeit.
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