mardi 7 mai 2013

Expo N°5 CULTURE CHANEL au Palais de Tokyo: "L’intime désir d’imaginer sa vie"




« Comme une oeuvre d’art qui se renouvelle aux regards des visiteurs à chacune de ses expositions, le N°5 recompose son histoire selon ses rencontres et les époques qu’il traverse. »
Jean-Louis Froment, commissaire de l’exposition Culture Chanel

Après Moscou, Pékin et Canton, l’exposition Culture Chanel atterrit à Paris dans le cadre du Guest Program du Palais de Tokyo, reconfigurée pour l’occasion par son commissaire Jean-Louis Froment : cette fois, elle porte sur le N°5.

L’exposition tire, parmi les fils du texte que forme la vie de Gabrielle Chanel, ceux qui ont contribué à la création du parfum, envisagé comme une quintessence de sa vie, de ses amours, des avant-gardes qu’elle fréquentait, mais aussi comme creuset d’où surgirait, épuré, le lexique Chanel. [i] Ce sont donc, en quelque sorte, les matières premières de cette composition qu’est Chanel qui sont données à voir.

 « Il ne s’agit pas seulement de la construction d’un patrimoine stylistique, mais de la création d’un lexique que seul un artiste est capable de constituer lorsqu’il a l’intime désir d’imaginer sa vie et d’imposer les formes de ses découvertes aux autres. Elle [Chanel ndlr] comprend que la force sublime de l’art, c’est la trace, et qu’elle est le seul exercice culturel du temps », écrivait Jean-Louis Froment au sujet de l’exposition de Moscou en 2007.

Je crois depuis longtemps qu’à une époque où très peu de femmes pouvaient devenir artistes, certaines d’entre elles ont réussi à transformer en pratique artistique les carrières qui leur étaient ouvertes : de grandes courtisanes comme l’amie de Chanel, Émilienne d’Alençon, qui ont fait de leur style, leur attitude, leur mode de vie une performance, voire une auto-fiction. Des couturiers comme Madeleine Vionnet, sculpteur sur textile et inventeur de formes. Voire des muses de génie comme Misia Sert, encore une amie de Chanel…

Parmi toutes ces femmes, Chanel est pourtant la seule à avoir laissé sur notre culture une trace aussi profonde et durable que ses contemporains Picasso ou Duchamp, qu’elle connaissait d’ailleurs puisqu’elle était plus qu’attentive aux avant-gardes, des Ballets Russes au Surréalisme en passant par le Cubisme et Dada. Mais par-delà ses amitiés et ses actions de mécénat, par-delà un simple recyclage des codes visuels des avant-gardes ou une égale sensibilité à l’air du temps, Chanel s’est servi de ce qu’elle voyait et de ce qu’elle était pour créer son propre langage : geste d’artiste, selon Jean-Louis Froment.

Dans N°5 Culture Chanel, il le suggère plus qu’il ne le démontre par des pièces disposées dans des présentoirs en plexiglas, mettant en parallèle des objets ayant appartenu à Chanel, créés par elle ou liés à son histoire avec des œuvres d’artistes ou d’écrivains qu’elle a croisés : fac-similé de la partition du Sacre du Printemps, épreuves corrigées de Proust, œuvres de Picabia, Picasso, Man Ray, Duchamp, Dali…  Ainsi, le premier étui du N°5 jouxte un collage de Picasso et une carte distribuée par les Dadaïstes, dont la typographie n’est pas sans rappeler celle du parfum. Un article rédigé par Chanel, « Quand la mode illustre l’histoire », nous aiguille vers Catherine de Médicis ; un portrait de Chanel portant une fraise, par Hoyningen Huene, fait écho à un portrait semblable de la reine qui, justement, a introduit le raffinement de la parfumerie italienne en France… Le sceau de Catherine ? Un double « C ».

Deux oeuvres, une par Max Ernst montrée ci-dessus, l’autre par Francis Picabia illustrant la version anglaise, montrent également le surgissement énigmatique du chiffre 5 dans des œuvres de l’époque… Le mot « quintessence » provient évidemment du mot latin signifiant « cinq » : mot-clé de l’occultisme qui fascinait les Surréalistes, mais aussi Chanel, qui se passionnait pour la numérologie et que son amant Boy Capel avait initiée à la théosophie. Jean-Louis Froment suppose d’ailleurs – hypothèse romantique – que si elle a créé un parfum, c’était pour susciter la présence de l’absent puisque c’est là précisément ce que le parfum peut faire… Curieusement, la dernière œuvre exposée a été achetée dans une vente aux enchères deux semaines avant le vernissage. Picabia, Man Ray ? Elle n’est pas encore attribuée.


L’exposition, donc, ne démontre pas. Mais elle met en regard des objets qui vont des livres ayant appartenu à Boy Capel aux oeuvres aperçues dans certaines publicités Chanel, ou qui en ont inspiré les formes. Objets qui se regardent ; qui nous regardent. Collage de fragments ouverts aux correspondances et aux interprétations.

N°5 Culture Chanel est l’antithèse de l’exposition consacrée au parfum l’hiver dernier par le Museum of Arts and Design de New York, qui « montrait » les odeurs nues, en les classant un peu cavalièrement dans des mouvements artistiques dont les parfumeurs, et pour cause, ne se sont jamais revendiqués, et qui ne leur sont souvent pas contemporains.

L’approche de Jean-Louis Froment est plus pertinente au regard de l’art, tel qu’il se pense aujourd’hui : il est vrai qu’il en a informé le discours en fondant le CAPC de Bordeaux, qu’il a dirigé de 1974 à 1996. Il est donc logique qu’il s’y connaisse mieux qu’un curator improvisé. Pour lui, « né de cet air du temps qui porte les avant-gardes, N°5 semble en être le manifeste. Le Cubisme, le Dadaïsme, le Surréalisme sont autant de courants dont il pourrait constituer le double olfactif, tant il exprime cette aspiration à une modernité absolue. »

Le N°5 a toujours déjà été un ensemble comprenant non seulement un parfum, mais aussi un nom, un étui, un flacon, un récit – assez signifiant pour qu’aucun nom évocateur ou exotique ne soit nécessaire pour l’appuyer, puisque ce récit, c’était celui de Gabrielle Chanel elle-même. C’est ainsi qu’il a été conçu, perçu d’entrée de jeu : comme tous les grands parfums devenus des classiques, s’il a laissé sa trace dans notre culture, c’est parce que ses différents éléments présentaient une cohérence sans faille. Cela dit, il est fort possible que seul le N°5 puisse faire l’objet d’une exposition pensée en ces termes, puisqu’aucun créateur de parfum n’a aussi sciemment travaillé son récit, ses signes, son lexique (une expo Shalimar serait sans doute plus lacunaire, puisque Jacques Guerlain ne s’est jamais mis en scène).

Les amoureux du parfum seront sûrement déçus de trouver peu d’informations sur le développement olfactif du N°5. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, Jean-Louis Froment a répondu qu’il préférait laisser cela à l’imagination des visiteurs (je paraphrase : je n’ai pas pu noter). Cependant, la dernière étape de l’exposition, à l’étage supérieur, nous donne à sentir : dans les bibliothèques où l’on peut consulter à loisir des ouvrages sur le parfum et le monde de Chanel, ainsi que des livres des écrivains qui l’ont entourée, des tiroirs s’ouvrent sur de larges plaques de céramique argentée imprégnées des matières premières principales du parfum (rose, jasmin, santal, ylang-ylang, aldéhydes, vanille). Dans les tiroirs du dessous, un herbier est consacré aux plantes poussant dans les lieux habités par Chanel : Bel Respiro, place Vendôme, La Pausa…

Des ateliers olfactifs pour adultes ou enfants, conçus par le service de formation de Chanel et Cinquième Sens, sont également proposés. On peut notamment y sentir un accord floral contenu dans le N°5 avec ou sans aldéhydes : manière toute simple et efficace de démontrer l’innovation d’Ernest Beaux, plus éloquente que de clamer qu’il s’agit d’un coup de génie. Là, tout de suite, ça se sent.

N°5 Culture Chanel
Palais de Tokyo
13 avenue du Président Wilson
75016 Paris
Du 5 mai au 5 juin
Ouvert tous les jours sauf le mardi de midi à minuit.
http://palaisdetokyo.com/en/exhibitions

Crédits photo:
MAX ERNST, JOHANNES BAARGELD
Maquette pour la couverture du Manifeste We 5 (West stupidien), 1920
Collage et frottage sur papier 28,5 x 30,8 cm
Galerie Natalie Seroussi © Courtesy Galerie Natalie Seroussi

ANONYME, Sculpture dadaïste, Hologramme constitué avec le nom de Coco Chanel, 1921
Technique mixte, 24 x 18 cm ©artstalentsencheres

 Courtesy Chanel 


[i] Dans mes cours d’histoire du parfum, je montre aux étudiants les tenues que Chanel créait à l’époque où elle concevait le N°5 (c’est Octavian Coifan qui m’a fourni ces documents, tirés de magazines d’époque). Au lendement de la Première Guerre Mondiale, elle ne proposait pas uniquement ce style dépouillé, moderniste, noir et blanc dont elle ferait plus tard son emblème (particulièrement lors de son retour en 1953) : elle travaillait aussi les couleurs, les broderies, les volants. En ce sens, le N°5 fait du Chanel avant la lettre.


2 commentaires:


  1. Article passionnant, ça donne vraiment envie de faire le déplacement jusqu'à Paris.

    vh

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour vh! Je ne sais pas si l'expo à elle seule vaut le voyage, mais elle vaut très certainement une visite: c'est une petite machine à faire penser.

    RépondreSupprimer