jeudi 23 février 2023

L’Âme perdue de Le Galion, le chypre érotique de Rodrigo Flores-Roux

 

Chair de fruit mûr arrosée de miel, macérée dans les épices – cardamome, cannelle, girofle, vanille – et le confit de jasmin. Un lys qui s’érige, planté dans le terreau fertile du patchouli et de la mousse… S’il est un spectre qui hante L’Âme perdue (Le Galion) et son auteur Rodrigo Flores-Roux, c’est celui des chypres fruités épicés qui descendent de Mitsouko jusqu’à l’ère disco de Mystère de Rochas aux relents animaux, en passant par les courbes de Femme

 

Mais si la forme chypre convoquée par Rodrigo Flores-Roux lors de cette séance spirite est, de coutume, la quintessence du style parisien, elle assume ici une tonalité beaucoup moins mesurée. C’est que la verticalité sans compromis du chypre bascule – se perd -- dans un lit moelleux de vanille mexicaine et malgache, troublée par l’exubérance charnelle du parfumeur.

 

Le nom de code de la note qui deviendrait un jour L’Âme perdue était « I barely love you » -- « je t’aime à peine », ou « je t’aime à nu » ; plus tard, retravaillé par Rodrigo Flores-Roux, le parfum fut renommé « Ladrón de quereres », « voleur d’amours », en hommage à une vieille chanson mexicaine. À l’évidence, cette âme perdue est celle d’une pécheresse… Lorsque je l’ai interviewé en 2018 (voir ci-dessous), son auteur décrivait la création comme « un parfum au propos très hardi, très sexe […], « toujours avec cette idée de décadence, de perversion, de lumière qui entre dans une chambre lorsqu’on ne veut pas… » Quelle que soit la complexité de son jeu de références olfactives – et peu de parfumeurs s’y connaissent autant en histoire du parfum que Rodrigo – l’intelligence de cette composition est essentiellement érotique comme le sont rarement les chypres. Ou plutôt, son intelligence est d’avoir dévoilé l’érotisme inné du genre en engorgeant ses notes caractéristiques de vanille épicée et de miel jusqu’à parvenir à une distorsion baroque de ses proportions.

 

Issue d’une création étouffée dans l’œuf par la grande marque à laquelle elle avait été proposée, avant même de prendre son envol, cette Âme perdue est aussi celle de la parfumerie, dans la mesure où elle incarne tout ce que la parfumerie grand public a perdu. Dans ce parfum, Rodrigo Flores-Roux a versé son âme, ses souvenirs olfactifs, sa culture considérable. Chargé d’histoires intimes et d’histoire du parfum, intensément lettré et amoureusement composé, cette merveille d’intelligence sensuelle risque un jour de devenir entièrement illisible à des nez élevés aux jus rabotés par les tests consommateurs. Heureusement, il existe. Jouissons-en.

 

Rodrigo Flores-Roux parle de L’Âme perdue

 

Voici un extrait de mon entretien avec Rodrigo Flores-Roux, réalisé pour le catalogue de l’exposition “Nez à Nez, parfumeurs contemporains” présentée au mudac – Musée de design et d’arts appliqués contemporains de Lausanne, du 15.02 au 16.06.2019, publié par Nez Éditions sous le titre de Sentir, ressentir, Parfumeurs, odeurs et émotions (cliquez ici pour l’acheter).


 Lorqu’au cours de cette interview je lui ai demandé lequel de ses parfums lui tenaient le plus à cœur, il a nommé L’Âme perdue de Le Galion. Voici le récit de sa genèse :

 

 « Il y a une dizaine d’années, j’ai proposé un parfum à une grande marque américaine que j’avais nommé, en le développant, “I barely love you”, “Je t’aime à peine“ mais aussi, “je t’aime à nu, à cru”... Il n’a pas passé les tests. Mais cet accord, je l’avais toujours, je le travaillais, je le portais, j’avais beaucoup de commentaires...  En 2011, pour mon 20e anniversaire en tant que parfumeur, ma famille a organisé une soirée à Mexico. On a invité 120 personnes. Pour cette occasion, j’ai décidé de donner un parfum. J’ai pris l’accord, je l’ai travaillé, je l’ai adouci, je lui ai donné un côté miellé hespéridé... J’ai cherché un nom, et un soir que je travaillais tard au bureau j’ai mis une vieille chanson mexicaine d’Agustín Lara, où il parle de “ ladrón de quereres ”, voleur d’amours... Puis, heureusement, le destin met parfois dans vos pas des gens chez qui vous trouvez un écho. En 2014, j’ai rencontré Nicolas Chabot, un homme d’une intelligence émotionnelle et esthétique très aiguë qui avait relancé Le Galion. Cette marque a joué un rôle important pour moi dans mon enfance parce que ma tante Rosa a porté toute sa vie Sortilège. Et ma prof d’anglais, Miss Enriqueta, le Jasmin, dont j’étais tombé absolument amoureux... Et puis un de leurs parfums me fascine depuis mon enfance : Bourrasque. Un chypre avec un côté Bandit, Miss Dior, Mitsouko... Nicolas voulait le relancer. Au fur et à mesure que je le travaillais, ce projet pour Bourrasque s’est mis à ressembler à Ladrón de quereres. J’ai donc combiné les deux formules. Puis Nicolas m’a annoncé qu’il allait sortir ma formule sous un autre nom, celui d’un parfum de Lanvin des années 20 dont il avait racheté les droits... « Parce que d’une certaine manière, tu es un peu une âme perdue... ». Alors L’Âme Perdue, c’est une histoire personnelle, une histoire d’amitié : un parfum-phare dans ma vie. »

 

Illustration: Bacchante de Joaquin Sorolla (1886)


3 commentaires:

  1. Quel bonheur de vous retrouver, plume à la main, à nous inspirer de nouveau. Quelle curiosité, maintenant, de sentir cette âme perdue. Hâte de vous lire encore, et encore. Merci! Zazie

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    1. Je suis sûre que ce parfum vous inspirera, c'est l'un des plus beaux chypres rétro/contemporains que je connaisse !

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  2. Well-written information. Very impressive and to the point
    Have a look at my new blog Professor Teaches Quickbooks Crack 2023

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