« Comme une oeuvre d’art qui se
renouvelle aux regards des visiteurs à chacune de ses expositions, le N°5
recompose son histoire selon ses rencontres et les époques qu’il traverse. »
Jean-Louis Froment, commissaire de
l’exposition Culture Chanel
Après Moscou, Pékin et Canton, l’exposition Culture Chanel atterrit à Paris dans le cadre du Guest Program du Palais de Tokyo,
reconfigurée pour l’occasion par son commissaire Jean-Louis Froment :
cette fois, elle porte sur le N°5.
L’exposition
tire, parmi les fils du texte que forme la vie de Gabrielle Chanel, ceux qui ont
contribué à la création du parfum, envisagé comme une quintessence de sa vie,
de ses amours, des avant-gardes qu’elle fréquentait, mais aussi comme creuset
d’où surgirait, épuré, le lexique Chanel. [i] Ce sont donc, en
quelque sorte, les matières premières de cette
composition qu’est Chanel qui sont données à voir.
« Il ne s’agit pas seulement de la
construction d’un patrimoine stylistique, mais de la création d’un lexique que
seul un artiste est capable de constituer lorsqu’il a l’intime désir d’imaginer
sa vie et d’imposer les formes de ses découvertes aux autres. Elle [Chanel
ndlr] comprend que la force sublime de l’art, c’est la trace, et qu’elle est le
seul exercice culturel du temps », écrivait Jean-Louis Froment au
sujet de l’exposition de Moscou en 2007.
Je crois depuis longtemps qu’à une époque où très peu de femmes
pouvaient devenir artistes, certaines d’entre elles ont réussi à transformer en
pratique artistique les carrières qui leur étaient ouvertes : de grandes
courtisanes comme l’amie de Chanel, Émilienne d’Alençon, qui ont fait de leur
style, leur attitude, leur mode de vie une performance, voire une auto-fiction.
Des couturiers comme Madeleine Vionnet, sculpteur sur textile et inventeur de
formes. Voire des muses de génie comme Misia Sert, encore une amie de Chanel…
Parmi toutes ces femmes, Chanel est pourtant la seule à avoir laissé sur
notre culture une trace aussi profonde et durable que ses contemporains Picasso
ou Duchamp, qu’elle connaissait d’ailleurs puisqu’elle était plus qu’attentive
aux avant-gardes, des Ballets Russes au Surréalisme en passant par le Cubisme
et Dada. Mais par-delà ses amitiés et ses actions de mécénat, par-delà un
simple recyclage des codes visuels des avant-gardes ou une égale sensibilité à
l’air du temps, Chanel s’est servi de ce qu’elle voyait et de ce qu’elle était
pour créer son propre langage : geste d’artiste, selon Jean-Louis Froment.
Dans N°5
Culture Chanel, il le suggère plus qu’il ne le
démontre par des pièces disposées dans des présentoirs en plexiglas, mettant en
parallèle des objets ayant appartenu à Chanel, créés par elle ou liés à son
histoire avec des œuvres d’artistes ou d’écrivains qu’elle a croisés :
fac-similé de la partition du Sacre du Printemps,
épreuves corrigées de Proust, œuvres de Picabia, Picasso, Man Ray, Duchamp,
Dali… Ainsi, le premier étui du N°5
jouxte un collage de Picasso et une carte distribuée par les Dadaïstes, dont la
typographie n’est pas sans rappeler celle du parfum. Un article rédigé par
Chanel, « Quand la mode illustre l’histoire », nous aiguille vers
Catherine de Médicis ; un portrait de Chanel portant une fraise, par
Hoyningen Huene, fait écho à un portrait semblable de la reine qui, justement,
a introduit le raffinement de la parfumerie italienne en France… Le sceau de
Catherine ? Un double « C ».
Deux oeuvres, une par Max Ernst montrée ci-dessus, l’autre par Francis Picabia illustrant la version anglaise, montrent également le surgissement
énigmatique du chiffre 5 dans des œuvres de l’époque… Le mot
« quintessence » provient évidemment du mot latin signifiant
« cinq » : mot-clé de l’occultisme qui fascinait les
Surréalistes, mais aussi Chanel, qui se passionnait pour la numérologie et que
son amant Boy Capel avait initiée à la théosophie. Jean-Louis Froment suppose
d’ailleurs – hypothèse romantique – que si elle a créé un parfum, c’était pour
susciter la présence de l’absent puisque c’est là précisément ce que le parfum
peut faire… Curieusement, la dernière œuvre exposée a été achetée dans une
vente aux enchères deux semaines avant le vernissage. Picabia, Man Ray ? Elle
n’est pas encore attribuée.
L’exposition, donc, ne démontre pas. Mais elle met en regard des objets qui vont des livres ayant appartenu à Boy Capel aux oeuvres
aperçues dans certaines publicités Chanel, ou qui en ont inspiré les formes. Objets
qui se regardent ; qui nous regardent. Collage de
fragments ouverts aux correspondances et aux interprétations.
N°5 Culture Chanel
est l’antithèse de l’exposition consacrée au parfum l’hiver dernier par le
Museum of Arts and Design de New York, qui « montrait » les odeurs
nues, en les classant un peu cavalièrement dans des mouvements artistiques dont
les parfumeurs, et pour cause, ne se sont jamais revendiqués, et qui ne leur
sont souvent pas contemporains.
L’approche
de Jean-Louis Froment est plus pertinente au regard de l’art, tel qu’il se pense aujourd’hui : il
est vrai qu’il en a informé le discours en fondant le CAPC de Bordeaux, qu’il a
dirigé de 1974 à 1996. Il est donc logique qu’il s’y connaisse mieux qu’un curator improvisé. Pour lui, « né de cet air
du temps qui porte les avant-gardes, N°5 semble en être le manifeste. Le
Cubisme, le Dadaïsme, le Surréalisme sont autant de courants dont il pourrait
constituer le double olfactif, tant il exprime cette aspiration à une modernité
absolue. »
Le N°5 a toujours déjà été un ensemble comprenant non seulement un
parfum, mais aussi un nom, un étui, un flacon, un récit – assez signifiant pour
qu’aucun nom évocateur ou exotique ne soit nécessaire pour l’appuyer, puisque
ce récit, c’était celui de Gabrielle Chanel elle-même. C’est ainsi qu’il a été
conçu, perçu d’entrée de jeu : comme tous les grands parfums devenus des
classiques, s’il a laissé sa trace dans notre culture, c’est parce que ses
différents éléments présentaient une cohérence sans faille. Cela dit, il est
fort possible que seul le N°5 puisse faire l’objet d’une exposition pensée en
ces termes, puisqu’aucun créateur de parfum n’a aussi sciemment travaillé son
récit, ses signes, son lexique (une expo Shalimar serait sans doute plus
lacunaire, puisque Jacques Guerlain ne s’est jamais mis en scène).
Les amoureux du parfum seront sûrement déçus de trouver peu
d’informations sur le développement olfactif du N°5. Lorsque je l’ai interrogé
à ce sujet, Jean-Louis Froment a répondu qu’il préférait laisser cela à
l’imagination des visiteurs (je paraphrase : je n’ai pas pu noter).
Cependant, la dernière étape de l’exposition, à l’étage supérieur, nous donne à
sentir : dans les bibliothèques où l’on peut consulter à loisir des
ouvrages sur le parfum et le monde de Chanel, ainsi que des livres des
écrivains qui l’ont entourée, des tiroirs s’ouvrent sur de larges plaques de
céramique argentée imprégnées des matières premières principales du parfum
(rose, jasmin, santal, ylang-ylang, aldéhydes, vanille). Dans les tiroirs du
dessous, un herbier est consacré aux plantes poussant dans les lieux habités
par Chanel : Bel Respiro, place Vendôme, La Pausa…
Des ateliers olfactifs pour adultes ou enfants, conçus par le service
de formation de Chanel et Cinquième Sens, sont également proposés. On peut
notamment y sentir un accord floral contenu dans le N°5 avec ou sans
aldéhydes : manière toute simple et efficace de démontrer l’innovation
d’Ernest Beaux, plus éloquente que de clamer qu’il s’agit d’un coup de génie.
Là, tout de suite, ça se sent.
N°5 Culture Chanel
Palais de Tokyo
13 avenue du Président Wilson
75016 Paris
Du 5 mai au 5 juin
Ouvert tous les jours sauf
le mardi de midi à minuit.
http://palaisdetokyo.com/en/exhibitions
Crédits photo:
MAX ERNST, JOHANNES BAARGELD
MAX ERNST, JOHANNES BAARGELD
Maquette pour la couverture du Manifeste We 5 (West
stupidien), 1920
Collage et frottage sur papier 28,5 x 30,8 cm
Galerie Natalie Seroussi © Courtesy Galerie Natalie
Seroussi
ANONYME, Sculpture dadaïste, Hologramme constitué
avec le nom de Coco Chanel, 1921
Technique mixte, 24 x 18 cm ©artstalentsencheres
Courtesy Chanel
[i]
Dans mes cours d’histoire du
parfum, je montre aux étudiants les tenues que Chanel créait à l’époque où elle
concevait le N°5 (c’est Octavian Coifan qui m’a fourni ces documents, tirés de
magazines d’époque). Au lendement de la Première Guerre Mondiale, elle ne
proposait pas uniquement ce style dépouillé, moderniste, noir et blanc dont
elle ferait plus tard son emblème (particulièrement lors de son retour en
1953) : elle travaillait aussi les couleurs, les broderies, les volants.
En ce sens, le N°5 fait du Chanel avant la lettre.
RépondreSupprimerArticle passionnant, ça donne vraiment envie de faire le déplacement jusqu'à Paris.
vh
Bonjour vh! Je ne sais pas si l'expo à elle seule vaut le voyage, mais elle vaut très certainement une visite: c'est une petite machine à faire penser.
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