dimanche 18 avril 2010

La naissance d'Angel de Thierry Mugler: conférence de Vera Strubi à la Société Française des Parfumeurs


Qu’on l’adore ou qu’on le déteste, Angel de Thierry Mugler, best-seller depuis près de deux décennies, est devenu un classique, et sa success story est un tel cas d’école qu’elle est enseignée à Sciences Po et à l’INSEAD. Pas étonnant, donc, que la conférence donnée jeudi dernier aux membres de la Société Française des Parfumeurs et de la Société Française de Cosmétologie par la « maman » d’Angel, Vera Strubi, accompagnée du consultant Yves de Chiris et de Nelly Chenelat, directrice du marketing international, ait fait salle comble : l’industrie du parfum rêve de reproduire ce succès depuis des années.

Si vous avez lu l’incontournable Parfums de Légende de Michael Edwards, vous connaissez déjà le récit de la naissance du premier parfum gourmand. Je me contenterai d’ajouter quelques notes prises lors de la conférence (pour un autre compte-rendu, consultez 1000fragrances d’Octavian Coifan).

Lorsque Vera Strubi fut recrutée pour lancer le premier parfum de Thierry Mugler, à une époque où les défilés-spectacles du couturier étaient des événements si courus qu’on se battait littéralement à la porte pour y avoir accès, son premier souci fut de s’adapter à la culture d’une entreprise, Clarins, spécialisée dans le soin, et de prendre appui sur l’expertise de cette société.

Elle demanda donc au président de Clarins, Jacques Courtin, s’il souhaitait qu’elle lui propose un plan en trois ans. Réponse de M. Courtin : « Développez d’abord le produit, on verra ensuite. »

Son premier entretien avec Thierry Mugler fut tout aussi déconcertant pour Mme Strubi. Celui-ci se présenta en effet avec un flacon rectangulaire et un échantillon de parfum, en lui précisant qu’elle n’aurait pas grand-chose à faire, puisque c’était ce flacon et ce parfum qu’il voulait. Quant au nom, ce serait « Thierry Mugler ». Vera Strubi lui fit remarquer que le nom en question n’était pas facile à prononcer : il lui faudrait quelque chose de plus universel. Elle présenta ensuite au couturier une cinquantaine de flacons de parfums achetés en parfumerie, en lui demandant comment il orienterait son choix s’il était une cliente. Il répondit : le nom, la couleur, la forme du flacon. Exactement, lui répondit Mme Strubi. « Le parfum, c’est une histoire. On ne peut pas le tester comme un soin, il n’y a pas de résultat. »

Thierry Mugler lui accorda deux mois pour trouver l’histoire, le flacon et le nom. Vera Strubi interrogea tous les proches du couturier, et même sa mère.

L’idée du flacon en étoile fut suggérée à Mme Strubi par la bague que portait le couturier : l’étoile était d’ailleurs sa forme-fétiche, qu’on retrouvait sur tous les boutons de ses vêtements et jusque sur sa peau, puisqu’il portait une tatouée sur son épaule. Fabriquer le flacon dessiné par Mugler relevait quasiment de l’impossible, et le seul verrier qui acceptât de le tenter mit un an et demi à réussir le moule. Le résultat était si onéreux qu’il fallait vendre le parfum au double du prix de ses concurrents. Mais Vera Strubi et Thierry Mugler restèrent inflexibles : c’était ce flacon ou rien. C’est alors que Mme Strubi eut un coup de génie, inspiré par les urnes de Caron : on créerait des fontaines high-tech où les clientes pourraient venir remplir leurs flacons à un coût bien moindre.

Quant au parfum lui-même, conçu par Olivier Cresp et Yves de Chiris sur une idée de Thierry Mugler – un parfum sentait les friandises de l’enfance, pomme d’amour, chocolat et barbe-à-papa – il fit pousser les hauts cris chez Clarins, et tous les parfumeurs à qui on le fit sentir : « Ça pue ! » Une fois de plus, Mugler et Vera Strubi campèrent sur leurs positions : ça ou rien.

Le nom, « un peu cucul », avouait Vera Strubi, fut issu d’une recherche sémantique sur les mots associés au ciel – mais comme il tombait en pleine vogue des anges gardiens aux USA, il était dans l’air du temps.

Le lancement d’un produit aussi hors-normes posait problème, et c’est là que la culture d’entreprise Clarins entra en jeu. Chaque produit Clarins est muni d’une carte que la cliente peut renvoyer avec ses impressions : la société a mis en place un service exclusivement dédié au traitement de ces cartes. Angel fut donc assorti de sa propre carte – à ce stade, qu’importait un franc de plus dans le coût de fabrication ?

À l’époque, expliquait Vera Strubi, il n’existait pas de chaînes de parfumerie et seules 200 boutiques acceptèrent de prendre Angel la première année – aucune à Paris puisque les parfumeries parisiennes faisaient essentiellement du discount. L’année suivante, 1993, Angel fut lancé de façon encore plus restreinte aux USA, avec seulement 40 points de vente.

Au cours des cinq premières années, à part les road-shows, le budget promotionnel d’Angel fut consacré dans sa totalité aux cartes-clientes, sans la moindre publicité. Et les clientes jouèrent le jeu à fond, envoyant des témoignages et même des dessins – curieusement, alors que les Européennes racontaient des émotions liées à l’enfance, les Américains étaient sensibles à la dimension érotique, et racontaient qu’elles se faisaient draguer…

Selon Vera Strubi, c’est cette dimension contractuelle, relationnelle et émotionnelle avec la consommatrice qui a distingué Angel de ses concurrents et assuré son succès durable.

Interrogée sur la possibilité d’un succès semblable aujourd’hui, elle a répondu que cela lui semblait faisable, mais qu’on était « bloqués par les distributeurs ». « Les femmes ont envie d’être surprises. Mais où le vendre ? Tout le monde a évolué, sauf les distributeurs. On s’ennuie à mort dans les parfumeries, c’est comme un supermarché… »

Espérons qu’elle sera entendue, car on manque cruellement de grands lancement mainstream audacieux – il ne suffit pas de rêver au succès d’Angel : encore faut-il avoir le courage et la conviction de ceux qui l'ont lancé.

13 commentaires:

  1. Courage et conviction, c'est exactement ça! Il fallait croire en un produit pareil, et d'après ce que j'ai pu lire sur sa conception et son lancement, ça a été un travail de longue haleine...

    Je me rappelle avoir complètement craqué pour cette étoile bleue après un moment de stupéfaction à sa sortie... et oui, la petite carte dans la boîte. Le "cercle Angel", qui envoyait des échantillons des nouvelles déclinaisons, posait des questions, envoyait des cartes de vœux, etc etc... c'était extraordinaire, et ça distinguait encore plus Angel de tous les autres parfums du marché. Autant dire qu'en étant choyée comme ça, ça vous forge un solide attachement envers la marque!

    Merci pour le compte-rendu! Et j'espère aussi, de tout cœur, que le marché de grande distribution sorte un autre Angel...qui n'en soit pas une copie. Mais j'ai peu d'espoir, vu les tendances actuelles....

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  2. Merci Sixtine de ces précisions! Je n'ai moi-même jamais été une cliente Angel -- c'est même l'un des rares parfums qui, à l'essai, m'aient donné envie de m'écorcher le bras plutôt que de garder ça sur la peau, ce qui ne m'empêche pas d'admirer à la fois la composition et tout le processus de création et de lancement. En effet, il fallait être visionnaire, et des visionnaires... je suppose qu'il y en a, mais j'ai l'impression qu'ils ne sont pas suivis, comme M. Courtin a su suivre la dream-team Angel.

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  3. Oh, je comprends très bien qu'il puisse faire un effet pareil! D'ailleurs, depuis, il a été tellement trop et mal porté qu'il m'insupporte.... mais bien entendu, on peut tout à fait reconnaître la qualité d'un parfum sans l'aimer, comme tu le remarques.

    Une chose qui m'est venue après avoir tapé ce premier commentaire, c'est qu'avec Angel, on sentait un vrai respect pour la consommatrice, et une vraie foi en le produit: flacon ressourçable, cercle,... c'était partir du principe que oui, la cliente allait racheter. Je me rappelle, au moment de la sortie de Boudoir, Vivienne Westwood disait dans une interview qu'un parfum n'était un succès qu'à partir du moment où il était racheté.
    Dans le marché actuel, avec les flankers, les éditions éphémères, le front loading, je n'ai plus vraiment l'impression, dans l'ensemble, qu'on vise à ce que la cliente soit même contente à long terme, tant qu'elle passe vite à la caisse et que le produit bouge un maximum avant de faire place au suivant....

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  4. Respect de la consommatrice, foi dans le produit... en effet, le marché pèche actuellement sur ces deux points essentiels, en tous cas dans le mainstream.
    J'ajoute à mon tour qu'au cours de la conférence, Yves de Chiris a insisté quant à lui sur l'extrême cohérence de la marque Thierry Mugler. C'est ce qui permet à la maison de lancer une gamme de maquillage en effet tout à fait dans les codes Angel. Le plus fou, c'est que moi qui ne suis pas du tout Angel, j'ai trouvé la présentation de ce maquillage tellement séduisante et originale que j'en ai eu envie tout de suite. Ça, c'est du marketing bien pensé parce qu'il est au service d'une idée forte au départ!

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  5. pareil, j'ai toujorus détesté angel, mais je reconnais sa qualité, sa force innovatrice à 'époque, il fallait oser sortir un parfum pareil qui changeait complètement de ce qu'on voyait sur le marché.; et si j'avoue être insensible à l'univers de la marque en général (je n'aime pas plus alien et les autres parfums en général) je reconnais qu'il y aune cohérence et une identité au sein de cette marque.

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  6. Sophie, en effet, je trouve que cette marque est un vrai tour de force, et assez constamment innovante d'un point de vue technique et olfactif. Donc, chapeau.

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  7. Le plus merveilleux avec Angel, c'est en effet la cohérence totale par rapport à la marque. Tout est pensé, la couleur, la forme du flacon, le jus. On sent un vrai travail derrière, une construction légitime, un parti pris et pour tout dire un risque... d'imposer pleinement ses idées! Et pour ça, c'est fabuleux que ça ait marché. J'ai adoré le flacon étoile en hauteur 75ml que j'ai acheté presque immédiatement sans forcément craquer pour le parfum. J'ai renvoyé ma carte dans la foulée. Je me sentais rentrée dans un cercle privilégié où on me chouchoutait. Côté parfums, j'admirais le jus, je le trouvais délicieux sur d'autres femmes mais pas sur moi où j'avais l'impression de rester au stade pomme d'amour/fruits de la passion acidulés pendant des heures, en attendant désespéremment le côté chocolaté. Donc je n'en ai jamais racheté pour moi mais en revanche j'ai craqué pour le peeling et la brume pour les cheveux, et je l'ai offert à ma mère notamment qui le portait divinement... Le parfum gourmand, clone d'Angel, qui m'a faite devenir totalement accro c'est le 1er Lolita Lempicka, dès son lancement en 1997. Il y a eu d'autres rares succès depuis et je pense notamment à J'adore mais je n'ai jamais compris le concept de ce parfum. Pourquoi un floral fruité vert se retrouve t'il dans un flacon à col massaï, en baignant dans l'or??? Un succès comme Angel montre bien qu'avec de la détermination et une vraie vision, tout est encore possible côté mainstream. Mes derniers coups de coeur en ce domaine ont été Lovely et Sensuous.

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  8. Rebecca, en effet, Lolita Lempicka a été un autre grand succès mainstream où tout était en adéquation, mais que seul le pionnier Angel rendait possible... Je crois que ce degré d'attention à la consommatrice n'a jamais été égalé, ton témoignage en apporte une autre preuve.

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  9. JulienFromDijon26 avril 2010 à 03:48

    Mon dieu, ça ressemble à un horrible discours formaté cette conférence.

    C'est rempli d'histoires toutes faites : l'artiste intransigeant frôlant la tyrannie, les nez trop élitistes qui trouvent que ça pue, l'audace -le jamais fait- du lancement, l'honnêteté artistique récompensée par le soutient des gentilles clientes avec les petites cartes,
    et un petit côté "j'ai vécu quelque chose d'exceptionnel, mes petits, avec un peu de chance vous pourrez un jour le toucher du doigt", "j'ai jamais perdu confiance", "c'était dur mais on l'a fait".
    En une phrase : une débile histoire de success story à l'américaine.

    Pour moi ça sonne très pipeau. Surtout à cause du déni de l'importance du contenu du flacon : le parfum (Angel ne correspond pas non plus à mes goût, mais je le trouve époustouflant dans sa construction).

    L'oratrice se met plus en valeur qu'elle n'explique les raisons rationnelles du succès d'angel. C'est tout l'art de raconter une histoire, le même art qui consiste à transformer par le récit une banale histoire humaine en aventure, qui sert à sublimer un CV, qui sert à exploiter un nouveau concept à la mode pour vendre la même chose qu'avant sous un nouvel emballage. L'art d'attirer l'éclairage sur soi, qu'importe si on ne raconte pas tout à fait la vérité.

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  10. Julien, mais c'est qu'on serait ronchon? Moi, j'aimerais bien posséder cet art, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une histoire de lancement, sanctionnée par un véritable succès et durable qui plus est, qui fasse rêver.
    Ce post est une transcription de mes notes, donc il ne reproduit que partiellement le contenu de la conférence. La question de l'élaboration du parfum n'a pas été déniée, mais comme je la connaissais déjà par le Michael Edwards et certains passages du livre de Chandler Burr (supprimés mais disponibles sur Basenotes), je n'ai pas pris de notes.

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  11. JulienFromDijon4 mai 2010 à 15:00

    :) Ronchonner n'est-il pas un art typiquement français ?
    Vous prenez admirablement bien des notes, et merci encore de nous les faire partager. Je savais que mon message serait maladroit, puisque je ne m'en prend pas à vous, mais à une conférence où, somme toute, je ne fus pas!
    Mais certains discours me hérissent le poil. Chaque tour de passe-passe de communication décelé allume en moi comme une ampoule "attention". Quand la guirlande de Noël est pleine, je commence à m'interroger sérieusement sur les vraies intentions de l'orateur.
    Ce qui ne m'empêche pas de désirer progresser, moi aussi, dans l'art de raconter des histoires ;)

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  12. Julien, Thierry Mugler présente un nouveau parfum le 5 mai. Et voilà.

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  13. ça marche ce truc? test

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