dimanche 11 juillet 2010

La Rose sans Nom de M. Webber



Feu Mme Webber avait de la chance, en tous cas du point de vue de ceux qui liront ces lignes. Son mari était chimiste/parfumeur pour la Stepan Company, qui semble-t-il était leader dans l’industrie des matières aromatiques aux USA. Et bien que le summum de la carrière de M. Webber ait été de composer le parfum du détergent Pine-Sol (à l’essence de pin comme son nom l’indique), ce qui n’est pas foncièrement glamour, cette odeur-là réveille sûrement bien plus de souvenirs chez les Américains que celle du N°5, ce qui n’est pas une mince réussite. Grâce au métier de son mari, Mme Webber avait accès à toutes sortes de parfums inédits en plus de parfums commerciaux dont certains devaient être produits par la Stepan Company, ce qui fait qu’elle a laissé une collection assez conséquente à son décès. Et là, elle a encore eu de la chance puisque cette collection, plutôt que d’aboutir là où échouent les articles invendus des ventes de successions, est tombée entre les mains d’une fanatique du parfum, Carol Sasich, auteur du blog WaftbyCarol. Carol est à l’origine de cette opération de blogging collectif, autour d’un parfum apparemment composé par M. Webber, puisque 22 petits flacons sans étiquette se retrouvaient dans la collection. Elle en a donc envoyé six à d’autres auteurs de blog pour recueillir leurs impressions.


Le parfum qu’elle a surnommé Mystery 6T, d’après une sorte de symbole en forme de 6 et de T que portaient les flacons, remonte probablement à la deuxième moitié des années 70, peut-être aux années 80, car on y retrouve des damascones, matériaux utilisés pour la première fois en parfumerie dans Nahéma en 1979. La composition a de faux airs de Parure: c’est une rose chyprée à facettes fruitées – fraise, framboise, pêche – saupoudrée de cet effet cannelle qu’on souvent les roses, allégée par l’hédione. C’est ravissant, bien foutu et pas très excitant : rien à voir avec l’ampleur héroïque de la parfumerie américaine à son meilleur ce qui, pour cette période, signifiait essentiellement Estée Lauder. Mystery 6T était peut-être destiné à une marque mass-market comme Avon ou Max Factor, à une époque où même le mass-market ne se moquait pas du consommateur.


Ou alors, la réaction « joli-mais-bof » qu’éveille chez moi Mystery 6T est-elle attribuable à ce qui lui manquera à jamais, et qui est ce qui nous attire vers un parfum d’abord ? Un nom. Un flacon. Une histoire. Tout ce qui fait entrer un parfum dans nos rêves -- après tout, si des oenologues peuvent coter plus sévèrement un vin présenté comme vin de table alors qu'il s'agit d'un grand cru classé, les amoureux des parfums peuvent bien trouver moins de charme à un jus anonyme qu'à celui qui porte un nom de légende...

Mystery 6T n’a pas d’histoire, sauf celle de son dernier voyage. Il n’a jamais été assez aimé pour atterrir en rayon. Sans doute Mme Webber n’en raffolait-elle pas elle-même, puisqu’aucun des 22 flacons n’est entamé. Elle les avait peut-être conservés en mémoire de son défunt mari, ou tout simplement parce qu’elle n’avait jamais songé à s’en défaire : ils étaient restés là, intacts, souvenirs mélancoliques d’une longue vie conjugale, jusqu’à ce que Carol les sauve de l’oubli.


D’ailleurs, lorsqu’on se penche sur la listes des parfums achetés par Carol, on peut se demander ce que la défunte aimait du parfum, quels étaient ses goûts : la collection, en réalité, n’en révèle rien. On y voit des classiques : N°5 et Calèche (les seuls qui aient intéressé d’autres clientes que Carol). Jicky et Shalimar. Joy et L’Air du Temps. Équipage, Ô de Lancôme, Opium…. Que des best-sellers, de styles variés : le genre de truc qu’on offre à sa femme pour son anniversaire ou qu’on rapporte de voyage d’affaires (c’est à se demander si M. Webber connaissait les goûts de madame). Le reste est très moyen-de-gamme américain : Avon, Tuvache, Max Factor, ou alors Coty, Houbigant et Dana à une époque où ils se vendaient dans les drugstores. Un ou deux flacons rapportés de voyages aux Caraïbes. Sans oublier les travaux de monsieur, pour la plupart encore intacts.


Feu Mme Webber aimait-elle seulement les parfums ? Les réservait-elle plutôt, comme bien des femmes de sa génération, aux occasions spéciales ? Pratiquement tous les flacons étaient pleins, sauf un appellé Diotima, inconnu au bataillon, qui semble avoir été beaucoup porté. On peut imaginer, un peu méchamment, une sorte de guerre olfactive entre les époux Webber : madame pas du tout branchée parfums, au fond – ou alors, totalement shootée au Pine-Sol – refusant obstinément de porter ce que son mari, rentrant tout odorant du labo, s’obstinait à lui offrir…


On ne le saura jamais. Mais il est émouvant de penser qu’une amoureuse des parfums a remporté toutes ces petites machines à voyager dans le temps ; qu’elle ressuscite les souvenirs qu’elles contiennent, même si ce ne sont pas les siens et peut-être même pas ceux de leur propriétaire…


Le sort heureux de la collection Webber m’a fait songer à ce qui arriverait à la mienne. Si je n’achetais plus jamais une seule goutte de parfum – ce qui me semble assez improbable – j’en aurais probablement encore assez pour me faire embaumer avec, même en ayant la longévité des femmes de ma famille. Je n’ai jamais réfléchi à ce qu’il adviendrait de ces flacons.


Et vous, avez-vous songé au destin des vôtres, dans un avenir bien entendu très lointain ?


Découvrez les autres variations sur la rose de M. Webber :


All I am a Redhead

Olfactarama

I smell therefore I am

CJScents

Perfume Journal

Parfümieren

Bloody Frida


Et bien sûr l'initiatrice de cette opération, WaftbyCarol



Illustration: Rosa Meditativa de Salvador Dali (1958)

17 commentaires:

  1. A vrai dire, je ne me sens pas collectionneuse de parfums! Donc, je ne pense pas à leur transmission. C'est devenu un plaisir éphémère. Le Feu d'Issey (1998) qui était pourtant une grande Création de Jacques Cavallier, a déjà disparu, faute de ne pas avoir été assez rentable assez vite. Et les marques de niche qui proposent, pas toutes, de bons parfums, sont aussi sous le joug des restrictions...

    Je sais hélas que la plupart des grands parfums, et surtout les Chypres mythiques (en tête Femme et Miss Dior)ne peuvent plus exister dans leur beauté originelle, en particulier à cause des normes IFRA et des restrictions sur la mousse de chêne. La Parfumerie perd hélas ses racines, une part de son patrimoine, vend son âme. Louis XV pouvait penser "après moi le déluge"; pour nous, il a commencé...

    Je suis reconnaissante à l'Osmothèque de m'avoir fait connaître des chefs d'oeuvre disparus comme l'Iris Gris ou l'Ambre Antique, mais s'ils ne sont pas destinés à être portés, c'est aussi un déchirement total de se dire, qu'à moins d'un miracle, c'est à dire, la volonté de ces marques de les ressusciter à l'identique, ou au plus près, ces parfums sont MORTS ou autant dire, dans ce monde qui va de plus en plus vite, INEXISTANTS ou n'ayant jamais existés.

    Avec le parfum, je pense "carpe diem". J'ai encore des flacons, relativements récents (maximum 10 ans d'âge) d'Heure Bleue, de Vol de Nuit et de Youth Dew mais mais classiques s'arrêtent là. Je ne porte plus que des parfums récents.

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  2. mais mes Classiques s'arrêtent là et je ne porte plus que des parfums récents. Et souvent je m'amuse à "collectionner" pour maintenant des notes que j'aime comme la tubéreuse, ou le patchouli ou un beau floriental...

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  3. Quelle étrange histoire vous nous racontez là ! Ma foi, j'éprouve un certain apitoiement pour cette pauvre dame Webber, je l'imagine dans un environnement à la Arlington Park, entourée d' "amies" obligatoirement imbibées de la fourrure au carré Hermès des grands et petits standards de la parfumerie commerciale... Comment alors oser porter un Mystery 6T et s'affranchir des qu'en dira-t-on et en tirer plaisir !?
    ..Ah et qq chose m'intrigue dans sa collection "obligée": passer de Joy à Avon, ok mais je l'aurais bien gratifiée aussi de quelque Youth Dew, voire Cinnabar. Je veux dire: pourquoi faisait-elle l'impasse sur Lauder en moyenne gamme en fait il n'y a rien... C'est peut-être ce qu'elle portait vraiment?
    Quant à votre question finale (brr "in cauda venenum" est ce billet!), je n'ai guère la réponse, à part oui l'embaumement, eux tous avec moi partant, mêlés au-delà de la mort... Question glaçante et... "perplexifiante";)
    alizarine

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  4. Rebecca, lorsque je songe à la transmission, c'est plutôt en me disant "Qui pourrait tirer plaisir de tout cela?" que dans une optique de conservation... encore que, vu les reformulations, ce sont désormais des archives que je possède.
    Remarque, moi aussi j'ai ce côté "carpe diem" désormais, du moins en tant que "consommatrice" -- en tant que critique de cet art, je suis FURIEUSE!

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  5. Alizarine, d'après certains des flacons provenant directement de l'entreprise de M. Webber, on peut déduire qu'elle fabriquait les concentrés (ou une partie des concentrés) de certains Lauder. Carol possède même un flacon d'un Lauder inédit, Portos, et l'un des flacons anonymes ressemble à s'y méprendre à Private Collection. D'où l'absence de flacons Lauder commerciaux! Peut-être, en effet, Mrs Webber était-il une fidèle de Youth Dew ou de PC...

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  6. oui qu'advientra t il de ma collection ? j'ai de quoi me parfumer pour plusieurs vies, avant on va dire que j'economisais mes flacons, des que le niveau baissait je me sentais mal et je portais quasi uniquement les plus "courant" et dont le flaconnage etait important.De peur de quoi? de manquer un jour ? je les sentais au goulot, ou une touche sur le poignet pour les plus rares

    precautionneusement, une goutte, rareté oblige, ne pas vider le flacon, ne pas perdre une miette mais ne pas gaspiller

    mais depuis un an environ, un declic 'l'age peut etre), on ne m'enterrera pas avec car je suis aussi ephemere que le parfum
    donc des que l'envie m'en prend je me parfume, avec plus de generosité, le matin, le midi, le soir..ou pour ressentir une touche dans la journee

    que ce soit un gros flacon, ou un extrait ephemere comme mon doblis, ou de vieux guerlain ou encore d'antiques caron

    et bien quand y en aura plus, ben..y en aura plus c'est tout

    j'emporterais avec moi leur souvenir, les sensations qu'ils evoquaient, mais dans mes bagages etheres, rien de materiel ne pourra me suivre alors à quoi bon economiser

    et je dois dire que je me sens mieux maintenant et plus sereine dans cette raltion passionnelle qui me lie aux parfums

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  7. Vero, donc tu espères que tout sera évaporé? Sage attitude... C'est un peu pour ça aussi que j'utilise ma collection de vintage pour mes cours: autant en faire profiter d'autres personnes, il ne sert à rien dans mon frigo et il continue à se détériorer. Alors que là, je permets à d'autres de découvrir ce qu'ils ne connaîtront jamais autrement...

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  8. Et puis Denyse, si tu as trop d'Iris Gris, pense à moi... plutôt qu'à tes étudiants:-)
    Quelqu'un de bien placé vient de me faire le cadeau du défunt Feu d'Issey. Je suis aux anges.

    J'avais bien compris "tirer plaisir de tout cela" mais hormis des "perfumistas furiosas" comme nous, je ne vois pas. Ce n'est pas ma fille qui dira, "ma mère adorait les tubéreuses", vu que je n'en ai pas (de fille).

    Et c'est vrai qu'un parfum sans nom et dans une moindre mesure, sans flacon propre, c'est presque comme une copie d'un tableau de maître.

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  9. Rebecca, Iris Gris est l'exception, mes étudiants ne le sentent pas! Mais j'en ai donné des échantillons à trois parfumeurs, non dans l'espoir de les inspirer -- aucun parfumeur digne de ce nom ne referait à l'identique cette grande référence, d'ailleurs c'est une société américaine qui s'en est chargée -- mais pour leur rendre un peu du plaisir qu'ils me (nous) font avec leurs créations.

    Quant à ce parfum sans nom, il m'a déjà inspiré une sorte de petit scénario, ça n'est déjà pas si mal en guise d'histoire...

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  10. Qu'adviendra t il de mes parfums si je meurs ? J'y ai déjà un peu pensé. Je laisserais ma mère, ma sœur, et mes amies piocher dedans, et le reste serait donné à l'Osmothèque (s'ils en veulent).
    L'autre alternative est de la conserver dans un grenier, façon caverne d'ali baba, en espérant qu'un jour une petite tête blonde la redécouvrira, s'y promènera, y passera ses après-midi.

    Ma mort n'est pas tellement hors sujet, vu qu'actuellement mes dents de sagesse me font vivre de terribles heures, à 600km de ma famille.

    ;-) Si tu ne sais quoi faire de ta collection, je veux bien être couché sur ton testament, Carmen :D

    Ce qui stimule mon imagination dans ce billet, c'est celà :
    Il y a eu des femmes à l'époque pour ne pouvoir s'offrir un seul de ces parfums "communs" comme Joy ou Arpège ou le n°5. Qui rêvaient, "les dames de bonne famille, se parfume avec "X"". Ces parfums ne faisaient pas du tout partie de leur vie. Elle ne s'avaient peut-être même pas ce qu'ils sentaient, et pourtant ces parfums étaient associés à de drôle de chose imperceptible, un statut social, sentir les fleurs, se sentir valorisé, la sensation de se sentir bien et belle et libre.
    (De l'autre côté, s'en tenir à ces goûts commun c'est comme avoir laisser aux autres le soin de choisir ce que vous portez)
    Nous, on a l'embarras du choix, on a plus d'une douzaine de flacon. J'ai quasi acheté tous les parfums qui me plaisaient. Je n'aime pas l'idée d'avoir des flacons entiers de parfum qui ne profitent qu'à moi, j'ai toujours penser que, à 25%, c'était pour faire des échanges avec d'autres amateurs, ou en partager des échantillons avec mes proches, et -si j'ai un avenir artistique ou professionnel dans les parfums- ma première bibliothèque.
    Ces flacons sont comme certains bijoux, ils ne sont pas "à moi" "ma propriété, je sais qu'ils auront d'autres vies, par le biais d'autres porteurs.

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  11. Julien, on n'a jamais acheté tous les parfums qui nous plaisent, parce que certains ne sont pas encore nés... Mais hélas, alors que les diamants sont éternels, le contenu de ces précieux flacons ne le sont pas: ils s'usent lorsqu'on s'en sert. Et s'éventent lorsqu'on ne s'en sert pas. Simplement, même en s'inondant, on risque quand même le destin de Mme Webber. J'espère qu'une Carol en profitera un jour, lointain autant que possible. Si le réchauffement planétaire n'a pas tout évaporé d'abord!

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  12. C'est la canicule qui te fait parler du réchauffement climatique et de parfum qui s'évente ? :)

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  13. Non. C'est lire la presse scientifique, d'une part, et ausculter périodiquement ma collection, d'autre part.

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  14. Je viens de t'imaginer, penché devant ton frigo, un stéthoscope à la main :
    . Carmen : Comment vas-tu mon Mitsouko ?
    . Mitsouko : *caugh caugh* Oh, tu sais... avec l'âge...

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  15. En fait, Mitsouko pète la forme, c'est Miss Dior qui est aux dernières extrémités...

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  16. Quelle drôle de coïncidence que je tombe sur cet article le jour où je termine le livre "Musc" de Percy Kemp.

    Je ne suis pas vraiment collectionneuse de parfums, ou alors un peu malgré moi. Le but n'étant pas de collectionner et de conserver, mais de découvrir et d'utiliser. Mais ma curiosité légendaire associée à mon amour du parfum me poussent à multiplier les acquisitions qu'il s'agisse de coup de foudre temporaire ou de relation amoureuse durable.

    La question de la transmission commence donc à se poser malgré mon jeune âge. L'idée de l'embaument est amusante même si elle me laisse un arrière-goût acide après le roman Musc.

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  17. Passionez, croyez-le ou non, bien que je connaisse l'existence de ce roman, il m'est passé... sous le nez. Il faudra bien que je m'y plonge un jour!

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