vendredi 11 juillet 2008

Iris Gris de Jacques Fath : le mythe dévoilé


J’ai enfin pu sentir la pêche de Mitsouko – un gros morceau de pêche juteuse suintant à travers les mailles de sa composition sans faille – le lendemain du jour où je l’ai sentie dans le mythique Iris Gris de Jacques Fath. Comme si le second parfum avait ouvert sur le premier une dimension insoupçonnée : la même note de pêche, connue sous le nom d’undécalactone ou aldéhyde C-14 (bien qu’il ne s’agisse pas d’un aldéhyde), s’est manifestée dès que j’ai pu comparer.


Grâce au Secret of Scent de Luca Turin, je savais que les deux parfums avaient cette note en commun, présente dans une base appelée Persicol. Ses quelques lignes au sujet du rarissime Iris Gris, la meilleure des compositions d’iris d’après lui, avait évidemment piqué ma curiosité. Mais je n’avais pas grand espoir de le sentir ailleurs qu’à l’Osmothèque de Versailles : chaque précieux flacon s’envolait sur eBay pour des prix astronomiques… Le couturier Jacques Fath l’a lancé en 1947 : mais il est décédé à l’âge de 43 ans, en 1954, et bien que les parfums Fath aient perduré, le coûteux Iris gris fut bientôt retiré du marché, d’où son extrême rareté.

Aucun espoir, jusqu’à ce que je déambule dans une brocante en plein air près de chez moi, sous le métro aérien de la ligne 6. Curieusement, ce samedi-là, je pressentais qu’un parfum m’attendait. L’œil aux aguets, je traînais d’étal en étal… J’ai failli m’évanouir lorsque je l’ai repéré : Iris Gris, scellé, avec sa boîte. Très peu évaporé. Couleur impeccable. Prix raisonnable par rapport à celui qu’il atteint dans les ventes aux enchères. Je n’ai pas marchandé, et suis partie avec mon butin en sachant que je venais de mettre la main sur un mythe.


Aussi frais que le jour où il a été composé


La cérémonie d’ouverture eut lieu au Nemours, à côté de la Comédie Française, en présence du parfumeur, historien du parfum et bloggeur Octavian Sever Coifan. C’était l’homme de la situation : j’avais besoin d’un témoin pour authentifier la scène, qui ait senti la reproduction de l’Osmothèque et qui puisse attester de l’état de mon parfum.


Il est impeccable. Aussi frais que le jour où il a été composé. Octavian m’a expliqué que c’était parce qu’il n’avait pas de notes de tête hespéridées, qui sont celles qui virent le plus dans les parfums anciens.


Mais ce qui m’a immédiatement sauté au nez, c’est la pêche. Aussi lisse et duveteuse que la joue d’un modèle de Renoir, sucrée sans faire mal aux dents. Octavian m’a tendu des touches imprégnées d’absolu d’iris, d’irone (la molécule qui confère son principe odorant à l’iris : plus elle est concentrée, plus l’absolu est coûteux), et d’ionone (l’odeur de violette), pour comparer.
Et, comme par magie, l’iris est remonté à la surface. Sa teinte légèrement métallique est adoucie par la pêche, mais c’est bel et bien de l’iris – un iris souriant, comme l’écrit joliment Luca Turin.



Un taffetas gorge-de-pigeon


Chaque fois que je sens la touche, je perçois tantôt la pêche, tantôt l’iris. Un peu comme dans ces cartes postales holographiques qu’on penche d’un côté pour voir une image, de l’autre pour en voir une seconde… S’il y a d’autres notes (il y en a : voyez la critique détaillée d’Octavian), elles ne me sont pas perceptibles. L’effet de taffetas gorge-de-pigeon décrit par le docteur T. est tissé à même l’étoffe du parfum. Puis, tandis que la senteur évolue, l’iris-pêche se fond pour créer une seule odeur, lisse et totalement unique : un iris gai, charnel, au cœur aussi léger qu’un parfum aldéhydé, mais dépourvu de la sensation vieillotte que peuvent conférer les aldéhydes.
L’effet est incroyablement moderne et stylisé : Iris Gris aurait pu être composé hier, pourrait être relancé demain, et battre à plate couture tous les iris du marché. Contrairement à certains parfums vintage qui sentent vraiment leur époque, et qui exigent un certain état d’esprit pour être portés (comme une robe vintage), celui-ci est aussi jeune et désinvolte qu’à sa naissance.

Jacques Fath, star de la couture et couturier des stars


D’ailleurs, Jacques Fath a été l’un des premiers couturiers à s’adresser aux toutes jeunes femmes avec ses modèles frais et sophistiqués : il est vrai que les jeunes femmes étaient beaucoup plus sophistiquées à l’époque que dans les décennies qui suivraient. Le séduisant couturier des stars (il a dessiné la robe de mariage de Rita Hayworth) était lui-même une star, aussi célèbre en son temps que Christian Dior, dont il a réinterprété le New Look de façon plus souple et enjouée. Coloriste talentueux, il avait un faible, semble-t-il, pour l’améthyste et le gris – d’où, peut-être, l’inspiration d’Iris Gris


Scoop : Iris Gris pourrait renaître de ses cendres !


Le parfum, fabriqué par Coty, a été composé par Vincent Roubert, également auteur du classique Knize Ten en 1924 et de l’Aimant de Coty en 1927 ; Roubert a aussi signé le parfum masculin de Fath, Green Water, toujours produit, mais sous une formule assez dégradée.

La maison Fath s’est récemment relancée, sous la houlette de la créatrice Lizzie Disney. Et – attention, scoop ! – une société française, les Parfums Panouge, qui rééditait il y a deux ans le Gardénia d’Isabey, vient de racheter la licence des parfums Jacques Fath. Elle compte rétablir les formules des parfums toujours produits, comme Green Water, mais étudie également la possibilité de relancer Iris Gris…


Là-dessus, les avis des experts sont partagés : certains pensent qu’avec les nouveaux iris bon marché, cela ne devrait pas poser de difficultés. D’autres pensent que la qualité actuelle des iris ne permettra pas d’atteindre le même résultat.
En attendant, je compte savourer chaque goutte de ce précieux élixir, la gorge serrée à l’idée que ce génie qui sort du flacon s’envole peut-être à jamais…

Image : Jacques Fath dans son atelier, archives Fath, reproduit dans Mode du Siècle (éditions Assouline).


Ce post a été publié à l'origine en langue anglaise sur le blog de mon amie Helg, Perfume Shrine, et est traduit ici avec sa permission.

8 commentaires:

  1. Passionnant !!! Quel suspense à l'ouverture du flacon ! ... et je conçois bien volontiers qu' Octavian soit LA personne de référence en France pour participer à cet évènement.
    Jean Kerléo avait parlé avec respect de cette fragrance lorsque je suis allé à l'Osmothèque. J'avais lu à l'époque le guide de L. Turin (1ère édition 92) et je connaissais Iris silver mist qui était ma seule référence en matière d'iris. Depuis j'ai senti de la concrète d'iris et je me demande comment je percevrais Iris gris aujourd'hui. La description de L. Turin d'Iris SM explique je crois la transfiguration du matériau. On retrouve la remarque que j'ai faite sur le N°18 : l'iris transparent et languide est habillé d'un taffetas gorge-de pigeon comme vous le dites. Le parfum Iris gris prend donc une texture soyeuse et duveteuse mais avec un duvet lissé, lustré, c'est cela non ?
    Quoiqu'il en soit quelle chance vous avez eu de trouver ce flacon ! Je m'inscris sur les rangs pour une "dégustation olfactive" même sur mouillette ! J'apporterais des chocolats de la maison du même nom ; accompagnés d'un alcool de poire si vous voulez....

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  2. J'en ai parlé aussi avec Jean Kerléo (il faut vraiment que je rédige les notes de cet entretien). Il m'a fait sentir la reconstitution de l'Iris de Coty comme point de comparaison (il ne m'a pas dit s'il était également de Roubert, mais ce n'est pas impossible).
    Je songe parfois à rassembler quelques amateurs de parfums pour une dégustation maison de vintage, mais en ce moment... c'est un peu le souk. Mais c'est une idée que je retiens.

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  3. quel heureux hasard, ou quel heureux destin? C'est en s'y attendant le moins qu'on trouve sur notre chemin ce que l'on desire le plus, lorsque l'on ne l'espere plus. Vous l'aviez tellement dans vos pensées que le chemin du destin l'a mis la en evidence sur votre route. Un point de rencontre obligatoire, vous ne pouviez que vous croisez.
    Je vous envie et je suis aussi heureuse pour vous :) S'il est relancé, j'aurais peut etre la chance de toucher du bout du nez cette senteur qui m'a fait tant rever en lisant Turin.
    J'ai pu sentir le gardenia d'isabey, et je l'ai trouvé tres beau dans cette reedition (je ne connais pas l'ancienne version). Alors pour cet iris , croisons les doigts et esperons.
    Dans les iris mes references sont iris silver mist de Lutens et Iris bleu gris de MPG (bien que Turin ne le note pas tres bien celui la, mais moi je l'aime).

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  4. L'iris est une note difficile pour moi, je l'admire mais je la trouve souvent trop froide... Iris Silver Mist, je l'ai depuis sa sortie mais sa hautaine mélancolie ne me pousse pas souvent à le porter. L'Iris Gris est plus affable. Mon autre "irisé", c'est Chanel N°19, à cause de sa belle robe verte...
    En tous cas, espérons en effet que la réédition, si réédition il y a, fera justice à l'original.

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  5. Justement c'est cette distance, cette froide mélancolie qui m'attire (ce qui explique peut-être que je ne tombe pas dans le guet-apens :-)))

    Cela dit toute nouvelle interprétation - et celle-ci relève du mythe- m'intéresse toujours.

    Quant à la réédition, je suis peu optimiste quand on voit ce qu'on fait aux parfums actuels (et vous nous en parlerez bientôt ! ) je crains hélas que le propriétaire ne s'intéresse qu'au nom...

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  6. J'espère que le propriétaire s'intéresse à plus qu'au nom. Il a exprimé le désir de redonner aux parfums Jacques Fath leur qualité d'origine. Apparemment, son Gardénia d'Isabey est vraiment très bien, mais je ne l'ai pas senti. Même un rendu à peu près bien d'Iris Gris m'intéresserait beaucoup, je l'avoue. Tania Sanchez a écrit dans son guide qu'en ajoutant une base Persicol à Iris Silver Mist, on arrivait à quelque chose d'approchant, donc tout n'est pas perdu.

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  7. Je ne sais pas comment imaginer ce Iris Gris.. Comme tu le sais, j'adore l'iris; c'est son côté froid, sec, distant, même mélancolique (comme tu le dis) qui me fait soupir de joie (aaaaah). L'iris le plus joyeux que je connais est Coeur Joie de Nina Ricci, où il est mélangé avec de la rose et du jasmin, de la violette verte... en gros des notes bien loin de la pêche chaude, la pêche étant la note en parfumerie que j'arrive rarement (même jamais) à aimer. Donc comment imaginer un mélangé de ma note préférée (l'iris) et ma moins aimée (la pêche)? Franchement, je n'arrive pas, ce qui rend Iris Gris encore plus mystérieux, et plus tentant à décovrir!
    A très bientôt,
    xxx/K

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  8. Oui, je sais LisaC, tu es la femme qui n'aime pas Mitsouko... Alors je ne suis pas sûre, en effet, de la façon dont tu réagirais à Iris Gris. On verra tout ça bientôt!

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