jeudi 13 décembre 2012

Prada Essence Exclusive N°14 Rossetto: Lipstick rouge


Trace traîtresse tatouée sur le col. Signature sur une serviette de table. Sirène entraînant vers un festin cannibale. Combien de calories dans mille baisers ? Le rouge à lèvres est une parure comestible, et doit donc avoir l’odeur et le goût d’une friandise – le bâton s’appelle d’ailleurs un « raisin » -- mais pas trop, sinon notre Kisskiss nous ferait un quatre-heures. Disons, quelque chose entre le bonbon et le parfum. Est-ce pour cette raison que l’accord rose-violette inauguré en 1904 par Coty dans La Rose Jacqueminot est devenu virtuellement synonyme olfactif du rouge à lèvres ? Dans Les Parfums, Élisabeth de Feydeau précise que si l’accord s’est si vite retrouvé dans nos fards et nos soins, c’est qu’il parvenait à recouvrir les odeurs déplaisantes des bases cosmétiques.

Avec Paris d’Yves Saint Laurent, Sophia Grojsman offrait en 1983 une version moderne de l’accord, mais c’est à Ralf Schwieger que revient l’honneur de l’avoir soumis à l’ironie postmoderne en revendiquant délibérément la note rouge-à-lèvres dans Lipstick Rose, chez Frédéric Malle, senteur pimpante et pigeonnante sous pull en mohair. (Jean-Paul Gaultier avait déjà détourné la note cosmétique inventée pour Trésor, toujours par Sophia Grojsman, pour la revendiquer en poudre de riz rétro dans Classique).

À ce titre, ce  rouge à lèvres à l'italienne, n’est donc pas révolutionnaire -- lorsqu'on décide d'une note pour une marque de niche ou une ligne exclusive, "ça n'existe pas encore" semble se rapporter uniquement à la ligne en elle-même plutôt qu'à ce qu'a déjà fait la concurrence. Le N°14 Rossetto est la douzième création (on a sauté le 5 et le 13) d’une collection d’extraits « expérimentale et évolutive » exclusivement vendue dans les boutiques Prada. Matières premières juste serties, accords et bases sont livrés là comme des croquis de Miuccia Prada et Daniela Andrier pouvant mener – ou pas – à une intégration dans des produits plus commerciaux. Si ce n’était leur prix assez raide (155 euros les 30 ml), on embarquerait la collection entière, surtout les cuirs (Cuir Styrax et Cuir Ambré) et les résines (Opoponax, Myrrhe, Benjoin), et puis les soliflores, tant qu’à faire, parce que ça vous a un petit parfum très 19ème siècle, mais qu’on subodore que les meilleures matières premières de Givaudan se retrouvent dans le flacon.
La framboise qui couronne Rossetto est une extension toute naturelle de l’accord rose-violette : piquez du nez dans votre bol de framboise et vous y sentirez les deux fleurs. Normal, puisque ce fruit doit son arôme non seulement à la cétone de framboise, mais aussi aux ionones (violettes), au géraniol et à la béta-damascenone (note fruit rouge un peu confiturée) tous deux présents dans la rose… Musc et notes baumées douces (héliotrope et vanille très fine, presque orchidée) arrondissent la composition.

J’ai testé Rossetto et Lipstick Rose côte à côte : par contraste, le premier me semble plus rosé, avec une vanille plus crémeuse, presque lactée, alors que le second prend un ton légèrement plus confituré, boisé, avec des muscs plus puissants. Si vous avez déjà le Frédéric Malle, vous n’aurez peut-être pas besoin du Prada, encore que : les fans du rouge à lèvres rouge savent à quel point il est délicat de trouver la nuance exacte qui vous sied…

Rossetto, fidèle à son programme, dégage bien le parfum du rouge à lèvres le plus chic du monde, chaque note tenant l’autre en respect pour que tout ça ne vire pas au gourmand ou à la citation trop gadget. À vrai dire, c’est le genre de parfum qui donne envie d(e s)’embrasser… façon, au fond, de prendre au pied de la lettre le conseil de Chanel : parfumez-vous partout où vous aimeriez l’être.

 Illustration: La Bocca/Bosch de Bertrand Lavier, rétrospective jusqu'au 7 janvier au Centre Pompidou.

15 commentaires:

  1. "À ce titre, ce  rouge à lèvres à l'italienne, n’est donc pas révolutionnaire -- lorsqu'on décide d'une note pour une marque de niche ou une ligne exclusive, "ça n'existe pas encore" semble se rapporter uniquement à la ligne en elle-même plutôt qu'à ce qu'a déjà fait la concurrence." Ce que vous dites là est capital.

    Au vu de la masse hallucinante des jus qui sont créés actuellement et existent depuis que le monde est monde (on approcherait du demi- million), bienheureux celui qui découvre (et sans faire appel aux molécules exclusives, résolument nouvelles) un accord qui n'existe réellement "pas encore". Le champ du possible en matière de création (et pas qu'olfactive) est de plus en plus ténu. Il faut en prendre vraiment conscience quand on veut créer. Ça peut parfois décourager. Après, bien sûr, tout dépend de comment cet accord est amené dans la composition, au service de quelle histoire, de quelle image et quelle forme.

    Cela dit, il me fait bien envie ce lipstick juice. Par curiosité.

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  2. Ce n'est pas un reproche que je fais à Prada... Juste l'idée que revendiquer le rouge à lèvres directement, comme une espèce de ready-made, c'est déjà fait. Par ailleurs, la forme olfactive de Rossetto me reste en tête, donc il a une vraie identité.
    Mais il est vrai que quand j'essaie de me mettre dans la peau d'un propriétaire de marque de parfumerie de niche, je me vois en train de me dire "il me faut un ambre, un vétiver, un cuir, une tubéreuse", etc., etc. Bref, on coche les cases, en espérant retenir le chaland sur son présentoir. C'est la limite de l'option "solinote" prise par la parfumerie de niche.

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  3. Oui ; limite parfois franchie lorsqu'à force de vouloir s'écarter délibérément du soliflore (ou solinote) qu'on annonce, celui-ci se trouve presque inexistant à notre nez, du coup. Un exemple : le Mimosa d'Annick Goutal. Pas un mauvais jus, mais le mimosa est resté loin dans le rétroviseur, hélas.

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  4. Voilà un autre problème. Lorsque le parfum est bel et bien composé au départ autour d'une note, mais que l'on travaille et déconstruit pour arriver à autre chose...

    On entend souvent, côté marques de niches ou lignes exclusives, que les clients aiment bien que le produit porte le nom d'une note. Du coup, au moment de le baptiser, on reprend l'option solinote pour une composition qui ne l'est plus. Je pense notamment au Coeur de Vétiver Sacré de L'Artisan Parfumeur, affublé d'un nom assez difficile à mémoriser (je l'ai appelé Sacré Coeur de Vétiver pendant plusieurs semaines) et surtout, sans prédominance du vétiver. Il a dû décevoir ceux qui recherchaient cette note, puisqu'il me semble qu'il va disparaître de la collection.

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  5. Je ne sais pas si c'est les clients ou les maisons de parfums qui manquent d'imagination. Pourquoi toujours Vétiver ceci, ou Vétiver cela ? Rose machin, Rose chose... Si au moins ça sonnait un peu différent, ou décalé, passe (comme "Tubéreuse criminelle") mais autrement, vraiment... C'est comme si les gens préféraient "Messe en si mineur" à "La Passion selon Saint Matthieu". Ils leur faut toujours des repères, des descriptifs. Qu'ils soient bien rassurés. Sans quoi ils sont perdus.

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  6. Je lie cela au besoin de transparence, de provenance, des consommateurs aujourd'hui. Il est tellement difficile, lorsqu'on n'a pas exercé son nez (ou plutôt appris à relier mémoire olfactive et langage) de se repérer que le fait de désigner la note principale d'un parfum peut en effet être rassurant.

    Je me demande d'ailleurs si la tendance quasi généralisée de la parfumerie de niche à jouer sur les notes, le figuratif, dans les noms autant que dans les compositions, n'est pas liée au fait que ces marques n'ont pas la reconnaissance préalable qu'offre une marque de créateur, par exemple. Dès qu'il y a mode, il y a identité de marque, ancrage visuel. Sans cela, il faut que la reconnaissance s'accroche à quelque chose. Donc à "rose", "vétiver" ou "cuir".

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  7. C'est bien possible oui. Cela dit, je trouve plus attirant, plus intrigant, un parfum qui s'appelle "La fille de Berlin" que "Rose métal", ça ouvre plus de choses en moi, plus de rêves ; en quelque sorte ça me prépare mieux. Bon, faut dire que je n'ai pas besoin d'être rassuré par une enseigne (ou encore une note mise en exergue) pour être tenté. Au contraire. Si l'Air du désert marocain, de Tauer, s'était appelé "Ambre sultane", je ne l'aurais pas essayé - cela dit, je ne le trouve pas si extraordinaire que ça, mais c'est pas le sujet.

    Quant à la transparence, il est vrai que citer une note dans le nom du parfum joue le rôle de repère olfactif. Or en principe, tous les parfums, ou presque, sont désormais munis de descripteurs tête-cœur-fond. Il faut croire que ça ne suffit pas, que ça ne crée pas l'étincelle attendue.

    (Il me revient avec amusement, en vous lisant, combien le mot "créateur" à été confisqué, réquisitionné, par l'industrie de la mode. Un "créateur", c'est en mode. Mais pas en cinéma, ni en architecture, ou en littérature, encore moins en parfumerie... Dieu habite Avenue Montaigne, ce doit être pour ça.)

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  8. Pour débiter la pyramide, il faut encore avoir retenu le chaland! Les listes de notes, dans les petites marques, pèchent d'ailleurs parfois par excès d'information je trouve: les ingrédients "techniques" et non "narratifs" qui y figurent poussent à se focaliser sur le détail plutôt que la forme. Cela dit, j'en discutais justement avec une consoeur, la nouvelle tendance, c'est de ne presque rien dire (cf. Jour d'Hermès, et Lutens depuis un bail).

    Le terme "parfumeur-créateur" a été retenu par le nouveau Comité des sages de la profession... Mais si l'on en croit le curateur des arts olfactifs du Museum of Arts and Design, les parfumeurs ne sont plus parfumeurs mais "artistes olfactifs", les marques sont des mécènes, etc.

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  9. Ce qui m'agace parfois c'est quand on débite la pyramide, et qu'il n'y a pas de pyramide. Certains jus sont monolithiques de A à Z, tels un gros cumulus insondable (qu'on aime ou pas). 

    Étrange cette tendance de ne rien dire, qui se profile, alors qu'au contraire il semblerait qu'à l'instar de la cosmétique, la transparence totale des ingrédients soit envisagée pour bientôt - non pas que les allergènes. Avez-vous des infos là-dessus ? 

    "parfumeur-créateur" est beaucoup trop long. Ce sera utilisé pour l'administration et les cartes de visite, mais personne ne le dira tellement c'est ridicule. Artiste olfactif est déjà mieux, si artiste il y a bien sûr. Ce qui est loin d'être toujours le cas. 

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  10. De toute façon, la pyramide est un artifice marketing. Un parfum n'est pas une tranche napolitaine!
    Quant au label "artiste olfactif", il me semble plus issu du besoin de justifier un poste de curateur d'art olfactif rétroactivement, que d'une envie des parfumeurs de se désigner ainsi. La plupart écartent même ce terme et considèrent que s'ils ont parfois l'occasion de mettre en oeuvre une démarche artistique, ils n'exercent pas leur profession dans les mêmes conditions qu'un artiste.

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  11. Je peux même vous dire que le mot artiste tombe en désuétude. Aujourd'hui on dit concepteur, plasticien, ce que vous voulez. Mais "artiste" fait vite "térébenthine", maison des artistes (faméliques), peintre du dimanche. C'est moins vrai dans les pays anglo-saxon, moins snobs et plus pragmatiques. En France, dites "je fais du design olfactif" et vois serez considéré. Colette vous ouvrira grand ses portes :))

    Des infos sur cette transparence des ingrédients pour 2013 dans la parfumerie ? Je n'en ai que de très floues. Mais un peu inquiétantes tout de même.

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  12. Je sais. Un ami dont la rétrospective est visible actuellement dans un très grand musée me disait même, lorsque nous discutions de la question, que le label "artiste" pourrait même desservir les parfumeurs, vu que ça ne voulait plus dire grand chose à force d'être mis à toutes les sauces... Mais "plasticien" n'a aucune traduction réellement opérationnelle en anglais, je le sais d'autant mieux que je traduis régulièrement vers l'anglais des catalogues d'exposition ou de ventes aux enchères.

    Je ne sais pas grand chose sur les questions règlementaires, c'est un dossier compliqué que très peu de gens maîtrisent. Je sais que l'IFRA tente une nouvelle stratégie pour limiter les dégâts. Le pire n'est pas sûr.

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  13. Ce qui complique les choses, je crois, c'est que le parfumeur est tiraillé entre deux tendances : celle qui consiste, à l'aune des "belles matières de jadis", à vouloir être vu comme un artisan véritable, qualité qu'il revendique volontiers (L'Artisan Parfumeur a contribué à cet aspect-là, sémantiquement). On le voit comme un sorcier dans son antre, muni d'alambics, de cuves en cuivre, de fumeroles ci et là, entretenant le mystère et la Vérité de la Matière, etc. L'autre tendance est de vouloir être considéré comme un artiste, c'est à dire l'opposé de l'artisan. Et là c'est le concept, la mythologie individuelle, le discours, la manière "à nulle autre pareille", etc. Pas facile à concilier. Faut choisir ! Bertrand Duchaufour, sans doute un artiste dans le fond, travaille pour L'Artisan... C'est là que ça coince quelque part : deux images opposées s'entre-choquent.

    (Désolé de monopoliser le fil, mais c'est une discussion intéressante)

    (Sur ce, je vais vais sortir un peu, faire quelque emplette... @+ :-)

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  14. Mais ne vous excusez pas de monopoliser, on est en tête-à-tête!
    Je ne suis pas certaine que la question artiste/pas artiste soit la plus intéressante à poser, en fin de compte. Notamment parce qu'elle semble impossible à trancher. Ce qui m'intéresse le plus dans ce champ de création, c'est justement son côté impur, transversal -- qui déborde les limites de la même façon qu'une odeur, d'ailleurs.

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  15. Je me joins tout à fait à votre dernière phrase, chère Denyse. C'est une bonne conclusion.

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