Vous êtes nombreux à m’interroger
dans vos commentaires ou vos mails au sujet des règlementations européennes qui
menacent les matières premières de parfumerie.
Comme mon amie et consœur
Victoria Frolova de Bois de Jasmin a répondu à certaines de ces questions plus
clairement que je n’aurais pu le faire puisqu’elle est également parfumeur, je
lui ai demandé la permission de traduire en français son article. J’encourage
néanmoins les plus anglophones à lire la version originale, suivie d’une
abondante et passionnante discussion.
Voici donc la version française de l'article...
"Comme une explosion atomique"
« Si cette loi passe je suis fini, car mes parfums sont remplis de
ces ingrédients [dont il est prévu de restreindre l’usage] », déclare
Frédéric Malle. (….) L’impact sur l’ensemble des marques de parfum de luxe
serait, dit-il, « comme une explosion atomique, et nous n’aurions pas les
moyens de nous reconstruire. »
Dans un article récent, EU threat spotlights perfume makers’ secrets l’agence
Reuters approfondit le sujet des réglementations sur les matières premières et des
reformulations. Pas encore, direz-vous, puisqu’on en a déjà beaucoup parlé
dernièrement. Mais la perspective de restrictions supplémentaires sur l’usage
des matières premières fait tant de vagues dans l’industrie qu’il est difficile
de l’éviter.
En résumé, le Scientific Committee
on Consumer Safety (SCCS), corps consultatif de la Commission Européenne, a
proposé d’interdire plusieurs matériaux de parfumerie cruciaux comme la mousse
de chêne et le Lilial, et d’étendre la liste existante de 26 allergènes à plus
de 100. Cette réglementation n’a pas encore été adoptée, et la décision
définitive ne sera prise que l’an prochain.
J’ai déjà abordé le problème de
l’escalade réglementaire dans Is Chanel No 5 Being Banned?, et mon article a
suscité tant de questions et de mails que j’ai décidé de compiler mes réponses
ici. C’est surtout l’industrie qui encaissera l’impact de ces réglementations,
mais en tant que consommateurs nous sommes également perdants car nos parfums
préférés seront soit reformulés jusqu’à en être défigurés, soit retirés du
marché. Je m’interroge d’ailleurs sur la pertinence de remplacer des matériaux
utilisés depuis longtemps par des ingrédients nouvellement développés dont les
effets secondaires ne se manifesteront pas avant plusieurs décennies. Autant de
bonnes raisons de se tenir au courant de la situation actuelle.
Pourquoi les sociétés de parfums paient-elles l’IFRA pour
s’auto-réglementer ?
Le
parfum n’est pas protégé par les droits d’auteur, et afin de protéger secrets
de fabrication et savoir-faire, l’industrie a décidé de s’auto-réglementer.
L’alternative serait la réglementation par une agence extérieure, ce qu’une
industrie fondée sur le secret ne pourrait envisager.
Pourquoi se préoccuper de la protection des secrets de
fabrication si on peut analyser les formules grâce aux technologies modernes ?
La
chromatographie en phase gazeuse et la spectrométrie de masse ne peuvent dévoiler
qu’une partie de la formule. L’huile essentielle de rose contient des centaines
de composants, dont la plupart à l’état de trace, que les méthodes d’analyse
modernes ne font pas apparaître. Il est également facile de tromper une
machine, et plusieurs parfumeurs sont passés maîtres dans ce genre de tour de
passe-passe.
Pourquoi veut-on interdire uniquement les produits
naturels ?
Cela
n’est pas exact. La plupart des ingrédients figurant sur la liste
des produits interdits ou restreints sont synthétiques. Par exemple, le Lilial,
un matériau floral vert qui produit un accord « rosée », pourrait
être totalement interdit. Cette molécule aromatique développée par Givaudan est
le fondement de plusieurs parfums floraux verts. On la retrouve dans de nombreux parfums contemporains, et sans
elle des classiques comme Anaïs Anaïs de Cacharel ou Oscar de la Renta perdraient
leur éclat.
Si ce
sont les restrictions sur des ingrédients comme l’ylang-ylang, le
jasmin, l’eucalyptus, le cèdre ou l’huile essentielle d’orange douce qui
ont attiré l’attention des médias, c’est pour une bonne raison. On se met plus
d’huile essentielle sur les doigts en pelant une orange qu’en appliquant un
parfum. L’usage du jasmin et de l’ylang-ylang dans les préparations cosmétiques
et médicinales est aussi ancienne que l’humanité.
Les fabricants de matières premières profitent-ils de
ces réglementations?
On
entend souvent dire que les grandes sociétés de fournisseurs comme
International Flavors & Fragrances, Firmenich, Givaudan et Symrise
profiteraient des réglementations car elles produisent des synthétiques pouvant
remplacer les matériaux naturels. Ce raisonnement ne tient pas la route, car
ces sociétés produisent également la majorité des matières premières
naturelles. De plus, chaque nouvelle vague de réglementations entraînent des
reformulations à une échelle massive. Il faut savoir que le client d’une
société de composition paie uniquement le concentré fini. Autrement dit, le
travail des chercheurs pour trouver des molécules de substitution et les heures
passées par les parfumeurs à reformuler sont aux frais du fournisseur.
Vous
pensez qu’on pourrait tout simplement répercuter ces frais sur le prix du
concentré ? Erreur. Une concurrence effrénée règne dans l’industrie du
parfum, et une marque peut menacer de retirer un fournisseur de sa core list [les premiers fournisseurs auxquels on fera appel, NDLR] pour
faire affaire avec son concurrent direct. Même un grand fournisseur comme
Givaudan n’est qu’une entreprise modeste par rapport à la plupart de ses
clients (le C.A. annuel de Givaudan est d’environ €330 millions, tandis que
celui de LVMH est de €23,65 milliards). Difficile de négocier dans ces
conditions.
Pourquoi les sociétés de parfum ne travaillent-elles pas de
concert pour contrer les pressions de l’Europe?
L’industrie
du parfum compte peu d’acteurs mais elle est extrêmement fragmentée. Des
fournisseurs géants comme IFF ou Firmenich ont des objectifs très différents de
ceux de maisons plus petites comme Fragrance Resources ou Mane. Le portefeuille
de produits de luxe de LVMH et ses besoins diffèrent beaucoup du modèle
« fast sell » de Coty. Sans une voix commune, tout lobbying est
destiné à l’échec. L’industrie n’a jamais eu à s’unir, et ces réglementations
mettront à l’épreuve sa capacité à surmonter ses divergences afin de concevoir
une stratégie réalisable.
Pourquoi les parfumeurs se taisent-ils?
Encore
une fois, il s’agit d’un vestige de la structure de guilde médiévale de
l’industrie du parfum. Jusqu’à récemment, les parfumeurs n’étaient pas exposés
aux médias. À ce jour, une société comme Procter & Gamble a pour politique
de taire le nom des parfumeurs dans les dossiers de presse. De plus, étant
donné la discrétion inhérente à l’industrie, parler ouvertement de ses
problèmes ne se fait tout simplement pas. Les parfumeurs n’ont en outre aucune
structure pour les représenter, aucun intitulé de poste officiel, pas même de
définition de poste précise. (Heureusement, le Cercle International des
Parfumeurs-créateurs se propose de remédier à cette situation.) Bref, il s’agit
d’une question d’action collective.
Pourquoi ne pas simplement indiquer les allergènes sur
l’emballage comme le fait l’industrie agro-alimentaire pour les arachides, les
produits laitiers ou le gluten ?
Si les marques de parfum hésitent à
le faire, c’est que la liste est longue – la proposition faite à l’UE
quadruplerait le nombre d’allergènes, ce qui pourrait rebuter les
consommateurs. De plus, la plupart des substances allergènes ont des noms de
produits chimiques totalement incompréhensibles aux consommateurs. Pour que
l’étiquetage soit efficace, il faudrait les éduquer. On peut d’ailleurs se
demander pourquoi l’industrie tarde encore à le faire.
Pourquoi
les sociétés de parfum ne fabriquent-elles pas hors de l’UE pour éviter d’avoir
à se plier à ses réglementations ?
Ces réglementations s’appliqueraient
(si elles sont adoptées) à toute société souhaitant vendre ses produits sur les
marchés européens. Peu importe où la société est implantée. Qu’elle fabrique
ses parfums aux USA, en Chine ou n’importe-où ailleurs, si elle veut vendre en
Europe, elle doit se plier aux lois européennes.
Ce ne sont que les questions les
plus fréquentes, et j’en ai négligé plusieurs – la définition d’un allergène,
la validité scientifique du rapport du SCCS sur les matières premières de
parfumerie, entre autres. Merci de me signaler les autres sujets que vous
souhaiteriez me voir aborder.
Je reprends la parole: je ne serai peut-être pas en mesure de répondre à toutes vos questions, mais si c'est impossible, Victoria (qui lit le français) en prendra connaissance pour un prochain article, que je traduirai de même!
Le sujet est chaud, c'est le moins qu'on puisse dire. En fait c'est soit la Transparence soit la Prohibition. Il n' y aura pas d'entre deux, semble-t-il. D'une manière ou d'une autre ça sent un peu la fin du secret. Et le début du système D. Je sens, au doigt mouillé, qu'une forme de production/vente sous le manteau risque de se propager. Des parfumeurs "terroristes" (considérés comme tels par les tenants de la loi, mais considérés comme Valeureux Résistants par les amateurs de parfum) organiseront de petites échoppes secrètes pour maintenir la qualité. Ce sera le marché à deux vitesses. Un en surface, hyper clean et hyper contrôlé, "testé en clinique", avec des millions de flacons aseptisés ; et un autre, souterrain, mystérieux, basé sur des matières premières "hautement dangereuses" – à la fragrance incomparable, comme la mousse d'arbre, le costus, la moutarde rouge et autre datura diabolique – vendus à la demande, en flux tendu. Les consommateurs de ce marché-là devant signer une décharge face aux possibles réactions allergiques. Tu veux du vrai parfum ? Ok, signe là. Si ça gratte tu rapportes le flacon. No problem.
RépondreSupprimerNLR, encore faudra-t-il se les procurer, ces MP interdites... qui les fabriquera si les fournisseurs (et les agriculteurs) ne peuvent leur trouver que des débouchés confidentiels insuffisants à assurer leurs revenus? Qui les importera? Il faut déjà remplir des fiches à rallonge -- autre aspect des réglementations européennes, car il n'y a pas que la directive cosmétique, il y a REACH. Les analyses à fournir pour les remplir ne sont pas dans les moyens des petites et moyennes maisons de composition et de matières premières.
RépondreSupprimerJe veux bien qu'on distille et qu'on enfleure tant qu'on veut, mais les belles méthodes d'extraction modernes, dans cette configuration, on mettrait une croix dessus.
Parce que, comme disait Céline, l'épicier, il est bien gentil, mais enfin il est là. Et il faut bien vivre.
Ce sera comme une sorte de filière de la drogue. En un peu plus soft quand même, car c'est moins dangereux. On passera des flacons d'absolue de mousse de chêne dans les bagnoles, planquées dans les appuie-tête. Hop ! ni vu ni connu. En attendant que les chiens douaniers apprennent à reconnaître les odeurs de ce type-là, il va se passer un bon moment. Des distributeurs vont s'organiser, des filières odorantes vont diffuser par capillarité sociale, par tous les moyens et par tous les tuyaux possibles. Ça créera des emplois au noir, assez rémunérateurs et très fun. Pendant que les nababs de la Parfumerie LVMH verront leur courbes de vente s'essouffler étrangement. Les petits jeunes dans les cités laisseront tomber le trafic de shit et de coke pour s'engouffrer dans la rose de Damas et la tubéreuse egyptienne. Du fric à s'faire ! La brigade des stups se convertira. En fait le monde tournera beaucoup mieux comme ça. Ça sera cool.
RépondreSupprimerNon ? :-)
Et c'est pour ça qu'on en discute ouvertement sur un blog? ;-)
RépondreSupprimerEn effet, il n'est pas impossible qu'un petit marché parallèle se développe mais encore une fois, ces matières premières, il faudra qu'elles soient produites... Pas sûr quand même que ça soit aussi beau que les parfums qu'on perdrait! Je préfère donc penser que l'industrie va réussir à convaincre la CE que les mesures proposées sont tout simplement ubuesques ("alors je tuerai tout le monde et je m'en irai", dit le Père Ubu...).
S'il n'y pas de lobby qui sont ceux qui veulent interdire, et pourquoi ?
RépondreSupprimerAprès le scandale de Kokopelli, le scandale des normes continue
Marco, il y a une espèce de synergie entre certaines associations ou ONG et la politique du zéro-risque de nos sociétés occidentales. Les lobbies anti-parfum sont très actifs et très vocaux en Amérique du Nord, mais aussi dans les pays nordiques et en GB.
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