Mettons qu’un parfumeur fourre son
nez dans le méga-best-seller Cinquante Nuances de Grey. Forcément, les références répétées de
l’héroïne Ana Steele à « l’odeur de Christian », manifestement
aphrodisiaque, vous intrigueront. De là à sortir ses pipettes pour composer
cette fameuse odeur, il n’y a que la distance d’une mouillette. C’est
précisément ce qu’a fait Sophie Labbé. L’auteur du Jasmin Noir de Bulgari, de
la Cologne du 68 de Guerlain, d’Organza et de Very Irrésistible de Givenchy a
distillé l’essence de Christian Grey dans le cadre de l’exercice free-style annuel
offert par IFF à ses parfumeurs.
La présentation Speed-Smelling
d’IFF, suivie d’un déjeuner chez Alain Ducasse au Plaza Athénée, est l’un des
rares événements où les journalistes beauté arrivent carrément en avance. Et
pour cause : en une heure, on doit faire le tour des tables où dix
parfumeurs nous dévoilent des créations composées librement, sans limite de
budget. L’occasion, forcément, de jouer avec les plus belles matières de la
maison, notamment les naturels des Laboratoires Monique Rémy. Mais aussi de
faire mieux connaissance avec des journalistes en dehors des lancements, donc
des obligations RP. Quant au déjeuner…
disons qu’un an après, on se rappelle encore ce qu’on a mangé. Quels meilleurs
compagnons de table, d’ailleurs, que des parfumeurs ?
Puisque Sophie Labbé était
justement ma voisine, et puisqu’on s’est forcément beaucoup marrées de s’être
retrouvées à traduire Cinquante Nuances
de Grey, moi en français, elle en odeurs, commençons le tour de piste avec
elle…
Sophie Labbé: L’odeur de Christian Grey
C’est comme un gel-douche
ultra-niche que Sophie a conçu ce parfum masculin, puisque le héros de Cinquante Nuances ne porte pas d’eau de
toilette. Du coup, ça sent propre, mais pas que. Aldéhydes pour les bulles de
savon, muscs pour l’éternelle chemise en lin blanc du héros, jasmin pour
l’huile de bain qu’il partage avec l’héroïne, cumin et muscade pour la touche
humaine. Le Karanal, qui fait le grand écart entre l’odeur de linge propre (on
l’utilise dans les lessives) et la note animale (il évoque l’ambre gris), donne
au parfum le côté légèrement abrasif du lin amidonné. Curieusement, ce sont des
nuances de gris qu’évoque le sillage : non qu’il soit terne, mais
conformément à l’intention de son auteur, il ne se perçoit pas tout à fait
comme parfum, plutôt comme une sorte d’aura à la fois furtive et très
diffusive.
(J’ai
bien évidemment fait sentir ce parfum à l’équipe des éditions JC Lattès dès le
lendemain. Tabac total : j’ai même dû procurer des fioles à l’une des
plumes les plus aimées et les plus drôles d’un grand magazine féminin. Je
parie d'ailleurs que ce parfum pourrait faire des adeptes par-delà le lectorat de 50
Nuances.)
Dominique Ropion: Oud, champagne et ananas
C’est en étudiant minutieusement
les analyses réalisées sur les matières premières naturelles par les chercheurs
d’IFF que Dominique Ropion travaille ses accords, en dégotant des molécules
inattendues planquées dans les tréfonds de l’essence. Il s’avère l’oud, qui l’eut
cru, partage des composants avec… l’ananas et le vin blanc. Et puisque l’idée
de Dominique est de travailler l’oud en composant normal de la palette plutôt
qu’uniquement sur le registre du French-Oriental, ce sont ces notes qu’il a
boostées pour créer un improbable accord oud-champagne couronné par un ananas tchika-boum-aï-aï-aï
très Carmen Miranda. L’effet un peu alcoolisé rappelle le fruit lorsqu’il
fermente (odeur familière, puisqu’un ananas a un jour très littéralement explosé
dans ma cuisine). L’acidité sucrée de l’accord cède à un cœur poudré animalisé
(cassie, iris, mimosa) posé un fond oud cuiré riche en castoréum (mon détecteur
de « bois qui pique » décèle également un bois-ambré synthétique).
Avec son ananas explosif, l’oud
champagne est à sa façon aussi cinglé que Géranium pour Monsieur avec son
vortex menthé. Preuve que M. Ropion, en sus d’être un virtuose ultra-sérieux
des MP, est aussi déconneur sur les bords.
Aliénor Massenet: La mémoire du lilas
Une fleur… blanche, sans doute,
mais pas une « fleur blanche ». Familière. On l’a toujours connue,
elle pousse sous nos cieux… Aliénor
Massenet hoche la tête. Lilas blanc. Elle l’a composé à la demande d’un
groupe de patients de l’hôpital de jour de Garches, auxquels elle rend visite
tous les mois avec une collection d’odeurs dans le cadre d’un programme initié
par Cosmetic Executive Women France dans 13 hôpitaux.
Le lilas est ce qu’on appelle une « fleur
muette » puisqu’il ne livre pas son essence. C’est aussi une fleur
condamnée aux limbes par la parfumerie fine puisqu’elle ne se retrouve plus que
dans le fonctionnel (sauf chez Yves Rocher). Justice poétique ? La
reconstitution tendre et riche d’Aliénor rappelle le lilas de ces limbes comme
il rappelle le printemps aux patients de Garches, et lui restitue sa noblesse.
Nicolas Beaulieu: L’iris chocolat
Bien que certaines variétés soient
odorantes, peu de parfums traitent l’iris-fleur (il ne m’en vient qu’un seul
exemple à l’esprit, Iris Ukiyoé d’Hermès). Inspiré à la fois par une variété d’iris
pourpre et un tableau de Georgia O’Keefe, Jack
in the Pulpit n°IV, Nicolas Beaulieu (avec lequel je n’ai aucun lien de
parenté) a construit son parfum autour d’un type de résinoïde dégageant plus
nettement qu’aucun autre une facette chocolat noir. La note fleur d’oranger,
que l’on retrouve dans plusieurs iris, ainsi qu’une touche verte aqueuse
procurée par la feuille de violette, achèvent de donner à la composition la
moiteur veloutée d’un pétale.
Domitille Bertier: Accro aux noisettes
« J’ai travaillé sur l’addiction »,
nous annonce Domitille avec un sourire en coin, avant de préciser que la
sienne, ce sont les noisettes, marrons et autres amandes. Tirant ses accords
des travaux d’aromaticiens, elle a donc créé un gourmand pour grandes
personnes, sans un grain de sucre, arrosé d’absolu sésame, de maté et d’un
patchouli fumé. Également revendiqué, un effet thé de Chine « aiguilles d’argent »,
que n’ayant pas goûté je ne saurais repérer… Grillé, chaud, un peu terreux à
cause du patchouli, ce parfum, sans rappeler directement le bol de trucs salés
croquants dans lequel on pioche à l’heure de l’apéro, s’avère tout aussi
addictif.
Véronique Nyberg: Noël
en Suède
Café. Chocolat. Cannelle. Vanille. La saveur aromatique de l’aquavit,
évoquée par un accord sauge, lavandin et anis… Véronique, qui passe ses
vacances de Noël dans le sud de la Suède avec son mari, a eu envie de rendre
les senteurs chaudes d’une maison en bois sous une couverture de neige. La
myrrhe, l’anis et les notes grillées suscitent un effet réglisse appuyé par des
boisés. Les accents aromatiques tirent le parfum vers un registre plutôt
masculin qui s’estompe en cours de développement pour céder à la chaleur des
résines…
À défaut de pouvoir le tester en
cette saison, passez au bar du Plaza Athénée, pour lequel Véronique a concocté
un Élixir de Noël avec le mixologue maison Thierry Hernandez. Un flacon du
parfum sera remis à ceux qui le dégusteront !
Suite au prochain épisode avec la princesse au petit pois de Jean-Christophe Hérault, le santal d’Olivier Polge, la tubéreuse fruitée d’Anne Flipo, l’encre de Loc Dong et la fleur d’oranger de Juliette Karagueuzoglou… et une très bonne surprise !
Si vous avez raté le Speed-Smelling 2011, cliquez ici et encore ici.
Splendide. Surtout le coup de l'implosant ananas. J'en ris encore (aux larmes de champagne). Merci de faire sourire mon cerveau ainsi que mon neurone nasal. You made my day! Bien à vous depuis Londres,
RépondreSupprimerSarah
Sarah, en effet, l'ananas infernal de Dominique Ropion était le truc le plus cinglé de cette séance. Ravie de vous avoir fait rire, les larmes de champagne, ça picote mais ça fait du bien!
RépondreSupprimerC'est en soi un bel exercice, que vous nous rapportez de manière agréable et vivante. Merci pour ça. Après, "Fifty shades of grey", le gros best seller pour ménagères encanaillées, littérairement nul, c'est un peu dommage. A peu près aussi excitant que créer un parfum pour une héroïne de Marc Lévy. A quand une ligne de parfum pour la collection Harlequin ? :-)
RépondreSupprimerUn peu d'audace, quoi.
NLR, Orson Welles a bien tiré "A Touch of Evil" d'un roman de gare... Et puis, après avoir été la première à ronchonner (étant la traductrice, je suis descendue dans la salle des machines), l'unanimité des ricanements dans les médias français a fini par m'énerver. Comme toute unanimité dans un milieu donné.
RépondreSupprimer(Arf, faut qu'je tombe sur la traductrice ! ;) Oui, je comprends votre agacement. Il est d'autant plus marqué que vous êtes partie prenante dans l'affaire. Vous avez dû, j'imagine, et malgré le peu de latitude dont dispose un traducteur en l'espèce, limiter les dégâts – je dis j'imagine car je n'ai parcouru l'ouvrage qu'un petit quart d'heure, histoire de me faire une idée (pour évaluer le potentiel littéraire d'un livre, c'est déjà énorme, un quart d'heure ; mais nous n'allons pas parler littérature ici). Bref, j'espère que le volume des ventes, colossal, a une répercussion sur votre rétribution (c'est pas toujours le cas).
RépondreSupprimerEt oui, en effet, il y a beaucoup d'ouvrages mineurs qui ont fait l'objet d'adaptations. Chez Hitchcock notamment. Ils sont construits généralement sur des archétypes forts de la dramaturgie, avec "plots" et "subplots" clairs, et malgré leur nullité littéraire, leur teneur en clichés, ils sont très malléables pour qui veut en faire un film "sans trop respecter l'oeuvre de départ". Quand on veut adapter Nabokov ou J-F Céline, c'est déjà beaucoup plus casse-gueule...
Je me demandais si Jean-Baptiste Grenouille, le héros du Parfum, avait fait l'objet, lui, d'une joute semblable (notamment la dernière fragrance, hyper addictive, qu'il crée et qui cause sa perte...)
Passez de très belles Fêtes, Denyse. Et excusez-moi si je vous ai un brin offusquée.
(L-F Céline, sorry ; Louis-Ferdinand) :-)
RépondreSupprimerNLR, en effet "Le Parfum" a fait l'objet d'une adaptation olfactive, sous forme d'un coffret, composé par Christophe Laudamiel, fabriqué chez IFF et produit par Thierry Mugler.
RépondreSupprimerEt je ne suis pas offusquée... je pense juste que lorsqu'un livre se vend à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde, il ne se s'agit plus d'un objet littéraire et ne doit pas se juger à la même aune.
Et puis je sais que "la ménagère", c'est un raccourci verbal qu'on emploie sans trop réfléchir... Mais là, oui, il m'énerve. Parce que quand on réfléchit, on s'aperçoit que cette catégorie de marketing, employée en général de façon railleuse, ben... c'est à peu près n'importe-quelle femme qui doit se taper l'entretien de la maison. Donc n'importe-quelle *sorte* de femme. Bref, ça ne veut rien dire sinon qu'à partir du moment c'est nous que la pub vise pour nous vendre de la lessive et du liquide vaisselle, on est ménagère. Bref, toutes des ménagères, surtout maman!
Il y aurait un livre, une thèse, à écrire sur l'acception "ménagère". (C'est sans doute déjà fait remarquez.) Sur l'histoire de ce mot, qui n'a pas du tout la même signification dans les années 60 que maintenant, la même "connotation" surtout. D'autant qu'il y a de plus en plus d'hommes qui sont "ménagères" de nos jours, j'en fais souvent partie. Récurer la salle de bain, la cuisine, passer l'aspi, les vitres, tout le tremblement. Ben ouais.
RépondreSupprimerEt acheter quelques livres. Rarement en grandes surfaces, où s'étalent, rutilants et bien empilés, les "phénomènes de société"...
Merci de nous avoir glissés dans ton sac à main. On s'y croirait.
RépondreSupprimerTu as un merveilleux talent d'écriture.
Si j'ai bien compris, c'est "pas de limite de bugdet", mais avec les restrictions allergènes européennes.
De sorte que ce speed-smelling ressemble à l'inverse d'une brief : ce sont les parfumeurs qui présentent des produits finis, et industrialisable, à la presse et pourquoi pas des preneurs.
L'inverse d'un travail de commande, en somme?
Julien, merci. Et, oui, en effet, c'est l'inverse d'un travail de commande. Ces accords trouvent en effet parfois preneurs. Simplement, lorsqu'il s'agit d'une grande marque, ils peuvent se retrouver ensevelis sous pleins d'autres accords. L'idéal, évidemment, c'est lorsqu'une maison l'accepte tel quel ou avec des ajustements minimes. Ce qui n'est pas inenvisageable. Un projet sera justement présenté d'ici quelques semaines qui offrira aux parfumeurs (pas spécialement d'IFF, mais de toutes les maisons qui auront donné leur accord) cette belle possibilité.
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