L’un est invisible, liquide, éphémère – sa
jouissance même entraîne son annihilation. L’autre est scintillant et si dur
qu’il est virtuellement indestructible.
Parfums et diamants sont, en apparence, des
parures de nature diamétralement opposées, leur seuls points communs étant
sans doute les endroits du corps où on les porte (poignets, cou, oreilles) et
leur côté « taille unique ».
Mais Georg Simmel (1858-1918) décelait d’autres
parallèles. Ce pionnier allemand de la sociologie s’intéressait vivement à la
mode, dans la mesure où ses mécanismes et ses codes produisent des rapports
sociaux.
« La
parure, c’est l’objet égoïste par excellence, dans la mesure où elle fait
ressortir celui qui la porte, où elle exprime et augment le sentiment de sa
valeur aux dépends des autres », écrit Simmel, « et en même temps elle est altruiste, car
c’est justement aux autres qu’elle est agréable – alors que son propriétaire ne
peut lui-même en jouir qu’au moment où il se regarde dans un miroir. »
Georg Simmel, Sociologie,
Étude sur les formes de la socialisation (1908), Paris, PUF.
Simmel classe les types de parure sur une échelle
liée à leur proximité au corps. Ce qui ne peut littéralement pas en être séparé :
le tatouage. Le vêtement, détachable du corps mais néanmoins de plus en plus
personnel au fur et à mesure qu’il est porté et que le corps de son
propriétaire le modèle, tandis que le vêtement neuf reste plus impersonnel.
À cette aune, le bijou est ce qu’il y a de plus
éloigné du tatouage : dur, fermé sur lui-même, non susceptible d’être
modifié par le corps de son propriétaire donc entièrement détachable : « son élégance même réside dans son
impersonnalité », déclare Simmel. Car « Ce qui est réellement élégant évite de désigner ce qui est
spécifiquement individuel ; il s’agit d’une sphère plus générale,
stylisée, presque abstraite entourant l’homme. » (ibid)
L’effet du bijou n’est pas uniquement fonction de
son impersonnalité, mais dérive de la façon dont il
« irradie » :
« En
vertu de son éclat, son porteur devient le centre d’un cercle de radiation qui
capte toute personne à proximité, tout œil qui voit. (…) Les rayons de cette
sphère marquent la distance créée par le bijou entre les hommes – “J’ai quelque
chose que vous n’avez pas.” Mais d’un autre côté, ces rayons ne laissent pas
seulement l’autre participer ; ils brillent vers lui ; en fait, ils
n’existent que pour lui. En vertu de leurs matériaux, les bijoux signifient
dans un seul et même acte un accroissement de la distance et une faveur. »
(ibid)
On pourrait supposer que le parfum est
diamétralement oppose au bijou puisqu’il est justement cette parure dont la
jouissance peut se passer de miroir, qu’il s’agisse d’une glace ou du regard de
l’autre. Contrairement au bijou, sa forme s’altère selon la personne qui le
porte ; son choix est intensément personnel, fondé sur la culture, les
goûts et les souvenirs de chacun… Pourtant, Simmel le situe dans la même classe
que le bijou dans son échelle des parures :
« Il ajoute à la personnalité quelque chose de tout à fait impersonnel, quelque chose venant de l'extérieur mais s'incorporant si bien à elle qu'il paraît s'en dégager. Il agrandit la sphère de la personne en produisant une impression semblable aux feux du diamant ou aux reflets de l'or. Celui qui est proche plonge dans cette atmosphère; il est en quelque sort pris dans la sphère de la personnalité. Comme les vêtements le parfum recouvre la personnalité tout en la soulignant. C'est en cela qu'il constitue une manifestation typique de la stylistique, une dissolution de la personnalité dans des caractères généraux qui cependant en expriment les charmes d'une façon beaucoup plus pénétrante que ne le pourrait faire sa réalité immédiate. Le parfum recouvre l'atmosphère personnelle, la remplace par une atmosphère objective tout en attirant l'attention sur elle. On suppose que le parfum créé par cette atmosphère fictive sera agréable à chacun, que c'est une valeur sociale comme les bijoux, la parure. Il faut qu'il plaise indépendamment de la personne, qu'il réjouisse subjectivement l'entourage de celle-ci, tout en rehaussant cependant du même coup sa valeur comme personnalité. »
Georg Simmel, Essai sur la Sociologie des Sens,
Paris, PUF.
Ces observations sociologiques sur la parure, il y
a fort à parier que Coco Chanel a dû les saisir d’instinct, elle qui a eu le
génie de bouleverser tous les codes de l’élégance au 20ème siècle (les
théories de Simmel sont d’ailleurs exploitées par Patrick Mauriès dans Les bijoux de Chanel (Éditions de La Martinière, 2012).
Avec son N°5, Chanel a en effet réalisé le programme du
parfum en tant que parure « rayonnante » et « impersonnelle »
-- la « sphère stylisée, presque abstraite » où Simmel décelait
la véritale élégance. Ce parfum, elle et ses successeurs ont su le transformer
en valeur aussi absolue que l’étalon-or. Le N°5 n’est pas un parfum : c’est le
parfum en soi. Témoin, encore récemment, l’affolement autour d’un article
de l’agence Reuter, « L’Europe veut interdire Chanel N°5 ». Bien
évidemment, il n’est pas le seul parfum menacé par le projet de réglementation,
mais la portée symbolique de son nom est telle que rien n’aurait pu alerter le
public plus efficacement.
À l’inverse, la première collection de joaillerie
de Chanel en 1932 s’est avérée presque aussi éphémère que le sillage d’un
parfum, comme nous le verrons dans le prochain billet.
Rendez-vous jeudi pour
découvrir le nouvel Exclusif, 1932 : à cette occasion, je ferai tirer au
sort un échantillon.
Illustration:
photo de Robert Bresson tirée du catalogue de l’exposition « Bijoux de
diamants créés par Chanel » (1932), courtesy Chanel.
Entièrement d'accord avec Simmel sur les points communs entre le parfum et les bijoux.Avec le premier, l'aura qui entoure la personnalité variera en fonction de celle/celui qui le porte de la même façon que le bijou brillera de mille feux différents suivant son port, sa mise en valeur et la personne qui le porte......
RépondreSupprimerMais, incontestablement, si le bijou attire tous les regards, il ne sera jamais qu'un complément et une mise en valeur de la personnalité....Le parfum, lui,sera le révélateur de cette personnalité (ou du moins sa signature olfactive)......
Aryse, bien qu'apparemment plusieurs études comparatives des pensées de Simmel et de Freud aient été réalisées (ils étaient contemporains l'un de l'autre), je ne crois pas qu'on en était à envisage le parfum comme révélateur de l'inconscient...
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