jeudi 29 septembre 2011

Saharienne : on retourne la veste d'Yves Saint Laurent (pas forcément du bon côté)


(For the English version, click here.)

Depuis que Karl Lagerfeld a ressuscité la maison Chanel en 1983 en exploitant systématiquement les emblèmes de la Chanelitude, les marques de mode font des pieds au mur pour appliquer la recette, dans une vision postmoderne du luxe tenant à la fois de la sémiologie et du sampling.
D’une certaine manière, ce processus était déjà bien entamé chez Yves Saint Laurent avant même que le couturier ne parte à la retraite (entre un travail fondé sur son propre corpus et le recyclage, la frontière est parfois ténue).
On pourrait même penser qu’Yves Saint Laurent avait déjà symboliquement tourné le dos à ses années d’enfant terrible de la mode en lançant un parfum appelé Paris, axé sur l’odeur romantique-nostalgique de la rose, incarné par Lucy de la Falaise (muse de seconde génération), posant en canotier (allô Coco) devant le monument le plus emblématique de Paris. Comme si Yves Saint Laurent, identifié à Paris, à la tour Eiffel et indirectement, via le canotier, à Mademoiselle, s’était lui-même érigé en monument historique ; comme s’il s’était élevé un cénotaphe de son vivant. N’empêche : Paris et Champagne/Yvresse avaient autant de caractère que Rive Gauche ou Opium. La santé d’Yves Saint Laurent était fragile, mais ses parfums exprimaient une vision robuste. Manifestement, quelqu’un, chez Sanofi à qui appartenait alors la licence, savait sentir (mais Champagne remonte à 1993, autant dire la préhistoire dans l’industrie du parfum).

Aujourd’hui, tandis que Stefano Pilati « revisite les codes » de la maison, comme on dit, YSL Beauté, passé dans l’escarcelle de L’Oréal depuis 2008, applique les méthodes marketing du géant de la cosmétique à la marque. Le but : doubler le chiffre d’affaires d’ici cinq ans, notamment en développant les soins (domaine où L’Oréal dispose d’une indéniable expertise), particulièrement en direction de l’Asie.
Côté parfums, la mise conséquente destinée à rehausser le prestige de la marque s’est portée essentiellement sur la pub plutôt que sur les jus. Des trois derniers lancements féminins, Parisienne (un succès) et Belle d’Opium (dont on murmure en coulisse que c’est un flop), tiraient parti des deux « franchises » les plus connues de la marque. Tout dans l’image. Pas grand-chose dans le flacon.
Cet été, avec le lancement de Saharienne, YSL Parfums a tenté d’appliquer la cure du Dr. Karl en donnant à son produit le nom de l’une des icônes du vestiaire Saint Laurent, la mythique saharienne introduite en 1968, ce qui en a fait le premier parfum de la marque exploitant le patrimoine-maison sans référence olfactive.
Certes, « l’égérie » de Saharienne affiche la crinière fauve et l’œil charbonneux de Veruschka von Lehndorff dans la célèbre photo de Franco Rubartelli pour Vogue – heureusement, on n’est pas allé jusqu’à l’affubler d’une saharienne. Mais c’est à cela que se limite le rapport entre le parfum et son nom.
Qui, chez L’Oréal, s’est figuré que ces accords de savonnette et de spray Elnett sur agrumes pouvaient évoquer le désert en général ou le Sahara en particulier ? Ou qu’ils se rattachaient d’une quelconque manière aux parfums Yves Saint Laurent ? Le jus aurait pu tout aussi bien être composé pour Armani. C’est peut-être le cas, qui sait ? Après tout, c’est de là que vient Renaud de Lesquen, le président d’YSL Parfum, et il est coutumier chez L’Oréal de mettre des propositions de parfums dans un « panier » où vont piocher toutes les marques. Il n’est pas interdit de penser que la composition, au départ, était bien une variation intéressante sur l’eau de Cologne, version « brûlante » -- comme avec Belle d’Opium, on sent un petit frémissement d’idée dans le fond, vite étouffé entre le labo et les bureaux. En l’état, « la plus brûlante des eaux fraîches » ne nécessitera pas l’application de Biafine. Entre le nom et le jus, la contradiction est tellement évidente qu’elle flingue le parfum dès le premier pschitt.
Piocher dans l’ADN d’une marque peut s’avérer stérile lorsqu’on ne sait pas faire évoluer son code génétique. Qui, parmi les décideurs, sait encore sentir, a assez confiance en son nez, pour miser sur la force d’un jus plutôt que celle d’une campagne de pub ?


Portrait d'Yves Saint Laurent par Jean-Loup Sieff, 1969


11 commentaires:

  1. Bonsoir!
    Brrr quand je tombe sur la photo de la campagne publicitaire, attributs et épithètes se font la malle et j'ai aussi envie de prendre mes jambes à mon cou. Vous l'aurez compris, ce n'est pas l'envie de le sentir qui me démange. Mais c'est quoi cette photo par tous les diables. Et après vous avoir lue, chère Carmencanada, je me sens disons comme... conforté. Sur un site une personne déçue a écrit que L'Oreal avait recyclé un shampoing!
    Mais au fond "what you see is what you get": L'image n'est finalement pas si déconnecté du produit: C'est le désert... olfactif. Je sais, c'est méchant. Le pire, c'est que j'irai quand même le sentir.
    J'ose toutefois espérer que la communication n'aura jamais raison de la créativité!
    Saxo

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  2. Saxo, je crois que cet avis doit être celui d'Octavian sur 1000fragrances... Lui, ce n'est pas une veste qu'il retourne, il taille un costard! C'est vraiment dommage d'utiliser un si joli nom pour un produit qui ne s'y accorde guère. Je n'arrive réellement pas à comprendre la tactique de L'Oréal là-dessus.

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  3. Bonsoir Carmencanada!
    Figurez-vous que je n'avais pas connaissance du billet de Coifan. La référence au shampoing était le fait d'un membre de Fragrantica. La critique de Coifan est vraiment sans concession et un brin inquiétant au sujet de certaines tendances (absence de tendance serait peut-être plus juste) de l'industrie.
    "Saharienne (YSL) is the beginning of the New World Odor", écrit-il. Le problème c'est que cela avait peut-être déjà commencé avant Saharienne.
    Mais non! Il y a encore de quoi trouver son petit bonheur, il suffit de gratter un peu :D
    Saxo

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  4. Saxo, il y a encore de belles choses, nous sommes d'accord, et même dans les grandes marques! Mais il est vrai que nous assistons à une érosion par le bas... Peut-être due à l'ambition de conquérir ce qu'on appelle des "marchés naïfs" (autrement dit, la Chine) qui n'ont pas de culture de la fine fragrance, avec des produits faciles à développer et parfois d'un prix de fabrication assez modeste.

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  5. Tout à fait d'accord, l'époque est en grande partie au rabotage, un désolant concours de médiocrité. Chez YSL en l'occurrence, ce n'est pas de bonne augure. J'en veux pour exemple ce qui se passe chez les hommes, avec la série de l'Homme ceci l'Homme cela. Mais ça se vend.
    Du peu que je sais d'YSL, il avait une vision, une esthétique propre, a démontré qu'il ne sert à rien de créer si ce n'est pour chambouler, bouleverser les codes. Je crois qu'il ne faut pas trop en demander à des multinationales en mode "cash machine". Dans le document de la BBC dont je parlais (discussion sur JC Ellena), j'avais été scotché par une passage: la présentation d'un parfum (Loud), à T. Hilfiger himself, était faite par la responsable marketing qui n'avait que des arguments commerciaux à avancer, les responsables de la création autour de la table ont à peine ouvert la bouche. Tommy a dit: it smells good, c'était acté et il s'en alla.
    Après le fast-food, voici le fast-sniff mondialisé! On va dire qu'il faut du tout pour faire un monde.
    Saxo

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  6. Saxo, ce qui est particulier à YSL est sans doute ce qu'il représente dans (et de) la culture française, la symbolique de ce personnage génial et vulnérable, antithèse d'une Chanel. Une sorte d'enfant chéri de la France en même temps qu'un monument. C'était très net dans son expo au Petit Palais (trop, même) qui ressemblait parfois à une sorte de pèlerinage... Cette vision d'YSL, on a la doit en bonne partie à Pierre Bergé, mais il n'en reste pas moins qu'elle représente une espèce de "patrimoine" national qui va au-delà de ce qu'est une marque de luxe, chose à laquelle un Hilfiger ne pourra jamais prétendre -- on est presque étonné d'apprendre qu'il y a bien un homme qui s'appelle Tommy Hilfiger, non?

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  7. "La plus brûlante des eaux fraîches" ??? Sérieusement ? Quelle belle copie à peine déguisée du fameux slogan "Gini, la plus chaude des boissons froides". En même temps, dans les deux cas il s'agit d'un soft drink au citron de grande consommation...

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  8. Anonyme, en effet, j'avais oublié ce slogan... Dans le cas de Saharienne, on voit bien le service marketing qui se gratte la tête: comment justifier qu'une variation cologne évoque le Sahara par son nom? Cela étant, il y a en effet des notes "chaudes", peut-être plus poussées dans la formule initialement proposée?

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  9. J'avais cru comprendre qu'il n'y avait pas de vraie personne chargée de l'évaluation chez YSL, ceci explique peut-être cela?
    ce sont apparemment les services marketing qui s'en occupent....

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  10. Soph, c'est bien possible! Il faut aussi, apparemment, tenir compte du fait qu'en dernier lieu, ce sont les distributeurs qui dictent le type de produit à lancer, de sorte que même avec des évaluatrices hors-pair, comme il en existe de nombreuses dans les maisons de composition, on n'aboutirait pas forcément à un résultat différent... Il y aurait bien des choses à repenser dans cette industrie!

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