Comment redonner
son actualité à un classique ? L’an dernier, dans mon cours d’histoire du
parfum à l’École Internationale de Marketing du Luxe, j’avais demandé à mes
étudiants d’imaginer, au choix, la stratégie de relancement de Cuir de Russie de Chanel, Jicky de Guerlain ou Joy de Jean Patou. Pour ce dernier, je
leur avais fait remarquer que les circonstances de son lancement, la crise des
années 30, pouvait trouver son écho aujourd’hui…
Joy
est
certes un classique au même titre que le N°5
ou Shalimar. Mais contrairement à
eux, il n’a pas bénéficié de campagnes de publicité constamment renouvelées, et
malgré sa légende, est relegué aux limbes. La maison a perdu une bonne part de
sa visibilité lorsque Christian Lacroix l’a quittée en 1987 pour fonder sa propre
marque. Sous la houlette de Procter & Gamble, les parfums Patou ont stagné
pendant une décennie : P&G, qu’intéressait surtout la licence des
parfums Lacoste vendue dans le même « lot », n’a jamais trop su
comment les développer. Lancer Sirah des
Indes sur le même pied qu’un Joy
ou qu’un 1000 n’avait aucun sens, et
l’adorable floral gourmand de Jean-Michel Duriez n’a pas trouver son public, ni
redonner son actualité à Patou.
Le nouveau
propriétaire londonien de la marque, Designer Parfums Ltd. (qui détient
également Worth, Jean-Louis Scherrer et Étienne Aigner), a repris les choses en
main en relançant Jean Patou sur le créneau du « niche patrimoine »,
un peu comme Robert Piguet ou, plus récemment, Courrèges. Un statut hybride,
pour une marque vendue sur le circuit sélectif, au potentiel mainstream, mais plutôt produite sur le
mode du nice. Le parfum attitré de la maison, Thomas Fontaine, est un
indépendant. Proche de la maison Lubin, pour laquelle il a composé de nouvelles
créations et restauré des parfums anciens, il a été sélectionné précisément
pour son expérience dans le domaine de l’adaptation des formules classiques aux
normes d’aujourd’hui. Comme Bertrand Duchaufour ou Marc-Antoine Corticchiato,
il fait peser ses formules chez Accords & Parfums, la branche fabrication
de la société fondée par Edmond Roudnitska dans les années 40.
La stratégie de
communication des parfums Jean Patou s’apparente elle aussi à celle des marques
de niche, notamment dans l’interaction avec la blogosphère parfumée. Les aficionados
ont été sollicités lorsqu’il s’est agi de décider lequel des parfums
historiques, brièvement ressuscités par Jean Kerléo dans « Ma
Collection », devait être relancé. Chaldée
a, semble-t-il, fait l’unanimité : aujourd’hui disponible dans la
« Collection Héritage », il a été très bien reçu par les amateurs de
la version 80s.
« Exploiter
l’ADN » des marques patrimoniales – les codes mis en place par un
fondateur disparu – est aujourd’hui devenu un exercice obligé, dont la matrice
a été formalisée par Chanel, grande rivale de Jean Patou d’ailleurs du
vivant des deux couturiers. Ce qui m’a intéressée dans la présentation de Joy Forever par Thomas Fontaine et Bruno
Cottard, vice-président de la marque, c’est la transparence avec laquelle ils
ont abordé la démarche. Comme si, tous les interlocuteurs étant au fait de ce
type d’exercice, il devenait inutile de l’enrober de discours
« poétiques ». D’autant que le beau livre offert aux journalistes à
cette occasion, Jean Patou, une vie sur
mesure d’Emmanuelle Polle (Flammarion) assurait non seulement la fameuse
« part de rêve » que sont censés transmettre les médias, mais aussi
des informations historiques inédites et une iconographie somptueuse.
C’est dans son
laboratoire au sous-sol de la boutique de la rue de Castiglione que Thomas
Fontaine nous accueillait, pour nous expliquer son interprétation contemporaine
de Joy. Un parfum, dit-il, qui nous
prend de façon très frontale avec son « anamorphose »
jasmin/rose – peut-être trop pour les consommateurs d’aujourd’hui (et en effet,
si mes étudiants de 20 ans ont tendance à préférer Joy aux autres parfums historiques que je leur présente, ils
trouvent ça un peu « fort »). Sa stratégie a donc consisté à remettre
les notes stars en récit ; à les insérer dans une pyramide – structure
toute indiquée pour celui que les publicités d’époque appelaient en France
« Le Parfum Roi ». Après tout, le verbe « embaumer » a
deux sens…
Les affinités de
Jean Patou pour l’Amérique sont explicitement mises en scène. Le couturier avait
jadis fait scandale en recrutant des mannequins outre-Atlantique, ce dont il
s’était justifié par la nécessité de réfléter dans sa cabine les physiques
variés d’une clientèle cosmopolite. Ceux des Américaines, plus grandes et
athlétiques, se prêtaient parfaitement au sportswear dont Patou a été le
pionnier, notamment en lui consacrant un étage de sa maison de couture… Et
évidemment, comme le sait tout amateur de parfum, Joy a d’abord été conçu en guise de cadeau pour les clientes
américaines affectées par le Crash de 1929…
Dans Joy Forever, l’accord iris-galbanum,
immortalisé par le N°19, tient lieu
de French Touch. La fleur d’oranger, quant à elle, se voit conférer sa Green
Card : pour Thomas Fontaine, c’est une note « américaine ».
S’agit-il d’un clin d’œil à Fracas,
culte aux USA, qui est au moins autant une fleur d’oranger qu’une
tubéreuse ? Ou à Narciso Rodriguez
for Her ? Les muscs, en tous
cas – plus propres qu’animalisés – parleront sans doute au marché
international. Ce sont eux qui confèrent une texture « mousseline » à
l’accord floral français classique que Joy
Forever a cueilli dans Joy. Ces
muscs modernes agissent aussi un peu comme le Lycra – cette matière qui
départage le vestiaire féminin en « avant/après » --, d’une part en
resserrant les différents éléments d’une formule, mais aussi en la rapprochant
de la peau, des courbes féminines, sans les gêner aux entournures… À la fois
confortables et sensuels, ce sont eux qui distinguent Joy Forever de son modèle vintage et lui donnent son allure contemporaine.
Mission
accomplie, donc, pour un parfum qui vise à traduire l’essence grandiose de Joy en prêt-à-porter plus léger à
endosser dans la journée. Et qui nous épargne, fort heureusement, les
confitures qui sont devenues le mode par défaut de la plupart des féminins du
sélectif. Ce n’est pas forcément le parfum qui séduira au premier titre les
amateurs de niche et de vintage – ce n’est d’ailleurs pas son but --, qui
trouveront leur bonheur dans la « Collection Héritage » où s’alignent
désormais Chaldée, Patou pour Homme et la merveilleuse Eau de Patou de Jean Kerléo. En
attendant le revival espéré de la trilogie brune-blonde-rousse de 1925, Que sais-je ?, Amour Amour et Adieu Sagesse…
Illustration: Jean Patou entouré de sa cabine américaine.
J'avoue bien aimer cette version reactualisee et il se peut que Joy Forever fasse parti de ma liste parfums cadeaux de fin d'annee, d'autant plus qu'il n'y a pas grand chose d'autre qui me tente vraiment cette annee.
RépondreSupprimerJ'ai eu peur que ce fut une version timide, ultra legere, et bien non Joy Forever est un grand feminin comme on en fait plus.
Par opposition, je trouve que Jour d'Hermes est un beau parfum mais trop timide pour etre un grand feminin, de plus il represente mal la marque Hermes et raconte plus la vision de son auteur Jean-Claude Ellena que le patrimoine de la maison Hermes, au meme titre qu'un Lutens est un Lutens et ne sera jamais un Patou ou un Hermes.
Pour ma part j'ai trouve que les baies conferent a Joy Forever sa touche de modernite, un contrepoint vif aux notes florales lascives qu'on ne rencontre plus que de maniere aerienne dans la parfumerie actuelle.
A propos de Chaldee, meme si j'apporte mon soutien a cette reedition je l'ai trouve toutefois assez diluee par rapport a l'eau de toilette et surtout l'extrait Ma Collection des annees 80. De meme, je regrette le packaging qui me parait un peu triste et austere et qui me fait davantage penser a un apres-rasage pour homme.
Pourquoi ne pas avoir repris le superbe design des flacons eau de toilette d'epoque aux lignes art-deco de la marque?
Emma
Emma, moi aussi je suis ravie que cette interprétation contemporaine de Joy soit un parfum femme-femme, affirmé, plutôt qu'une énième confiserie pour jeune fille. Pour Hermès, j'ai eu l'occasion de re-sentir les parfums pré-Ellena de la maison (j'en parlerai bientôt), et je dirais que le style d'Ellena est plutôt une re-fondation, la création d'un nouveau patrimoine, ce qui est une option à mon sens tout à fait pertinente...
RépondreSupprimerQuant aux flacons, je pense, sans qu'on en ait parlé chez Patou, qu'il y a une question de budget, les verriers n'acceptant désormais que des volumes de commande de 50,000 flacons minimum. Même les grandes marques privilégient donc pour certains de leurs classiques, moins demandés et donc reportés dans une collection spécifique, des flacons plus simples et identiques...
Si tu as l'occasion de leur mettre la puce à l'oreille, dis-leur de sortir Julye, le parfum qu'ils ont crée pour un évènement spécial et qui n'a jamais été commercialisé. J'ai pu le sentir dans la boutique une fois et c'était d'une beauté...je suis süre que ça ferait un tabac.
RépondreSupprimerTara, manque de pot, Julye a été créé par Jean-Michel Duriez qui n'est plus chez Patou... C'était, il me semble, une formule donnée pour exemple des parfums sur mesure proposés par la marque à l'époque où elle appartenait à Procter & Gamble. Donc il y a peu de chances pour qu'il voie le jour.
RépondreSupprimerQuel gachis!
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