Confession : puisqu’après
avoir écrit mon billet sur un parfum je le reporte assez rarement, j’ai retardé
le moment de parler d’Anima Dulcis d'Arquiste pour faire semblant d’être en train de le
tester, alors qu’en fait j’en profitais. Du coup, à force d’avoir le nez dedans,
difficile de prendre du recul.
Miroir : l’expérience du fondateur d’Arquiste, Carlos Huber,
reflète assez la mienne pour que je m’égare dans le palais des glaces. Nous
sommes tous deux des amoureux du parfum venus du Nouveau Monde qui ont pu
traverser le miroir, d’abord en prenant des « leçons » auprès de
grands parfumeurs – dans le cas de Carlos, Yann Vasnier et Rodrigo Flores Roux
–, ensuite en leur racontant une histoire qui les a inspirés, et qui nous a
valu une invitation à intervenir dans le processus créatif. Celle de Carlos,
les noces de Louis XIV et de l’infante Marie-Thérèse sur l’île des Faisans, est
d’ailleurs comme la mienne celle d’une rencontre entre la France et l’Espagne,
ce qui ajoute encore un reflet… Évidemment, Carlos Huber est allé bien plus
loin puisqu’il est parti de là pour créer l’une des nouvelles marques de niche
les plus séduisantes des deux ou trois dernières années.
Roman: Enfin, le plaisir que je
tire d’Arquiste n’est pas seulement olfactif mais romanesque : plus je m’y replonge, plus j’en tire des fils
narratifs qui s’entrecroisent en traversant les époques et l’espace,
l’historique et le biographique, l’érudition et la sensualité… Trouver une
structure qui rende compte de cette complexité le déconcerte. Arquiste, c’est
comme le parfum : la marque fournit tant de points d’entrée (via son site)
qu’on pourrait écrire un roman baroque et proliférant dont Carlos Huber serait
le héros beau comme une star de cinéma.
Baroque. Si je rechigne à coller aux parfums l’étiquette d’un
mouvement artistique, dans ce cas, le terme est peut être revendiqué par
Arquiste. Le fondateur de la marque est mexicain, et si l’on en croit son
compatriote, le romancier Carlos Fuentes, l’essence du Mexique est baroque. Revendication
d’ailleurs explicite : l’un des deux parfums inspirés par le Mexique,
Anima Dulcis, est défini comme un « gourmand baroque » ; les
visuels du site sont des natures mortes qui collent pile-poil à celles de l’âge
baroque. Le crâne qui figure dans l’illustration de Flor y Canto renvoie à la
fois au célèbre Jour des Morts mexicain et aux vanités – le crâne est également
un motif récurrent dans les représentations de la Madeleine pénitente, Marie-Madeleine
étant, on le rappelle, la sainte patronne des parfumeurs. Le nom de l'un des parfums,
Anima Dulcis (« douce âme »), enfonce le clou dans le cercueil
puisqu’il figurait fréquemment dans les épitaphes latines : retour, donc,
au jour des morts… Voilà comment l’hypertexte baroque d’Arquiste fonctionne,
par méandres de renvois.
Passages. Carlos Huber est bien le point nodal – le passeur, l’échangeur – de ces
récits. Lorsqu’il est interrogé sur les rapports entre sa profession et sa
nouvelle vocation, cet architecte spécialisé dans la conservation d’édifices
historiques répond : « L’architecture
est permanente, la parfumerie évanescente. Mais tous deux relèvent d’une
expérience d’occupation de l’espace, qu’il s’agisse d’une pièce ou d’un nuage
de parfum. »
Mexicain, architecte, amateur de parfum passé émetteur, Carlos
illustre de façon exemplaire le glissement qui se produit actuellement dans le
monde de la parfumerie de niche : ce ne sont plus forcément les acteurs
traditionnels de l’industrie du luxe qui lancent des marques (autre
exemple : Ben Gorham de Byredo). Le fait que Carlos soit mexicain déplace
encore le propos : si traditionnellement, les lieux exotiques inspirent
les parfumeurs, dans ce cas précis, c’est depuis
un lieu « exotique » que le parfum s’émet.
Les scènes historiques choisies par Carlos pour donner ses briefs
sont aussi liées à sa propre histoire. Le Mexique, bien entendu (la tubéreuse
aztèque de Flor y Canto qui est également celle du jardin de la grand-mère de
Carlos ; une recette de nonnes espagnoles dans le Mexico du 17ème
siècle pour Anima Dulcis). Mais aussi la France où il a étudié (le mariage de
Louis XIV pour Fleur de Louis et Infanta in Flor). Ses origines juives (L’Etrog,
nom d’un cultivar de cédrat utilisé lors de la fête de Soukkot), ses
grands-parents polonais et russes (Aleksandr, inspiré par un duel de Pouchkine).
Restauration/résurrection: Carlos a étudié à la Columbia University de New York avec JorgeOtero-Pailos, architecte, artiste et théoricien spécialisé dans des formes
expérimentales de conservation, qu’il conçoit comme des interventions
artistiques.
Otero-Pailos s’intéresse notamment aux traces du passage du temps – poussière,
odeurs. Ainsi, son travail sur la Philip Johnson Glass House
comportait une reconstitution olfactive du lieu (fumée de tabac, eaux de
cologne d’époque, parfum féminin irisé poudré) réalisée avec le parfumeur
Rosendo Mateu de Puig. Arquiste est à plus d’un titre une extension de cette
démarche : le parfum comme résurrection fantomatique d’un lieu et/ou d’une
scène à époque donnée, mais également comme sa lecture actuelle.
Anima Dulcis est d’ailleurs issu du mémoire de maîtrise de Carlos,
le projet de restauration et de conversion du couvent royal de Jésus-Marie à
Mexico, bâti en 1580. Le brief du parfum et le parfum lui-même illustrent
d’ailleurs de façon exemplaire le principe d’Arquiste comme série de récits
enchâssés ou d’espaces-gigogne. Dans
Mexico : un couvent. Dans le couvent : une cellule. Dans la cellule :
une nonne. Sous l’habit de la nonne : une jupe en dentelle. Sous la jupe
en dentelle : le chocolat, la vanilla et le piment. Le saint des saints :
le corps d’une noble vierge.
Le couvent. « Il y a le
bois, le salé du plâtre, l’encens d’église, l’atmosphère d’un édifice
ancien », explique Carlos. J’y ajouterais un léger relent de vieilles
pierres. Le Jésuite Carlos de Sigüenza y Góngora a rédigé au 17ème
siècle une histoire de ce couvent intitulée Parayso
occidental, le Paradis occidental. Ce Góngora était l’ami de Sœur Juana Inés de la Cruz, l’une des premières et
des plus grandes poètes d’Amérique latine, qui écrivait que l’homme était
« une synthèse composée des qualités de l’ange, de la plante et de la
bête ». Ce qu’on pourrait dire aussi du parfum.
La recette. Les religieuses du couvent étaient les filles et les
nièces des conquistadors, premières peut-être à inventer des recettes métissant
cuisine espagnole et produits mexicains comme le chocolat, le piment et la vanille.
Pour composer l’accord gourmand, Rodrigo Flores Roux s’est inspiré d’un livre
de recettes du 18ème siècle.
La femme. « J’ai trouvé un tableau fascinant où l’on
voit que la religieuse, sous son habit,
porte une jupe en dentelle, fastueuse et opulente. Une fois chez elle,
seule avec sa servante, elle retirait donc son habit et se retrouvait vêtue
comme une aristocrate », raconte Carlos Huber. Et Sigüenza y Góngora
faisait la louange des vertus de ces religieuses, d’autres hommes, au 17ème
siècle, protestaient contre le pouvoir et la liberté qui leur étaient
accordés : pamphlets et récits licencieux abondaient. Notamment sur une
religieuse qui, disait-on, prenait son bain avec sa servante, pour ensuite
aller faire pénitence…
C’est Yann Vasnier qui a travaillé
cet arôme musqué de vierges tourmentées par la chair : « Il a un talent pour la peau, le cuir »,
précise Carlos.
Le parfum. Chaleur (soleil aztèque, flammes de la tentation):
pincée de piment, cannelle sucrée brûlante. Fraîcheur : feuilles vertes
des bouquets sur les autels, jardin de cloître. Mordoré des torsades d’un autel
baroque, vanille fondue dans une résine ambrée liquoreuse aux tons de prune,
patine ombre brûlée du patchouli et du chocolat, qui suggère le passage du
temps mais aussi le feulement de la chair cloîtrée – vanille vient du latin vaina, « gaine ». Ajoutez un
« g » pour glisser sous la jupe de la sainte… Animal Dulcis.
Oriental/Occidental. Si le parfum, hybride botaniquement impossible
de plantes originaires de différentes parties du monde, a toujours déjà été world, il est également oriental par
définition puisque c’est en Orient qu’il est né il y a des milliers d’années.
Et pourtant, la famille des parfums orientaux, telle qu’inventée par les
parfumeurs français, n’a vraiment pris son essor qu’avec la vanille, ingrédient
des « Indes occidentales ». Avec Anima Dulcis, en somme, Carlos,
Rodrigo et Yann rabattent le genre « oriental » vers son autre patrie.
Arquiste est disponible à Paris chez Jovoy. Illustration: Magdalena de Flor Garduno, 1999.
Bon, hé bien, ça me confirme dans mon envie de passer essayer les Arquiste! Je passe brièvement sur Paris dans deux semaines, ce sera donc expo Hopper puis Jovoy, pas mal comme programme.
RépondreSupprimerJack, en effet, c'est l'une des marques qu'il faut absolument essayer chez Jovoy!
RépondreSupprimerI had to comment on the French side because the photograph was so haunting (and has my name). The story of the nuns with their beautiful, hidden lace clothing reminded me of the time of the collapse of the USSR. I saw so many women walking down the boulevards, wearing their finest miniskirts, bright tops, and makeup, and feeling so proud and happy to look beautifully female for the first time in so long....I must try this perfume if it evokes that "coming out" into the world, even if for the nuns it was only in a small room....
RépondreSupprimerMarla, when Carlos discussed the painting that had struck him, he compared it with Middle-eastern women wearing their finery only within the privacy of their homes, whereas they cover it up when they go out... And, yes, that photograph is quite haunting, like most of Garduno's work.
RépondreSupprimerThat's very interesting, I was considering writing about how the Saudi women I'd become friends with in Europe only took off their "black sheets" in the privacy of their living rooms- the couture and beautiful makeup underneath the black! And the lovely incense burnt in the living quarters....
RépondreSupprimerMarla, frankly that particular topic isn't something I'd feel easy dealing with, because of the number of issues it raises...
RépondreSupprimerExactly....
RépondreSupprimerEncore une marque à découvrir chez Jovoy...
RépondreSupprimerLa description est structurée et très évocatrice.
C'est un bonheur de lecture...
Le monde de la parfumerie pourrait peut être connaître une stimulation venue des pays qui survivent à la crise.
Je pense au Brésil, à la Chine et autres pays d'Asie qui s'en sortent bien.
Ces pays sont riches d'histoire et de culture olfactive encore peu lisible dans la création de parfums.
Je sais donc où je vais passer ce week-end...
Romuald, en effet, les pays que vous évoquez font l'objet d'un grand intérêt de la part des marques et des maisons de composition, mais à part le Brésil (Natura), ne sont pas encore réellement "émetteurs" (mais je ne suis pas ces marchés de très près, je le confesse).
SupprimerHeureuse en tous cas de vous avoir donné envie de découvrir Arquiste.