Au cours du dernier semestre, j’ai enseigné l’histoire
du parfum à 160 étudiants de l’École Internationale de Marketing du Luxe. Ils
ont 19 ans, et tendance à tordre le nez sur tout ce qui est sorti avant les années
1990 (« ça sent la vieille ! »), bien qu’une jeune fille m’ait
stupéfaite en identifiant Mitsouko à
l’aveugle -- et plus encore lorsqu’elle m’a dit que ça avait été son premier
parfum. Cela dit, en règle générale, les goûts de ce panel de consommateurs
improvisé ne dévient pas d’une molécule de ce que le marché déverse dans les
Nociphoriaunaud. Les aquatiques leurs plaisent (ils préfèrent nettement Souffle de Parfum à Shalimar). Les gourmands les attirent comme des mouches.
Le goût du sucré est si profondément implanté dans
nos cerveaux qu’il relève littéralement de l’addiction. Une équipe de l’Université de Bordeaux démontrait d’ailleurs en 2007 qu’entre une eau aromatisée à la
saccharine et de la cocaïne administrée par voie intraveineuse, les rats
préféraient le sucré. Idem pour l’eau additionnée de glucose et ce, même pour
des rongeurs camés jusqu’aux moustaches.
Pourquoi l’industrie du parfum a-t-elle tant tardé
à tirer parti de ce penchant pour le sucré ? Je me suis posé la question
en préparent le cours où j’abordais Angel.
L’ethyl maltol avait certes déjà été utilisé en parfumerie à doses
homéopathiques. L’overdose d’Angel a
d’ailleurs été considérée comme une aberration par la profession. Le public a
mis un certain temps à s’y faire – Angel
n’a pas immédiatement été un blockbuster.
Sans doute, jusque-là, ni les parfumeurs ni les
consommateurs ne considéraient le sucré pur et dur comme une note « licite »
en parfumerie. Angel a fait sauter
cette inhibition. Après son succès, la digue a lâché : sucre, caramel et
confitures se sont déversés dans les cuves à gros bouillons. Depuis, au fur et
à mesure que la tolérance des nez augmente – pour rester dans le vocabulaire de
l’addiction --, l’index glycémique des jus s’est engagé dans une escalade qui
aboutira fatalement, on le craint, à la mise en solution alcoolique des sirops
Teisseire.
Dans un article récent pour le magazine Elle, je postulais que les gourmands les
plus esthétiquement réussis étaient ceux qui, en transposant la carte des desserts sur la carte olfactive, restent néanmoins dans les codes de la
parfumerie classique. Anaïs Anaïs Premier Délice, par exemple,
refait un look girly à la structure chypre grâce à son accord « poire
Belle Hélène », le chocolat venant se substituer au traditionnel patchouli.
Candy de Prada est un oriental où le
benjoin aurait enfin compris qu’il aspirait à devenir caramel. Rahät Loukoum de Serge Lutens est une
extrapolation de la construction florale orientale anisée-amandée initiée par L’Heure Bleue, tout comme Lolita Lempicka. Mais jusqu’où peuvent s’aventurer
les nez dans cette voie ? À quel moment un parfum gourmand cesse-t-il de
renvoyer à la parfumerie pour basculer dans l’arôme alimentaire ?
Lolita Lempicka, marque plutôt culottée (la
culotte étant de bonne tenue), tente depuis près d’une décennie de rééditer l’exploit
de son premier parfum en proposant des gourmands créatifs. « L » de
Maurice Roucel (2006) jouait tirait l’immortelle vers le caramel salé. Elle l’aime de Christine Nagel et Serge
Majoulier (2013), à ne pas confondre avec L
l’aime lancé l’an dernier, taillait ses pétales dans de la chair de noix de
coco. Avec Sweet, la marque cesse de
tourner autour du pot de sirop et le met carrément en flacon.
Sweet s’adresse
manifestement à la génération de mes étudiants, dont les références olfactives
se composent essentiellement de bonbons industriels, de produits de soins et de
médicaments pour enfants. En lieu et place de la cerise au chocolat
revendiquée, un nez plus adulte y sentira « gloss sans marque destinés aux
enfants », du « sirop Advil aux fruits rouges » ou des « crocodiles
Haribo » (dixit mon confrère et ami Thomas Dominguès d’Auparfum.com). Certes,
vu le nom, il n’y a pas tromperie sur la marchandise – mais c’était aussi le
cas de Candy, qui savait pourtant se
maintenir dans le registre du parfum. Comme le faisait remarquer Thomas, « les
sirops Teisseire font déjà, je
le crains, bien mieux et presque plus "naturel"... »
Avec le recul et par comparaison, le premier Lolita Lempicka, gourmand pionnier et
jus girly décomplexé, devient un comble de discrétion, de bon goût et de
maturité. Chaque année, on peut vérifier la solidité de sa structure en sentant
ses variations en édition limitée : le jus reste absolument identifiable (L’Eau Jolie de 2013 faisant exception).
Évidemment, le fait qu’Annick Menardo signe toutes ces variations depuis une
décennie n’y est pas pour rien…
L’Eau de
Minuit “Minuit Sonne”, à ne pas confondre avec les Eaux de Minuit de 2004 et 2005 qui revendiquaient un accord sirop
de griottes, mais peut-être identique à la version de 2012, est la 11ème
variation de la série. Les paillettes qui ornent son flacon vous donneront sans
doute l’impression d’avoir fait du catch avec un gang de gamines de cinq ans
shootées au sucre après un goûter d’anniversaire. Mais le jus lui-même relève
moins de la princesse aux joues barbouillées de confiture que du glam goth.
Annick Menardo est parvenue à rendre la formule à
la fois plus sombre – sa réglisse injectée de myrrhe a tellement de mâche qu’on
la sent sur sa langue – et plus ouverte, creusée en son cœur d’un accord
jasmin-iris-violette franchement élégant. Le boisé de la réglisse, de l’iris et
de la violette introduit du non-comestible qui tient en respect le gourmand.
Senti à côté de l’original en eau de parfum, ce Minuit sonne est plus substantiel, plus intense et plus rémanent.
Comme quoi, on peut s’appeler Lolita et avoir tout d’une grande.
Article très pertinent et qui ne fait que confirmer mon impression et ems craintes:a génération "jeune" n'a plus pour référents olfactifs des bouquets de roses, du jasmin ou du muguet ou même de la vanille pour rester dans le gourmand; non il n'ya plus que l'industrialisation de la "bouffe" avec son lot de bonbons et autres sucreries qui semble la captiver, comme seule référence de l'enfance... je trouve ça effrayant, à tout point de vue d'ailleurs (au niveau alimentaire également; le diabète a de beaux jours devant lui).
RépondreSupprimerBien vu pour la référence à l'heure bleue concernant Lolita c'est peut etre pour ça que j'ai porté ce dernier pendant quelques années vers la vingtaine.. avant de revenir à mes premières amours.
Sophie.
Mes étudiants reconnaissaient assez facilement le muguet et la rose, mais peut-être plutôt via le parfumage fonctionnel... Mais j'ai aussi eu des commentaires très pertinents -- par exemple, une jeune fille qui, en sentant de l'aldéhyde C11, a parlé de coriandre fraîche. Je pense aussi qu'il y a des inhibitions à parler des associations olfactives devant ses camarades de classe.
RépondreSupprimerEn tous cas, j'espère avoir au moins posé le premier jalon d'une culture olfactive -- ça fait trois ans que j'enseigne ce sujet, et chaque fois, plusieurs étudiants m'affirment que depuis, ils sont beaucoup plus curieux des odeurs en général et du parfum en particulier.
L'olfactif est un sens très particulier pour ça: une fois qu'on a ouvert la porte, on devient très vite curieux, avec l'envie d'en savoir plus... Et on peut toujours en apprendre plus dans ce domaine. Mais il faut juste que quelque chose suscite l'envie et la curiosité.
RépondreSupprimerExactement! C'est, je l'espère, ce que je peux accomplir avec mes cours... Mais il faudrait démarrer ce genre de sensibilisation dès le primaire!
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