« C’est
un dîner chez Olivier Roellinger à Cancale, il y a une dizaine d’années, qui
m’a définitivement convaincu que la cuisine pouvait être autre chose qu’un
artisanat ou un moment agréable ; qu’elle pouvait susciter des impressions, des
sentiments et des pensées complexes. Qu’elle pouvait me faire réfléchir à
partir d’émotions, ce qui me semblait être l’apanage de l’art... Roellinger
articulait le scénario de son menu autour de l’histoire de son terroir, le pays
malouin : route des épices, moeurs corsaires, produits locaux. La succession des
plats constituait un véritable récit analytique de son environnement immédiat. »
La citation
ci-dessus est extraite de « La diététique des auteurs », texte de
Nicolas Bourriaud, commissaire de l’exposition COOKBOOK, l’art et le processus culinaire au Palais des Beaux-Arts.
« Afin de démontrer sa valeur
artistique », explique-t-il, « il fallait éprouver au préalable la
capacité de translation de l’art culinaire : l’extraire de son lieu naturel de
production et de consommation, c’est-à-dire lui faire passer l’épreuve de
l’espace d’exposition. » Démarche bien évidemment fascinante lorsqu’on
est soi-même en train de réfléchir à une semblable mise à l’épreuve du parfum. D’autant
que Nicolas Bourriaud et moi nous croisons, notamment dans notre recours à la
perception historique du cinéma, pré-politique des auteurs, pour parler de
celles de la cuisine/du parfum. « Le
discours sur la cuisine en reste à ce que fut jadis la cinéphilie », écrivait-il
dans Art Press dès 2007, « pas encore pensée en termes esthétiques, car
perçue comme jadis le cinéma, c’est-à-dire comme une industrie, un loisir et un
artisanat. »
La cuisine a
néanmoins ses auteurs depuis les années 80, comme le rappelle le critique
gastronomique Andrea Petrini dans un autre essai du catalogue de l’exposition :
des “cuisiniers-artistes” comme Pierre Gagnaire, Alain Passard, Marc Veyrat ou
Olivier Roellinger axés sur une « posture
auto-référentielle » et le « recentrage
sur le récit, intro exhaustive, vecteur propédeutique d’un univers culinaire
précédé en quelque sorte par la glose liminale de son commentaire […]
Diktat d’une True Story fictive
enracinée jusqu’à l’hypertrophie dans les ceps de vigne du Mythe du Terroir de France. »
Comme les artistes contemporains, les chefs de cette génération avaient compris
que leur travail avait plus de chances d’être lisible/visible s’il était
accompagné de son propre commentaire.
À ce titre, les cuisiniers
ont plus de deux décennies d’avance sur les parfumeurs (il est plus facile d’assumer
un statut d’auteur lorsqu’on est son propre patron). Jean-Claude Ellena est l’un
des rares qui ait su se ménager une position du même ordre, puisque Hermès lui
accorde assez de liberté pour cultiver son propre style – l’auto-référentialité
d’Ellena étant d’ailleurs le fondement de la stratégie de branding olfactif de
la marque. Sa démarche s’inscrit dans un récit, initialement développé via The Perfect Scent de Chandler Burr, puis
dans ses propres ouvrages. Il sait exposer ses principes de composition, et son
travail se prête à l’élaboration d’un corpus critique mieux que celui de tout
autre parfumeur, puisqu’il en donne lui-même les clés (on pourrait aussi dire à
l’inverse qu’il court-circuite le
discours critique : que reste-t-il à décrypter dans cette limpidité ?).
Jean-Claude
Ellena et Olivier Roellinger ont donc, peu ou prou, des statuts semblables dans
leurs champs respectifs : une pratique proche de celle de l’art. Par
là-dessus, ceux qui connaissaient les deux hommes étaient persuadés qu’ils s’entendraient
à merveille. Et à juste titre. C’est de leur coup de foudre amical qu’est issu
le dernier Hermessence, Épice Marine.
Le parfum s’inspire
du travail de Roellinger ; de sa façon de combiner les produits de son
terroir de Cancale et les épices rapportées par ses ancêtres corsaires du monde
entier. Son développement s’est élaboré au gré d’échanges entre les deux amis :
aussi la présentation d’Épice Marine
s’est-elle faite sur le mode du récit, y compris celui de l’apparition des notes
et matières premières, sur lesquelles Ellena s’attarde rarement dans
ce genre d’exercice.
« Récit »,
c’est le mot-clé. Dans Épices &
Roellinger, ceux qui ont donné naissance aux mélanges d’épices du « chef
corsaire » sont longuement détaillés : ses accords ne sont pas
seulement dictés par des critères formels, mais par l’histoire des routes des
épices, des explorateurs et des corsaires, ainsi que par le parcours de
Roellinger lui-même – ses racines bretonnes, ses ancêtres, ses voyages. En
lisant l’ouvrage, on ne peut s’empêcher de songer qu’il travaille comme un
parfumeur. Ou plutôt comme un parfumeur pourrait
travailler. Les récits de Roellinger authentifient
ses compositions de façon largement plus convaincante que la plupart des backstories fournies avec les parfums.
Elles leur ajoutent aussi une profondeur de champ. On ne savoure pas seulement
un truc délicieux : on absorbe une histoire, et une relecture
contemporaine de l’Histoire.
Bien qu’Ellena
ait plusieurs fois décrit son processus créatif, c’est me semble-t-il la
première fois qu’il fournit un journal pour un dossier de presse, extension de sa nouvelle carrière d'écrivain. Plus que dans toute composition
précédente, le récit de la création est une partie intégrante de celle-ci.
Roellinger lui-même est, en quelque sorte, l’ingrédient principal d’Épice Marine.
« La
stylistique culinaire ne peut […] pas exclusivement reposer sur la valeur
gustative du plat lui-même : le mode de production, la dimension visuelle,
tactile ou sémiotique de la cuisine, ainsi que son mode de consommation et le
mode de convivialité qu’elle instaure, doivent également être pris en compte
pour établir les bases d’une esthétique spécifique », écrit
Nicolas Bourriaud dans le catalogue de
COOKBOOK.
De même, le
parfum n’est pas uniquement une forme olfactive. De plus en plus, les marques
vont au-delà de la présentation commerciale et du packaging pour proposer le « mode
de consommation » d’un parfum en exposant son « mode de composition ».
L’auteur et la mise en œuvre sont montrés, un peu à la manière des cuisines
ouvertes des restaurants actuels. Les marques les plus estampillées « auteur »
prennent même le terme au pied de la lettre en offrant des textes – prose cryptique de Serge Lutens, journaux limpides de
Jean-Claude Ellena… Qui ne sont pas des dossiers de presse, ces matériaux le
plus souvent mis au point par les services marketing en suivant des modèles
tellement formatés qu’ils ne disent plus rien, sinon leur être-dossier-de-presse.
Mais une part intégrante de dispositif, sans lequel il perdrait une partie de
son effet et de sa résonance. Dans le cas présent, le récit du développement du
parfum est enchâssé dans celui de l’amitié des deux hommes, à son tour enchâssé
dans leurs histoires respectives. Une double mise en abyme, donc :
processus stylistique bien choisi pour un parfum d’océan.
Épice
Marine – le parfum – peut-il se mesurer à une telle pression
narrative ? Tout d’abord, expédions l’adjectif : « marin »
ne se traduit pas ici par « aquatique » tel qu’on l’entend en
parfumerie. À vue de nez, pas une cucurbitacée. La note marine en question est
produite par une vieille matière première de synthèse, l’algenone, qu’Ellena
qualifie de « verte, vive, incisive et salée », avec une odeur d’algue
(forcément) mais aussi de « vert de lilas ».
À part ça? Quintessence d’Ellena. C’est
délicat, frais, boisé, immatérial. Une overdose de bergamote joue le rôle d’un
vent breton charriant une bouffée chaude de « bouquet d’épices océaniques »
-- poivre de Séchuan, piment jamaïcain, cardamome et un cumin torréfié présenté
par Roellinger à Ellena, qui l’a fait distiller : ce traitement retire au
cumin sa facette axillaire, tout en ajoutant des effets de sésame grillé. Les
épices introduisent des notes boisées-fumées qui s’enchaînent sur un accord de
whisky Islay (plus précisément du Bruichladdich, suggéré par Roellinger).
Lequel tient moins de la lampée que de l’impression subliminale d’un whisky
vaporisé à l’intérieur d’un verre : ombre de fumée, suggestion de tourbe,
souvenir d’iode[1]
Lors du dîner
qui a suivi le vernissage de COOKBOOK, j’étais
la voisine du chef italien Massimo Bottura, patron de l’Osteria Francescana à
Modène. Il m’a raconté qu’il vaporisait un plat de pintade d’une distillation
de pintade rôtie, parce qu’il cuit les différents morceaux séparément pour
éviter que le blanc ne se dessèche : ce parfum confère au plat son arôme « sorti
du four de mamie ». La distillation de Bottura est en quelque sorte un
fantôme de la nonna : tout en
dissociant, transformant et ré-assemblant ses ingrédients de façon inédite, il
utilise très délibérément le souvenir en assaisonnement. Un parfum comme Épice Marine pourrait, de même, être le
fantôme d’un déjeuner dans la pinède des Maisons de Bricourt de Roellinger, l’opalescence
laiteuse striée d’ardoise et d’aigue-marine de la baie du Mont Saint-Michel en
toile de fond…
Je conclurais
volontiers ce déjà très long texte par une chute qui permettrait d’en nouer
tous les fils, mais il me semble que les fils en question – parfum, cuisine,
art – vont encore s’allonger. En plus, maintenant, j’ai les crocs.
Du 18 octobre 2013 au 9 janvier 2014
Palais des Beaux-Arts
13, quai Malaquais, 75006 Paris
Ouvert du mardi au dimanche de 13h à 19h
Entrée : 7.50€
Illustration: Yves Klein, peinture de feu sans titre, 1962. Le tableau en question n'étant d'ailleurs pas exposé au Palais des Beaux-Arts.
[1]
Dans son journal, Ellena précise que l’accord whisky contient les matériaux
suivants : nérolidol, orivone (une molécule iris boisée camphrée
terreuse), goudron de bouleau, une trace d’absinthe et de rhum, alcool
phényléthylique.
Très bien ce texte. Pour ma part, je me suis toujours dit que la cuisine gastronomique pouvait être (considéré comme) un art à part entière. Pour autant que l'approche soit auto-référente, oui, qu'il y a une "mythologie individuelle", un désir de récit, une cohérence narrative ; enfin le dessin d'une oeuvre. D'autant que tous les sens sont en émoi au moment dit critique. La beauté est là (ou pas). Le parfum, lui, n'est pas loin. Encore faut-il que l' "auteur" – indispensable – puisse ressortir. Qu'on lui donne cette possibilité. Comme Hermès à Ellena.
RépondreSupprimerEn effet, pour Ellena, la possibilité de développer un corpus cohérent et signé est offerte. Mais comme me le faisait remarquer Victoria de Bois de Jasmin avec qui j'en discutais, lorsqu'un chef cuisinier se lance dans sa carrière, il rêve d'avoir son propre restaurant. Alors qu'un parfumeur ne part pas dans l'idée d'avoir sa propre maison -- l'industrie ne s'est pas développée comme ça. Même "parfumeur maison", ça ne suppose pas le même type de liberté qu'a pu avoir quelqu'un comme Roellinger, puisqu'il y a un patrimoine à gérer, à honorer... et, tout de même, une équipe de direction qui dicte une politique de développement. Encore une fois, le cas Ellena/Hermès est particulier et j'y reviendrai bientôt à l'occasion de la présentation d'une nouveauté.
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