Lorsque
Christian Astuguevieille et son équipe ont été conviés à parler de Comme des Garçons Parfums à l’Institut Français de la Mode en septembre, nous avons
discuté des parfums que nous donnerions à sentir au public. La sélection finale
comprenait Comme des Garçons Eau de
Parfum, Odeur 53, Garage et/ou Tar, le « parfum sans nom »,
Black et Sugi. Les quatre premiers choix étaient des évidences ; le
dernier aussi puisque n’étant pas encore sorti, il représentait une petite
avant-première. Mais je me suis demandé pourquoi le Black de Guillaume Flavigny (Givaudan) avait été retenu.
Certes, Black est l’un des lancements les plus
récents de la maison. Comme le trio Play,
qui comporte d’ailleurs aussi un Black,
il correspond à une ligne de vêtements. C’est également le nom de deux
boutiques CdG ouvertes assez récemment à New York et Paris. Il n’en reste pas
moins qu’en choisissant Black, nous
avions dû écarter la série Incense,
beaucoup plus iconique, puisque les notes étaient assez semblables. J’ai donc
décidé de demander à Christian Astuguevieille les raisons de son choix durant
la conférence. Pourquoi Black ?
Il m’a répondu, en substance, que le parfum avait été conçu pour représenter
une espèce de quintessence du style olfactif CdG, presque comme un nouvel « institutionnel »,
au bout de deux décennies et de 71 créations inaugurées par la première eau de
parfum de Mark Buxton. Dont le brief, soit dit en passant, portait déjà sur le
noir, sans doute en écho aux collections post-apocalyptiques radicales de Rei
Kawakubo dans les années 1980.
« Imaginez
que vous êtes dans un pays exotique. Vous êtes au bord d’une piscine noire,
remplie d’eau noire. Il fait si chaud que vous décidez d’y plonger quand même.
L’eau est tellement bonne que vous n’avez plus envie d’en sortir. Ça sentirait
quoi ? » Le résultat, Comme des
Garçons Eau de Parfum, était accompagné de l’accroche suivante : « un
parfum qui marche comme un médicament et se comporte comme une drogue »…
Black,
qui ferait donc écho à cette première transcription du noir, se situe bien au cœur
d’un territoire olfactif que CdG a été le premier à revendiquer : encens,
épices et bois présentés avec leurs aspérités. Contrairement à la série Incense, il est non-figuratif et
non-narratif. Si la méthode Astuguevieille consiste à transférer en parfumerie
des gestes inventés par les avant-gardes artistiques (ready-mades, collages,
détournements, installations), alors Black
pourrait relever des monochromes. Un genre d’ailleurs inauguré en 1882 au salon
des Art Incohérents avec un tableau noir, « Combat de nègres dans un
tunnel », formalisé par Malevitch et Rodtchenko après la Grande Guerre.
Ces monochromes olfactifs, préfigurés par les séries Red et Leaves, sont plus
récents dans le corpus de CdG : on peut y ranger les trios Play et Blue Invasion, mais aussi sans doute Wonderwood (monochrome boisé) et Amazingreen.
Black
aligne une liste de synonymes odorants du brûlé : poivre noir, encens,
cuir, réglisse, goudron de bouleau… Le clou de girofle et le bois de gaïac ne
figurent pas dans les notes revendiquées mais les effets en sont présents,
notamment l’odeur « viande fumée » du second. Le site de la marque le
désigne comme un parfum « d’urgence » et « de guérilla »
(on s’y perd un peu – ou alors on s’y retrouve ? – puisqu’il existe bien
deux parfums Guerilla). Le jus
oscille effectivement entre l’odeur alarmante du cramé et celle, plus
réconfortante, d’un feu de cheminée dans un presbytère (because l’encens)…
Le nom et les
notes rapprochent assez Black de Serge Noire pour justifier une
comparaison. Laquelle m’a fait remarquer dans le Lutens une ouverture aldéhydée
qui m’avait échappée ; il est également plus cumin et un peu plus sucré. Black est une interprétation plus
méchante et plus poivrée de la couleur, que les phobiques du cumin trouveront cependant
plus fréquentable que Serge Noire. Je
le trouve aussi plus habitable que Play
Black, parce que dépourvu de ce penchant fougère qui tire le Play vers le registre masculin, et des
vapeurs de diesel des oxydes qui déclenchent souvent des migraines chez moi
(oui, Chloé, c’est à toi que je
parle).
Bref, Black répond à son brief: énoncer la quintessence
des codes CdG. Bien que l’encens soit, entretemps, devenu un cliché du niche, aucune
marque ne peut plus légitimement le revendiquer. Après tout, c’est CdG qui nous
a rappelé, avant toute autre marque, que le parfum a d’abord été une affaire de
fumée…
Illustration: Composition 64-68 d'Alexandre Rodtchenko (1918)
Je suis un fidèle "adepte" de CDG (cela ne sonne pas trop secte ?), et je regrette de n'avoir pu assister à cette rencontre en septembre.
RépondreSupprimerCe "Black" est une vraie réussite (la meilleur des 7 sorties CDG 2013 à mon goût): il est dans la ligne de cette note d'encens que l'on retrouve comme une griffe, marque de fabrique dans nombre de leurs
parfums et reste très urbain (je préfère ce mot à "moderne") dans cette fumée, ce noir qui se développe et s'élève (rien pour moi d'un feu campagnard, d'un feu de bois ici).
Je trouve également ce noir plein de nuances et loin d'être un simple monochrome sur une cimaise blanche : un Soulage où vibrent des noirs qui sont légions (comme la lumière blanche qui se module à l'infini à travers les vitraux que le même artiste créa pour Conques) est
l'image que je me propose pour
décrire les nuances "cachées" que je
trouve à ce parfum.
Votre description "non figurative" de ce tableau odorant est très juste à mon nez.
Merci pour ce "Black" proposé à votre
critique et pour votre passion habituelle à décrire l'invisible, ce monde des parfums.
Votre lecteur fidèle :) (pas sectaire)
AdRem
P.S: désolé pour le "s" mangé à (Pierre) Soulages...Ah! Les correcteurs orthographiques sont redoutables ^^
SupprimerAdRem, j'aurais pu en effet évoquer Soulages... en effet, ce Black est plus urbain que campagnard, mais j'ai aussi des nuances feu de bois (il y a des cheminées en ville!). Mais, ce qui est toujours le paradoxe chez CdG (voire la transgression), il y a *aussi* des effets de naturalité.
RépondreSupprimerVous avez raison : je pleure encore ma cheminée rue du Cloitre St. Merri abandonnée après un déménagement...Et la nature reste présente même en pleine ville avec le poumon vert de tous ces parcs et jardins publiques. Cette nature "aprivoisée", "civilisée", "codée" est celle qui me vient à l'esprit chez CDG (je pense par exemple à cette évocation d'une émotion coincée entre une Chypre naturaliste et un Londres enfumé pour cet "Airborne" construit pour Hussein Chalayan)
RépondreSupprimerAdRem
AdRem, je pense aussi aux effets de matières premières naturelles également perceptibles jusque dans la série Synthetics... un comble !
RépondreSupprimer...et un bonheur urbain de plus ^^
RépondreSupprimerMerci encore de prendre ce temps de lecture et de réponse avec moi.
C'est un vrai plaisir de vous lire...vraiment.
AdRem