dimanche 22 juillet 2012

"Ce pâté d'on ne sait quoi"... Notes sur la question des notes en parfumerie


« Il n’y en a que pour les peintres dans le premier contact avec l’étranger ; le dessin, la couleur, quel tout et qui se présente d’emblée ! Ce pâté d’on ne sait quoi, c’est ça la nature, mais d’objets non, point du tout. C’est après de mûrs examens détaillés, et un point de vue décidé qu’on arrive au nom. Un nom est un objet à détacher. (…)
Il faut écouter le public dans un salon de peinture. Soudain, après avoir longuement cherché, quelqu’un, montrant du doigt le tableau : “C’est un pommier”, dit-il, et on le sent soulagé.
Il en a détaché un pommier ! Voilà un homme heureux. »

Henri Michaux écrivait ces lignes en 1927 dans son journal de voyage Ecuador ; elles ont pris une résonance particulière pour moi car je les ai lues après un échange avec un jeune homme passionné de parfum à qui je faisais découvrir Séville à l’aube. Dès qu’il a mis le nez sur la mouillette, il s’est mis à énumérer ce qu’il pensait être les matières premières. Ce n’est pas forcément la réaction qu’on espère dans ce genre de situation, et pour la première fois, j’ai un peu compris l’agacement qu’éprouvent certains parfumeurs ou propriétaires de marques lorsqu’on s’attache essentiellement à décomposer les notes de leurs créations.

Nous avons tous à notre heure « détaché le pommier » : relier les odeurs aux mots satisfait sûrement notre besoin quasi-génétique de débrouiller le « pâté d’on ne sait quoi ». Dans un autre billet, je rapprochais l’analyse d’un parfum à un polar à l’ancienne : de la même façon qu’un détective arrivant sur le lieu du crime, avec un parfum nous sommes mis devant un fait accompli, à charge pour nous de déduire ce qui s’est passé pour en arriver là. Dans l’extrait ci-dessus, Michaux met en parallèle l’étrangeté de « l’étranger » avec la contemplation d’un tableau moderne, mais on pourrait tout aussi bien appliquer sa remarque à l’analyse d’un parfum.

C’est peut-être justement parce qu’elle proposait des motifs reconnaissables, figuratifs ou « solinotes », que la parfumerie de niche a autant nourri le genre naissant de la critique de parfum. Dès lors que la plupart des marques suivaient le mouvement amorcé par L’Artisan Parfumeur et Diptyque, puis Annick Goutal et Serge Lutens, en proposant des variations sur le vétiver, l’ambre ou la tubéreuse, elles permettaient même aux amateurs de lire les notes, bien plus facilement que celle d’un parfum abstrait. Autrement dit, de s’accrocher aux branches du pommier pour en faire tomber d’autres notes, d’autres mots.

Il n’est pas simple, nous en avons tous fait l’expérience, de distinguer les notes d’un parfum : il faut de l’entraînement. Mais quand tout est dit, ça n’est que ça : une question d’entraînement. Reconnaître le pommier procure certes une satisfaction quasi-magique, mais là n’est pas la question : il s’agirait plutôt de se demander en quoi ce tableau d’un pommier est beau (ou pas). En quoi il s’inscrit dans le « pâté d’on ne sait quoi » ; en quoi il éclaire le paysage.

J’assistais il y a quelques semaines à la présentation d’un parfum par le directeur d’une école de pâtisserie à Barcelone : il avait créé un dessert inspiré par la pyramide olfactive du produit. Pour son premier exercice, il nous a fait passer des masques de sommeil pour nous faire sentir en aveugle deux ingrédients différents, mais de la même famille. Il ne s’agissait pas de les reconnaître – nous étions même priés de taire leur nom – mais de les qualifier puis de déduire, en nous fondant sur ces qualités, pourquoi le parfumeur avait préféré l’un à l’autre pour susciter tel effet. Je suppose que le chef fait cet exercice avec ses étudiants ; j’en propose un semblable dans mes cours d’initiation au parfum, en demandant aux participants de sentir de vraies choses à l’aveugle, d’en décrire l’odeur, puis de relier celle-ci à une facette de matière première.

Qualifier les odeurs, chercher les adjectifs plutôt que le nom, c’est ce que font les parfumeurs lorsqu’ils se plongent dans une matière première. Les connexions qui leur permettront de construire une forme, ils les trouvent dans ces « adjectifs », processus qui peut d’ailleurs faire l’économie des mots verbaux puisqu’un parfumeur chevronné pensera directement en « mots-odeurs ». D’une certaine manière, il s’agit d’étendre les branches et les racines du pommier au reste du paysage ; de voir quelles formes peuvent en être tirées, quelles métamorphoses il peut subir, jusqu’à ce qu’il ne soit plus un pommier mais une trame de branches, de racines, de feuilles et de fruits où l’on peut broder son histoire…

Mais peut-on se passer de l’analyse des notes lorsqu’on écrit sur un parfum ? Sans doute pas entièrement. D’abord parce que l’instant de l’eurêka – « c’est un pommier! » – suscite un réel plaisir chez l’auteur et les lecteurs. Ensuite parce qu’il faut tout de même des points de référence communs pour qu’une description soit intelligible. Mais aussi parce que le nom de chaque note s’ouvre sur un monde qui n’est pas purement olfactif, mais composé de références culturelles et personnelles qui enrichissent le parfum de nouvelles couches de sens.

Il serait cependant intéressant de tenter l’expérience d’un texte construit de façon « classique » (avec les notes) dont on retirerait l’échafaudage pour ne conserver que les images, les métaphores. Combien d’histoires différentes pourraient sortir du même parfum sous différentes plumes ? 

Illustration: Pierre Bonnard, Pommier fleuri, c. 1920

14 commentaires:

  1. Denyse, je vous l'ai déjà dit mais votre plume sera toujours un exquis ravissement à mon nez.

    Parfait !

    Jicky

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  2. Jicky, merci. Ce billet a en partie été suscité par l'expérience de Chandler Burr sur Open Sky, mais comme je ne suis pas encore prête à écrire à ce sujet (j'attends de discuter avec CB à Pitti), je tourne autour des questions que soulèvent sa démarche.

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  3. Je dirais que deux choses me gênent dans le découpage en note.

    La première est que cela me semble relever d'un mouvement assez égocentrique. Se rassurer et montrer que l'on sait.

    De surcroît, c'est une approche facile du parfum qui me donne l'impression de ne considérer que l'odeur. Je m'explique: je crois qu'énumérer les notes d'un parfum revient à décrire un tableau en citant les couleurs, en ignorant les formes et leur agencement. Le parfum est aussi un mouvement, des déséquilibres, une façon d'occuper l'air et de se propager. Un fleur de tilleul sous le nez ne sent pas l'allée bordée de tilleuls en fleurs.

    Une grande vanité: combien de matières premières peuvent évoquer le jasmin? Dire je sens du jasmin, c'est contourner la difficulté, parce qu'il y a cent variétés de jasmins odorants, qui changent au fil de leur vie, et plus encore de matières utilisées pour le recréer. Le jasmin n'est jamais qu'une construction, comme toutes les notes, à la fois choix, objets, outils.

    Merci à vous pour ce billet passionnant.

    Lalla

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  4. Lalla, vous avez raison, même s'il y a une "idée jasmin", il y a des myriades de jasmins, qui agissent de myriades de façons dans une composition. Il ne suffit pas de "détacher le nom", comme l'écrit Michaux.

    Et je me suis souvent fait votre remarque sur le tilleul: justement, la raison pour laquelle je ne suis satisfaite d'aucun tilleul en parfumerie, c'est que le volume de cette odeur lorsqu'on la vit en vrai est tellement immense, tellement varié selon les distances, qu'il me semble presque impossible à reproduire.

    Enfin, d'accord aussi sur ce que vous dites de la construction: trop souvent, on a affaire à des notes qui sont des copiés/collés. Déconstruire et reconstruire une vision différente de telle fleur, en renouveler la perception, c'est autre chose.

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  5. c'est une très belle proposition d'exercice ! quelle peinture aurait été travaillée ainsi ? logiquement, les mises en compétition ont dû déjà aboutir sur un tel exercice !??? Elise

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  6. Elise, vous voulez dire les mises en compétition des différentes maisons de composition pour remporter un brief? Quant à la peinture, je ne sais pas... Mais je pense qu'il serait intéressant de réaliser ce travail d'écriture sur un parfum.

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  7. Tous les mots de Prévert sont dans notre dictionnaire, les notes de Ravel sur notre clavier de piano, les couleurs de Mondrian dans le prisme de la lumière ; et pourtant nous pourrions décortiquer leurs œuvres, nous pourrions lire la définition de chaque mot, écouter attentivement note après note, dissocier chaque couleur, chaque ligne, qu'il manquerait encore quelque chose: la facture, le style de l'auteur. Son esprit. Ce n'est pas de percer le mystère, d'entrer dans la coulisse aux côtés du créateur qui nous fait apprécier l'oeuvre, mais bien de l'approcher en spectateur, d'oublier le travail, d'être conduit par la magie en éternel béotien. Apprécier la beauté du tout. La France, pays de la parfumerie s'il en est, n'est pas encore capable d'admettre le travail de création du parfumeur ; il semblerait que cet alphabet là, trop volatile, échappe encore à nos consciences. Mais lorsqu'un flacon délivre ses harmonies, il n'est pas question d'être le juge ou le chimiste, seulement de se laisser transporter, son âme d'enfant derrière les yeux et le cœur ouvert à l'impossible.

    Merci pour votre très bon blog! Auteur et Nez à la fois: je suis vert de jalousie.

    Ebbon Mali

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  8. Ebbon Mali, je crois que c'est bien cette expérience que les parfumeurs rêvent de nous faire vivre. Il n'en reste pas moins, me semble-t-il, que le caractère artistique du parfum mérite aussi un discours critique. Celui-ci est encore balbutiant, c'est pourquoi j'ai rédigé ces quelques remarques, pour essayer de voir comment il pourrait évoluer.
    Et si je manie la plume, je suis loin d'être "nez"! Simplement, j'ai inspiré et accompagné une création, ce dont je suis évidemment très très fière.

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  9. "Quand le sage montre le ciel, l'idiot regarde le doigt." :D
    Un parfum est plus que la somme de ses ingrédients.
    Cepandant, quand un parfum échoue à délivrer un message, il ne nous reste plus qu'à le déshabiller.
    Lutens raconte que lorsqu'il a arreté d'être impressionné par "nombre noir", il l'a livré au chromatographe. Les histoires d'amour finissent mal... en général.

    Tu mets en lumière que si on dit "jasmin" on cherche du déjà senti sur la touche.
    Alors que si on nous invite à qualifier l'odeur sans la nommer, on ouvre son imagination et sa curiosité.
    Je crois que les maisons de parfum jouent sur les deux aspects : je suis étonné de détecter des ingrédients manquants dans le descriptif, et que même les perfumistas oublient de citer. ((à moins que ce soit moi qui déraille))
    Je n'ai plus les exemples précis : la feuille de magnolia, l'odeur de spiruline dans Voyage, la feuille de violette, la base animalis (et tous les musk "salé") qui rend intéressant certain fleuri-fruité ou orientaux.

    Mon tic, c'est de chercher à distinguer "si c'est du vrai (naturel), ou du faux". Peut-être parce que j'en fais un critère de l'ambition du parfumeur, et du respect du consommateur dans la balance coût/contenu.

    Je crois qu'on parle des ingrédients, plutôt que du message du parfum, car c'est aussi une façon de renouveller indéfiniment le plaisir de parler parfums.

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  10. Julien, d'une certaine manière je me fiche que ce soit du vrai (naturel?) ou du faux si l'effet est beau...
    Effectivement, parfois on se focalise tellement sur cette liste officielle qu'on en oublie de vraiment sentir.
    Mais je comprends qu'on ne les nomme pas toutes dans un communiqué de presse: certaines sont techniques, pas narratives. Par exemple, puisque pour le coup, je connais la formule: le magnolia est cité parmi les ingrédients de Séville à l'aube. Il n'est là que pour unifier les notes de tête aux notes de coeur, mais ne joue aucun rôle dans l'histoire, et je ne vois pas en quoi il était utile de le nommer dans la pyramide. De même, Bertrand Duchaufour a évoqué lors de la présentation un effet chèvrefeuille, mais il est un peu planqué dans un coin et encore une fois, il n'apporte pas forcément quelque chose à l'histoire.
    Parfois, trop de notes explicitées peut empêcher de voir la forme... Il faut savoir reculer pour la percevoir une fois l'analyse faite, pour jouir d'une beauté qui, on l'espère, n'en sera qu'enrichie.

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  11. Malheureusement l'effet vient avec la qualité. Les classiques ressemblent de plus en plus à leurs clones, à force de perdre des $/litre.
    Et quand on veut voir les choses en grand, il faut des ingrédients naturels. Au moins un peu. Même pour les nouveautés.

    Mais tu as raison, j'en suis resté inconsciemment à relier "naturel" et "profondeur" en parfum. Peut-être par manque de contre-exemple. De la profondeur dans des parfums purement fonctionnel.
    ((quoique : le savon Dove, ma recharge de savon à 2€ qui sent l'accord ylang de diorissimo, et le savon miel amande au même prix))

    La vérité tient plutôt au fait qu'un bon parfum est le fruit d'un nez expérimenté qui sait associer des ingrédients, même naturel, et obtenir des résultats moins confus que ses concurrents.
    D'un artiste, qui sait comme Van Gogh, que telle note de bleu est plus qu'un bleu, c'est un miroitement, une profondeur selon l'éclairage noire ou mauve, une chatoyance. Et qui sait associer un bleu de cobalt bon marché avec du lapis-lazuli broyé qui coûte la peau des roupettes.


    Justement la feuille de magnolia! Voilà enfin un ingrédient naturel -et magnifique- qui existe, contrairement aux orchidées noires des descriptifs, et on n'en parle pas!
    Auparavant, si j'avais du m'expliquer ce silence, j'aurais penser à l'auteur qui cache l'astuce de son parfum. Soit la clé de voute, soit l'effet de dépaysement qui différencie sa composition des centaines d'autres fleuri orientaux.

    [je n'ai pas encore senti "séville à l'aube", c'est pour mon prochain passage à Paris]

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  12. Julien, en l'occurrence, dans Séville à l'aube il s'agit de magnolia fleur, pas feuille. Cela dit, même si la maison de composition fournit une liste de notes à une marque, c'est le service marketing de cette dernière qui décide de celles qu'il est préférable de mettre en avant: il ne s'agit pratiquement jamais de synthétiques (Hermès/JCE et Frédéric Malle se le permettent parfois). On peut comprendre que ces services estiment que dire "cashmeran" ne parlera pas autant au public que "bois de cachemire" et que "fève tonka" sera plus expressif que "coumarine".

    La richesse d'un parfum ne s'obtient pas forcément en entassant les naturels: il n'y a qu'à sentir certains 100% naturels pour le constater que mal maîtrisés, ça peut être juste un gros foutoir.

    Mais même sans savoir exactement ce qu'il y a dans une formule on peut percevoir la différence, la plus grande complexité, la satisfaction plus forte procurée par un parfum qui contient une proportion de naturels assez généreuse. C'est certain.

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  13. Argh!
    Les 2 absolus de magnolia me font rêver, depuis que j'ai pu sentir les HE de Monique Rémy.
    Tu joues sur ma corde sensible là. Attention ^_^!

    J'ai des noms en tête de parfums insipides ou foutoirs pourtant constitué d'ingrédients top qualités. (je ne piperai mot)
    Les naturels sont associés mentalement à "l'extra kick" qu'on a souvent perdu depuis le rachat des grands classiques et les régulations Ifra.
    C'est vrai, comme l'a dit Octavian, que c'est leur emprunte ~inconsciente qui nous touche instantanément (je parle d'effet aromathérapique). On est vraiment sur la partition du ressenti et non de l'analytique.

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  14. Julien, je n'ai pas d'opinion particulière sur les effets thérapeutiques des essences, n'ayant pas lu d'études scientifiques sur le sujet... Mais très certainement la sensation de richesse et de complexité peut être perçue inconsciemment.

    En revanche, pour revenir au sujet du billet, on pourrait dire que même si une essence est présente, elle ne *représente* pas forcément la plante dont elle est extraite.

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