(Pour lire la première partie, cliquez ici)
En définissant les « perversions »
et en classifiant leurs manifestations, les psychiatres se faisaient l’écho des
déplacements des pratiques et des perceptions des sociétés capitalistes
occidentales. Dans un monde où les marchandises devenaient de plus en plus aisément
disponibles et de plus en plus diversifiées, l’industrie du sexe commençait elle aussi à
proposer des services spécialisés et des scénarios érotiques de plus en plus
spectaculaires à certains marchés de niche. Ainsi, le sexologue britannique
Havelock Ellis rapporte le témoignage d’une prostituée en 1894, qui affirme que
« plusieurs de ses clients désirent l’odeur des chaussures neuves dans la
chambre, et qu’elle a l’habitude d’obtenir le parfum désiré en tenant ses
chaussures pendant un moment au-dessus de la flamme d’une lampe à
alcool. »
De sorte que le cuir intègre le
vocabulaire de la parfumerie fine au moment exact de l’histoire où des
perversions jadis considérées comme « aristocratiques » s’infiltrent
dans la société bourgeoise à laquelle Messieurs Guerlain et Rimmel vendent leur
Cuir de Russie.
À ce stade, le mot
« fétiche » avait déjà acquis un autre sens : dès 1844, Karl
Marx introduisait la notion de « fétichisme de la marchandise » qu’il
développerait dans Le Capital (1867).
Encore une fois, il s’agit d’un déplacement de la définition du fétichisme
comme attribution de pouvoirs surnaturels à un objet fabriqué. Selon Marx, il
s’agit de l’attribution à un objet d’une valeur intrinsèque,
« naturelle », indépendamment de sa valeur d’usage ou de son processus
de production. Ceci conduit à une personnification
de ces marchandises, dotées de propriétés quasi-magiques ; elles sont
à la fois détachées de leurs conditions de production et de leur propriétaire.
Par exemple : les tenues portées par une femme de la haute société au
cours de la première moitié du 19ème siècle sont réalisées sur ses
indications par sa couturière. Elles ne sont pas griffées. La beauté d’une
tenue résulte donc du goût raffiné de la femme qui la porte. À partir du moment
où Charles Frederick Worth ouvre la première maison de haute couture à Paris en
1858, la valeur de la tenue est attribuée au couturier, indépendamment de la
personnalité de sa propriétaire : c’est à elle qu’une robe de Worth confère de la valeur.
Les tous débuts du prêt-à-porter,
narrés par Zola dans le Bonheur des Dames,
illustrent de façon encore plus frappante l’ascension du fétichisme de la
marchandise. Pour la première fois, les femmes peuvent acheter des tenues
toutes faites. Pour les rendre les plus désirables possible, Octave Mouret,
séducteur chevronné, transforme son magasin en spectacle enivrant, débauche de
tentations auxquelles succombent les femmes sexuellement frustrées. Le vol à
l’étalage devient en lui-même un plaisir érotique :
« (…) elle volait pour voler, comme on aime pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient développée en elle, autrefois, à travers l’énorme et brutale tentation des grands magasins. »
La parfumerie moderne nait au moment
même où le fétichisme est défini par la psychiatrie, décrit par la littérature
et exploité commercialement, à la fois directement (dans les bordels fréquentés
par les bourgeois) et indirectement (dans la débauche de biens de consommation
proposés à leurs compagnes).
Mais son invisibilité, sa nature
quasi-immatérielle, exige un spectacle encore plus saisissant pour le
transformer en objet du désir. À l’époque des parfumeurs-gantiers, le parfum
était un produit artisanal, souvent réalisé sur mesure pour un client, qu'on lui vendait directement. Il n'était pas "griffé", lui non plus. À partir du moment
où le développement de la chimie organique permet de fabriquer des parfums en
quantités plus importantes, le
parfum devient une industrie. Dès lors, les parfumeurs ne peuvent plus compter
sur les rapports privilégiés qu’ils établissent avec leur clientèle. Au Bonheur des Dames, leurs produits
doivent se défendre sans eux. Du coup, les maisons de parfum doivent inventer
des lanternes magiques qui transforment leurs produits industriels en machines
à faire rêver.
Ce sont les couturiers parisiens
qui, au cours des premières décennies du 20ème siècle, créeront cette fantasmagorie grâce à leur renommée internationale, et
transformeront « le parfum français » en summum de la marchandise
fétichisée: le spectacle de la marchandise inventé sous le
Second Empire trouvera son expression la plus achevée dans le
marketing et la publicité du parfum.
Quel rapport avec le cuir, me
direz-vous ? Peut-être aucun, à part le fait que le gant, origine de
l’industrie du parfum français à la Renaissance, m’a permis d’enrouler les fils
du fétichisme sexuel et du fétichisme de la marchandise autour du col d’un
flacon. Mais je soupçonne qu’on pourrait broder encore bien d’autres motifs sur
cet objet éminemment réversible…
Outre
les auteurs cités, cette réflexion s’appuie en partie sur les articles
consacrés au cuir par Octavian Coifan, sur mon entretien avec Elisabeth de
Feydeau pour The Perfume Lover
(dont elle élabore les thèmes dans Les Parfums : Histoire, anthologie,dictionnaire) et sur Les Filles de
Noce d’Alain Corbin.
Illustration: Marion Cotillard dans Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet
Bonjour Carmencanada!
RépondreSupprimerJ'ai suivi avec énormément d'intérêt cette pelote que vous avez magistralement déroulé pour notre plus grande curiosité! Cette transversale historique, soutenue par l'analyse littéraire, l'économie politique et la sociologie (rien que ça) est d'une grande richesse ! On en trouve des choses dans les plis et replis de l'histoire!
Saxo
Saxo, dans l'idéal, ce pourrait être l'esquisse d'un essai, voire d'une expo... En attendant, voici le lien qu'un lecteur m'a fait parvenir côté anglais, sur un artiste symboliste dont j'ignorais totalement l'existence et qui s'intéresse manifestement beaucoup aux gants, de façon très surréaliste:
RépondreSupprimerwww.fulltable.com/r/k.htm
Une expo! C'est vrai je n'y avais pas pensé!
RépondreSupprimerMerci pour le lien, j'y coure!
Saxo
Saxo, on a si peu fait encore de ce côté-là que tout reste à inventer...
RépondreSupprimerJ'ai découvert votre blog il n'y a pas longtemps et j'adore la manière dont vous écrivez, la façon sensuelle dont vous parlez des parfums et les illustrations (tableaux et photos) dont vous parez vos articles. J'attendais une occasion de vaincre ma timidité et de me lancer. Votre article sur le cuir, le fétichisme et le parfum m'en donne l'occasion. Passionnant de bout en bout, on apprend une foule de choses et cela confirme ce que je pense intuitivement. Aimer le parfum n'est une passion futile: c'est aussi une analyse subtile de l'esprit d'une époque. NB: l'anecdote de la prostituée anglaise qui chauffe ses chaussures m'a beaucoup plu....
RépondreSupprimerAmbre rouge, merci d'avoir vaincu votre timidité, et bienvenue, officiellement, sur Grain de Musc. Je discutais l'autre soir avec une amie suédoise, critique d'art, à qui son entourage de Stockholm reprochait de lire Marx d'une main en se pschittant de l'autre... Et qui est convaincue, comme moi et comme vous, que le parfum n'est pas aussi futile que cela quand on le pense.
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