L’été dernier, le De Profundis de Serge Lutens m’avait brusquement rappelé Dune, que j’ai acheté et porté quinze jours d’affilée durant mes vacances. En rentrant, j’ai rédigé une note, dont la publication a été constamment repoussée par l’afflux de nouveautés. Puis Victoria de Bois de Jasmin et Angela de Now Smell This ont toutes les deux, presque simultanément, ressorti Dune des oubliettes. Du coup, j’ajoute ma voix au Dune-revival…
Lorsqu’on repère un produit mainstream qui dévie des codes du marché, par exemple Bulgari Black dont on déplorera longtemps le récent décès, on a tendance à se dire qu’il pourrait être niche. Ce n’est pas le cas de Dune, trop lisse pour s’insérer après-coup dans ce registre de distorsions baroques ou de notes exacerbées. D’ailleurs, avec 13 millions d’unités vendues au cours de ses trois premières années d’existence, il a, comme on dit, rencontré son public. Il n’en reste pas moins que cet oriental vert, famille peu nombreuse inaugurée dix ans auparavant par le Must de Cartier, est un OVNI par rapport à ce que le mainstream est devenu.
Le nom « Dune » avait été noté par Maurice Roger, président des Parfums Dior de 1981 à 1996, au moment où il concoctait Poison, dont Dune était destiné à devenir l’antidote sereine et naturelle.
Recruté chez Sanofi (alors propriétaire des licences Yves Rocher, Roger & Gallet et Van Cleef and Arpels), Maurice Roger devait entraîner sa maison dans l’ère des marchés globaux et du marketing.
« Il est bien fini le temps où un petit individu projetait ses propres fantasmes en rêvant des jupes de sa maîtresse d’école, en rêvant du souvenir de l’odeur d’encaustique de sa grand-mère dans sa maison de campagne, ou en rêvant de cette belle lumière électrique au petit matin après une belle nuit de fête », déclarait-il à la presse française lors de la présentation de Poison. Le concept et la
story prenaient le pas sur le produit, et cette
story devait parler aux femmes du monde entier.
Paradoxalement, ce discours qui fait aujourd’hui déferler des tombereaux de jus passe-partout dans les rayons allait produire trois parfums remarquables : Poison (1985), Fahrenheit (1988) et Dune (1991) – le beau Dolce Vita (1995) aurait été plus marquant s’il n’avait été un twist sur Féminité du Bois, sur lequel Pierre Bourdon avait également travaillé.
Maurice Roger n’a jamais révélé le nom de Dune à Jean-Louis Sieuzac et Dominique Ropion, ni parlé de sable ou de plage. Son brief : évoquer un jardin de curé en bord de mer, en Bretagne ou en Normandie.Une brise iodée souffle bien sur le parfum, mais ce qui est plus remarquable, c'est que sans qu'on le leur ait explicitement demandé, les parfumeurs ont su traduire dans sa structure le grain souple d’une dune de sable et, plus étrangement encore, la tension subliminale qui fait se mouvoir les dunes d’elles-mêmes…
Cette impression de tension, de mouvement grain à grain, est sans doute suscitée par l'action crissante des notes vertes amères sur la douceur floutée des notes baumées, perceptibles d'entrée de jeu. Le premier effet est créé par le bourgeon cassis, le laurier et la stémone (matière première utilisée pour les feuilles de figuier et de tomate, entre autres, mais aussi le muguet), overdosée pour la première fois dans Dune. Le second joue sur un accord classique de vanille, benjoin et patchouli. Ce qui crée le liant et confère à Dune sa rondeur est le liatrix, plante riche en coumarine aux facettes à la fois tabacées, vanillées et herbacées (la liste officielle des notes cite le genêt, qui s’en rapproche par ses aspects tabacés et miellés). Alliée au patchouli et à la vanille, sa pointe d’amertume suscite une illusion de chocolat noir. Quant à la note saline, elle est peut-être un effet de l’evernyl – la mousse de chêne, dont il est le principal constituant, a une légère facette iodée qui l’apparente à l’algue.
C’est ainsi que Dune, conçu pour évoquer un jardin de l'Atlantique où poussent fleurs et herbes aromatiques, a inventé un univers olfactif alternatif pour évoquer la mer sans une goutte de calone, au moment même où la famille aquatique (avec le New West d’Aramis par Yves Tanguy en tête de file en 1988) s’apprêtait à conquérir le marché.
Parfum quasiment underground aujourd’hui, Dune ne fait pas son âge, contrairement à certains de ses contemporains. Non pas parce qu'il a été un peu oublié, mais parce que son étrangeté – peau salée frottée de sucs doux-amers et laiteux – reste parfaitement moderne.
Photo: Edward Weston
J'adore Dune, bien que le départ reste difficile pour moi pendant la prémière heure... Mais les notes de base sont mes préferées et tellement sublimes... Je devrais le porter plus souvent. Ma bouteille date de 2005, j'éspère qu'il n'a pas été trop défiguré depuis...
RépondreSupprimerTara, je ne l'ai pas porté à l'époque et je n'ai pas de version plus ancienne pour comparer, mais d'après Victoria de Bois de Jasmin il semble qu'il n'ait pas trop bougé.
RépondreSupprimerMa mère l'a porté à sa sortie, elle l'adorait. L'année dernière, je l'ai acheté pour moi au même âge qu'elle à l'époque (je viens juste d'y penser). J'étais assez ravie de ma trouvaille (je l'avais complètement oublié) et de porter un... "vintage" (faux vintage en réalité, nous sommes bien d'accord). Elle a eu du mal à mettre un nom dessus lorsqu'elle l'a senti sur moi et ne "peut plus le sentir" dans tous les sens du terme :)
RépondreSupprimerEt sans pouvoir l'expliquer, je comprends tout à fait le "je t'aime moi non plus" qu'il suscite.
PS:... assez curieux en effet cette concomitance de la redécouverte de Dune... chuutttt
J'avais oublié d'ajouter que cette description – peau salée frottée de sucs doux-amers et laiteux – est absolument parfaite. C'est tout à fait ce qu'il m'évoque et ce qu'il signifie pour moi.
RépondreSupprimerJe suis toujours bluffée par votre capacité à "faire sortir l'âme des parfums" tant par les mots que par les évocations en images (photo absolument parfaite également).
Merci.
un des nombreux parfums que ma mère a porté et adoré.... un beau souvenir et un beau parfum un peu oublié que je prends toujours plaisir à re sniffer au détour d'une parfumerie...
RépondreSupprimerCéci, Dune est en effet un parfum assez étrange pour être un love/hate: c'est toute la force des chefs de maison de cette époque, comme Maurice Roger, d'avoir su valider de tels produits...
RépondreSupprimerEt, oui, c'est curieux que nous soyons trois critiques à être revenues dessus ces temps-ci: peut-être l'heure de l'oriental vert sonne-t-elle de nouveau?
Céci, c'est peut-être pour ça que j'écris relativement rarement: pour faire sortir l'âme des parfums, si tant est que j'y parvienne, il faut qu'ils en aient une, et qu'elles me parlent...
RépondreSupprimerQuant à la photo, je me rappelais de ces nus presque abstraits de Weston, certains d'ailleurs photographiés sur du sable, qui ont peut-être inspiré la campagne originale...
Sophie, en fait je l'ai redécouvert avec une personne croisée dans un Sephora, qui s'est avérée une passionnée de parfums: nous avons passé plus d'une heure à explorer les bas de rayons à la recherche de jus des années 80/90.
RépondreSupprimerCe qui me parait dingue c'est cette convergence des narines au-delà même des blogueurs... Vous avez cité Angela de Now smell this, et elle écrit : "Dune has been coming up a lot in comments to posts, and I’ve seen a smattering of reviews over the past year or so. (...) Apparently Dune is in the air."
RépondreSupprimerConvergeons-nous tous vers les mêmes quêtes au même moment, guidés par l'aversion ou l'ennui face à ce que l'on nous propose? Ou guidés par l'envie d'aller plus loin face à ce que l'on nous propose déjà?
Je l'ai redécouvert l'année passée sans avoir lu aucun commentaire sur le sujet qui aurait pu m'y amener, ne serait-ce que par curiosité, - c'était bel et bien un choix, après des snif successifs qui ont presque désespéré la vendeuse. Puis j'ai aussi ressenti ce love/hate (très dérangeant) et j'ai voulu en choisir/acquérir un autre, pour finalement conclure que je resterai avec Dune, mon préféré. Une véritable histoire d'amour donc. Passionnée.
Céci, je n'avais pas vraiment remarqué les commentaires: il est vrai qu'ils sont si nombreux sur NST qu'on n'en fait pas facilement le tour.
RépondreSupprimerPar-delà la lassitude de ce qu'offre le marché mainstream, peut-être que nous percevons Dune autrement désormais; que le passage par d'autres notes et écritures olfactives en permet une lecture différente... C'est le cas pour les oeuvres riches.
Connaissez-vous "L' Être Aimé" de Divine ? Je le trouve à mi-chemin entre "Dune" et "Femme", chaud et épicé.
RépondreSupprimerZab, oui, je connais L'Etre aimé, j'en avais d'ailleurs parlé...
RépondreSupprimerhttp://graindemusc.blogspot.com/2008/12/pour-divine-letre-aim-un-parfum.html
Je n'y avais pas songé sous cet angle.