dimanche 18 septembre 2011

Mon Parfum Chéri par Camille, chez Annick Goutal: Chypre empourpré


C’est un chypre qui n’a pas peur de saloper sa manucure en creusant la terre ou de déchirer sa robe 1930 en velours bordeaux dans les broussailles. Un chypre avec des feuilles mortes embrochées dans les talons et des touffes de violettes collées dans l’ourlet…

Comme Songes, Mon Parfum Chéri est le bébé de Camille Goutal – Isabelle Doyen y a bien sûr travaillé mais c’est Camille qui a formulé. Et bien qu’il soit radicalement différent de Songes, les deux compositions ont en commun une chair, un gras, qui évoque l’esprit des parfums classiques comme peu de produits contemporains savent le faire.
Étant un chypre, Mon Parfum Chéri est bien évidemment plus sombre et mystérieux que Songes le solaire, et Camille n’a rien fait pour brider cette inclination nocturne, inscrite dans l’ADN du genre : au contraire, elle s’y est abandonnée.

D’ailleurs, on pourrait dire que Mon Parfum Chéri est un chypre qui commence par le dénouement, un chypre cul-par-dessus-tête, sauf qu’il n’a pas de tête, pas de notes hespéridées en ouverture (bien que le poivre rose dégage de petites facettes citrus)… On y entre par une énorme bouffée camphrée terreuse de patchouli semé de prunes et de violettes, où percent rapidement les notes grasses, racinaires, légèrement métalliques du beurre d’iris avant de s’adoucir sur un accord prune, rose, violette légèrement musqué, auquel la lactone pêche ajoute de l’onctuosité.

On pourrait dire aussi que ce parfum est un travail sur le pourpre, le violet... Du lie-de-vin du patchouli à la violette et au cassis et de la rose sombre aux mauves doux de l’iris et de l’héliotropine, Mon Parfum Chéri explore les nuances de cette couleur que Baudelaire associait à « l’amour contenu, mystérieux, voilé ».

Le pourpre et le violet sont des couleurs mystiques : la première, impériale et ecclésiastique, évoque aussi bien le vin et le sang ; la seconde était jadis celle des tenues de demi-deuil. Ces résonances ne sont sans doute pas étrangères à l’inspiration du parfum, hommage de Camille à sa mère et aux parfums qu’elle portait lorsque Camille était petite – des parfums dont on pourrait aussi porter le demi-deuil… Avec le souvenir émouvant d’Annick Goutal, c’est l’esprit de Femme qui possède Mon Parfum Chéri avec son cœur de Prunol, base mythique de chez De Laire (composée entre autres d’ionone beta, de methyl ionone, de lactone « pêche », de lactone « coco », de musc cétone, de cardamome, de cumin et de patchouli)…

Mais malgré ces évocations du passé, Mon Parfum Chéri ne joue pas sur un registre rétro : Camille interprète le chypre fruité sur un mode moderne. Un peu comme si elle avait arraché la doublure et les froufrous d’une robe vintage et qu’elle l’avait retournée, dans un geste insolent et finalement assez violent. Le nom est fleur bleue, l’inspiration est émouvante, et pourtant, avec sa déconstruction audacieuse et presque désinvolte du chypre, Mon Parfum Chéri est aussi couillu que chic.

On pourrait même songer que cet hommage à Femme est, en réalité, une lecture contemporaine de ce que c’est qu’être une femme, plutôt qu’une image lissée de femme passée par Photoshop. Son accord rose-violette évoque les cosmétiques du boudoir ; ses courbes lactoniques, l’opulence de la chair qu’ils parent ; ses notes terreuses, racinaires, boisées, le mystère qui lie cette chair à la nature – l’artifice du parfum n’est-il pas notre façon de réaffirmer notre intimité avec le monde en mêlant nos odeurs à celles des fleurs, des épices et des bois ?

Mon Parfum Chéri ne recule ni devant l’artifice assumé, ni devant la face obscure de la nature. Tendez l’oreille à ce que murmure ce portrait de femme… Ce murmure, c’est « Embrassez-moi. »

Mon Parfum Chéri est disponible en eau de parfum et en eau de toilette. Les formules sont identiques mais la différence de concentration joue légèrement sur le développement. L’eau de parfum est sensiblement plus puissante, mais tous deux ont du sillage et de la ténacité.

Illustration de Marco Guerra et Yasmina Alaoui.

27 commentaires:

  1. Décidément, vous êtes le matador de la poésie du parfum. Avec vous on retient son souffle jusqu'à la fin, suspendu à ce crescendo jusqu'à ce que la sentence tombe.
    Vous lire est toujours un plaisir teinté d'admiration. (J'ai récemment lu vos écritures sur la tubéreuse... Je n'avais pas eu le temps de laisser un commentaire. Mais à y réfléchir, c'est certainement les mots qui me manquaient plutôt que le temps.)

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  2. Céci, vous ne savez pas combien vous faites plaisir à l'aficionada que je suis!

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  3. "Carmen", "vous le valez bien" ;)

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  4. Ça n'est pas par hasard que j'ai gagné ce surnom, ce qui fera peut-être l'objet d'un livre à l'avenir...

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  5. woo... confessions... quel teasing!

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  6. Superbes post et photos! pour un parfum inattendu qui m'a d'abord laissée perplexe tant il est déroutant,mais dont je ne peux plus me passer à présent.

    Je trouve également que le violet est sa couleur, et comme le violet sombre, ma couleur préférée avec le noir, n'est pas une couleur gentille et rassurante, ce parfum ne l'est pas non plus.

    J'aime particulièrement tout le début, cet effet racine, eau de vie, amer, qui me faisait penser, dans la forme, pas du tout dans le fond, au commencement de Nuit de tubéreuse.

    Je me demande s'il a été difficile à réaliser...

    VH

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  7. VH, moi aussi j'aime beaucoup la puissance de cette envolée, son côté sans compromis, presque brutal malgré son velouté. Nuit de Tubéreuse est plus scintillant. Mais ce qu'ils partagent est peut-être ce côté qui démarre par la racine, la terre -- c'est d'ailleurs de "tubéreuse cul-par-dessus-tête" que je l'avais qualifié à l'époque. Comme une plante, cela commence par la terre...

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  8. Oui tout à fait, c'est cette puissante envolée racine terreuse du début qui les fait se ressembler. Dans un traitement complètement différent.

    Le côté "brutal" comme tu le qualifies très justement, du commencement dénote complètement avec le nom gentillet qu'on lui a donné...

    Il n'aurait pas un double secret, avec de la mousse de chêne au lieu du patchouli....?
    V

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  9. V, en effet le nom est bien mièvre par rapport au produit... Sans doute n'est-ce pas son "working title"? Et, non, à ma connaissance pas de double secret à mousse de chêne, d'ailleurs pour moi le patchouli lui donne une telle identité que je ne le vois pas remplacé.

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  10. Denyse, j'ai fini mon texte il y a deux jours, et nous sommes étonnement bien en ligne ! de la terre, de la brutalité, de la feminité, du classique-moderne, bref, un chypre de toute beauté ! bravo.

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  11. Jeanne, ça ne m'étonne pas: ça veut dire que le parfum a un propos, et que ce propos est cohérent, perceptible à ceux qui savent l'écouter.

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  12. Bravo pour votre superbe évocation ! Ce matin, je suis passée au Printemps Haussmann pour l'essayer, mais je ne lui ai pas laissé sa chance et je suis repartie avec Une Rose des Editions FM. Et, depuis que je suis arrivée à la maison, mon parfum chéri m'obsède... Il n'y a pas de doute, la semaine prochaine, j'irai me m'offrir. Cela dit, je ne regrette pas mon achat de ce jour .

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  13. Lola, on ne peut pas regretter d'avoir acheté Une Rose! Avec Mon Parfum Chéri, ce sont des produits à fort caractère qui peuvent très bien séduire la même personne, c'est sûr.

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  14. A l' ouverture, Mon Parfum Chéri me fait penser à Chamade et son bourgeon de cassis. Non pas pour similitude des notes olfactives, mais pour la dureté et brutalité de départ.

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  15. Lola, absolument, il a quelque chose de très brut, de très "tough" et c'est ce qui, à mon sens, le rend si moderne. Si je ne passais pas mon temps à tester de nouvelles choses je le porterais énormément.

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  16. C'est fait ! Première action du matin (en dehors de chez moi). Se procurer Mon Parfum Chéri ! Il a rejoint ma collection de parfums d'auteur (je vous cite, Denyse, mais vous avez tellement raison) : Thérèse, Dans Tes Bras, Musc Ravageur, Une Rose et mes mainstream, J'Adore L'Or, le n° 5, Shalimar, Infusion d'Iris et mon petit dernier, Bottega Veneta, que j'adore ! C'est grave docteur ??

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  17. Lola, ça ne pourra jamais être aussi grave que mon cas! J'ai tout ça en magasin aussi, à part J'Adore et Dans tes Bras...

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  18. Ah votre collection doit être formidable, je peux aisément l'imaginer au travers de vos merveilleux articles. Chaque fois que je vous lis, l'envie me prends de courir essayer la fragrance ! Le mariage de Tubéreuse ou Requiem pour un chypré : comment résister à ces histoires ???

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  19. Lola, merci infiniment. C'est un plaisir de partager l'amour des parfums et des mots!

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  20. il produit chez moi l'équation suivante: "armoire ancienne Parfum Chéri = Vol de nuit + Cabochard". Et j'adore.

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  21. Jicky, tiens, je ne l'aurais pas vu comme ça. Pour moi il n'y a pas le même type d'effet cuiré isobutyl-quinoléine que dans Cabochard. Mais qu'importe? Comme dirait l'autre, l'important, c'est d'aimer. Et MPC est à ce jour mon lancement préféré de la saison.

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  22. ce "parfum" est une horreur : pire qu'une vieille lavette oubliée sur le bord d'un évier. Comment peut-on "créer" un tel jus infâme, c'est incompréhensible...

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  23. Anonyme, preuve que Mon Parfum Chéri est un produit qui a de la personnalité, il suscite votre horreur alors que plusieurs personnes le trouvent magnifique et le portent avec plaisir. Dont moi. Si peu de marques osent courir le risque du "love/hate" et préfèrent les petits jus gentils qu'on oubliera dans cinq secondes... Avouez qu'au moins il aura suscité chez vous une émotion forte!

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  24. HAHAHAHAHAHAH j'ai adoré votre dernière discussion Grain de musc, et Anonyme.
    Cela dit, si vous êtes sûre de vous Anonyme, pourquoi rester Anonyme. Nous ne sommes pas là pour juger mais pour s'exprimer. Et... les goûts sont dans la nature.

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  25. J'ai d'ailleurs posté sur mon blog un article sur le sujet, parfums passe-partout, mais loin de votre professionnalisme Grain de Musc. http://www.be.com/dryne/blog/discussion-autour-parfum-1199833/gueule-restons-courtois-1279797.html
    :-)

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