Le 30 octobre dernier, un événement discret mais d’importance a eu lieu en parfumerie: ce qui doit sûrement être la première formule de parfum à code source ouvert a été présentée sur le merveilleux blog « saveurs et parfums » de Michelle Krell Kydd, Glass Petal Smoke.
Michelle a demandé à Yann Vasnier, de Givaudan, un parfum inspiré du poème de Baudelaire, « Le flacon » (Les Fleurs du mal). Vasnier lui a composé le parfum en lui fournissant la formule complète et exacte, qu’elle a publiée sur son blog : une première.
Évidemment, il n’en reste pas moins quasi-impossible de reproduire Le Flacon puisque les matériaux dont s’est servis Yann ne sont pas forcément accessibles, voire quasiment introuvables (comme la civette, l’infusion d’ambre gris ou celle de musc Tonkin). Toutefois, comme dans le cas des logiciels à code source ouvert, rien n’interdit de jouer avec la formule du Flacon.
Michelle a eu la gentillesse de m’envoyer quelques millilitres de cet élixir rarissime -- pour ne pas dire réellement exclusif – et moi qui adore Baudelaire depuis toujours, je suis séduite. Tous les amoureux de parfum savent – ou devraient savoir – que le poète a été le premier à chanter, non pas la beauté du parfum, mais ses liens à la mémoire, à la corruption et à l’artifice, avec une sensibilité authentiquement moderne. Baudelaire rejette violemment la fascination rousseauiste du 18ème siècle pour la nature : il vante les charmes contre-nature des fards et de la mode (dans « Éloge du maquillage », 1863) : comme la poésie, ils visent à « surpasser la nature ». « La mode doit donc être considérée comme un symptôme du goût de l’idéal surnageant dans le cerveau humain au-dessus de tout ce que la vie naturelle y accumule de grossier, de terrestre et d’immonde, comme une déformation sublime de la nature, ou plutôt comme un essai permanent et successif de réformation de la nature. » Assurément, Baudelaire aurait englobé le parfum dans cette réhabilitation philosophique de l’artifice s’il avait vécu l’époque de la parfumerie abstraire qui naîtrait deux décennies plus tard avec Fougère Royale d’Houbigant (1882) et Jicky de Guerlain (1889). Mais il était déjà mort depuis longtemps…
« Le flacon » évoque l’ouverture d’« un coffret venu de l'Orient », l’« l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire » ; « le cadavre spectral/D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral » ; le « cher poison préparé par les anges »… Ce vieux flacon, c’est lui ; le poison, son amante. Le poème empeste la sépulture d’un amour torturant.
J’avoue que je m’attendais à une bouffée de corruption, mais ce qui s’élève du Flacon est l’envolée caractéristique, à la fois ronde et poussiéreuse, du fantôme des chypres d’antan. La senteur âcre d’un fond de parfum dans une bouteille asséchée rôde sous l’accord rose-galbanum de Miss Dior (l’original, pas l’imposture qui se vend aujourd’hui sous ce nom). Comme si la version vintage, portant les traces de l’âge, frappait le couvercle de notes de tête pour être libérée. L’odeur curieusement grasse-fraîche du Melonal tient lieu de citation de Roudnitska (on songe à Diorama) jusqu’à ce que l’accord pêche-jasmin s’élève pour ressusciter Mitsouko.
Un très subtil effluve de corruption végétale, semblable à celui qui monte de l’eau d’un vase à fleurs oublié, se faufile entre les notes tout au long du développement, jusqu’à ce que le parfum vienne à reposer sur sa base de civette, de musc et de cire d’abeille dominés par l’ambre gris.
Tandis qu’il s’évapore, ce sont les vers d’autre poète renégat qui viennent à l’esprit : la « Ballade des dames du temps jadis » de François Villon, lamentation sur les beautés disparues… « Où sont les neiges d’antan ? ».
Où sont les chypres d’antan ? Enfermés dans Le Flacon…
Mais ce parfum n’est ni une imitation des vieux classiques, ni tout à fait un hommage : c’est aussi une réflexion sur les parfums du temps jadis, tels qu’ils surgissent dans notre mémoire, même si nous ne nous les rappelons pas en tant que tels pour ne jamais les avoir connus du temps de leur jeunesse.
Espérons que l’initiative pionnière de Michelle et de Yann inspirera des imitateurs : bravo à tous deux.
Image: Portrait de Baudelaire par Félix Nadar
Merci Carmen pour ce très bel article, ce "Flacon" doit être une merveille (ça me donne également envie de me replonger dans Beaudelaire). Quid de la note civette ?
RépondreSupprimerMon Dieu quelle honte ! BAUdelaire ! (smiley uuuultra rougissant).
RépondreSupprimerLamarr, c'est la contamination de "Beaulieu", je crois... La note civette n'est pas très prononcée, elle se joue en fond. Et oui, moi aussi, du coup, je veux tout relire!
RépondreSupprimeroh lalalalalala, c'est pas bien gentil de me mettre l'eau à la bouche ainsi sur un parfum qui ne sortira jamais :(
RépondreSupprimerBaudelaire, un de mes poetes favoris, j'imagine l'âme de ce parfum sortant du flacon...
en tout cas, merci de cet excellent article
Véro, ne pense pas que je n'y aie pas songé... Mais l'initiative méritait d'être saluée et encouragée. Qui sait? Elle donnera peut-être des idées?
RépondreSupprimerQuelle démarche intéressante ! C’est vrai que symboliquement en exposant une formule, un pas est franchi mais néanmoins, pour qui n’a pas quelques connaissances en parfumerie, tout cela n’est pas très parlant et ce, malgré le descriptif. Qui parmi le commun des mortels a déjà senti du melonal ou de l’infusion de Musc tonkin… ? Et pourquoi ces matériaux plutôt que d’autres, et surtout comment l’imaginaire du parfumeur a-t-il travaillé autour du poème ? N’est ce pas quelque chose qui reste à jamais mystérieux ? D’où vient l’inspiration ? Comment Baudelaire a-t-il pu écrire ces lignes hantées ? Comment Vasnier, ou un autre, peut les saisir et les traduire en odorant ? C’est par essence, non transmissible. Seule l’œuvre parle pour qui sait l’entendre.
RépondreSupprimeroui, je disais ça pour te taquiner ;) mais c'est toujours tres interressant a lire et le concept est a encourager absolument
RépondreSupprimerNathalie, tout cela est bien vrai. Certains descriptifs de matériaux peuvent être associés à des passages du poème mais la démarche reste intransmissible sans le résultat, que nous serons fort peu à sentir, hélas. Même avec une certaine connaissance des matières premières, à moins d'avoir une formation de parfumeur, cela reste irreprésentable et difficilement reproductible. Mais on peut imaginer la publication de formules plus accessibles aux parfumeurs indépendants ou amateurs (plus nombreux, je crois, aux USA)... Ou alors, une démarche comme celle d'Andy Tauer qui a envoyé son flacon d'Hyacinth and the Mechanic en voyage pour récolter des impressions d'un "testeur" à l'autre...
RépondreSupprimerCela reste une limite de la parfumerie en tant qu'art: contrairement à la musique ou à la peinture (entre autres), elle ne peut pas être numérisée et exige la présence réelle.
Véro, en tous cas, cela montre qu'il est possible de créer ce genre de composition en dehors des circuits "normaux" de la parfumerie. Ce genre de démarche peut se répandre et devenir (légèrement) plus accessible. Espérons-le!
RépondreSupprimerQui peut croire une seule seconde à ce "parfum" pondu en 48 h, et composé de 22 ingrédients seulement?
RépondreSupprimerProbablement une base chyprée dont les tiroirs de Givaudan sont remplis!
A l'heure où les parfumeurs ne peuvent plus utiliser de précieuses matières premières dans les parfums commercialisés par les grandes multinationales cosmétiques, voici peut-être venu le temps des nouveaux parfums d'exception, non commercialisables, se permettant toutes les interdictions les plus folles et les pires audaces ? Et oui, même celle de "pondre" une formule en 48h, chose tout à fait réaliste quand on est un parfumeur créatif travaillant en parallèle de ses créations mercantiles sur des projets plus personnels. Et avec 22 ingrédients, pourquoi pas, qui a dit que qualité rimait avec nombre de lignes ?
RépondreSupprimerElcé, je ne suis ni dans le secret du labo des dieux, ni dans celui de Yann, mais ce qui me semble pertinent ici, c'est la façon dont la composition répond au poème de Baudelaire. Il se trouve que nous sommes très peu qui puissions en juger, malheureusement, puisqu'il s'agit d'un flacon unique, mais pour ma part, je trouve que c'est le cas.
RépondreSupprimerPour le reste, Jeanne, ci-dessous, répond pertinemment, il me semble.
Jeanne, je me demande aussi s'il n'y a pas ici l'amorce d'une approche nouvelle... Une sorte d'art de la parfumerie parallèle et semi-clandestin, très éloigné de la tendance aux parfums sur mesure vendus à prix d'or...
RépondreSupprimerPour le reste de vos remarques, tout à fait d'accord: il n'est pas interdit de penser que Yann effectue des travaux personnels en parallèle, d'une part, et que d'autre part, il soit capable d'élaborer une formule en 48h. C'est à peu près le laps de temps que Jean-Claude Ellena évoquait, dans sa dernière conférence, au sujet des parfums sur mesure.
Et certains des plus grands parfums de Guerlain reposent sur des formules très courtes.