mercredi 20 août 2008

Qu'est-ce qui pue ?




Comme Luca Turin le déclarait il y a quelques années à Chandler Burr dans L’homme qui entend les parfums, les parfums français classiques ont toujours recelé, au sein de leurs accords sublimes, un soupçon de puanteur.

Comment les parfumeurs ont découvert, dès la Renaissance (peut-être même avant), que la civette, par exemple, qui sent la merde, pouvait faire ressortir d’autres notes, leur donner une profondeur veloutée, me plonge dans la plus profonde perplexité. Un parfumeur d’une grande maison, à qui je posais la question, m’a répondu que cela avait peut-être à voir avec les racines alchimiques de la parfumerie. Transformer les matières viles en or odorant, fondre la laideur dans la beauté pour la rendre divine…

Les joyaux de la parfumerie française se font régulièrement démolir parce qu’ils font allusion aux fonctions corporelles les plus basses, parfois assez drôlement. Jicky, « c’est comme si le chat avait chié sur un bouquet de lavande ». L’Eau d’Hermès, c’est « le slip de sport de Robert Mitchum dans le sac de Grace Kelly. » Shalimar évoquerait les couches des bébés (usagées, grosse commission). Joy, la version adulte de la même commission. Mitsouko exhale les miasmes suris des vieilles dames mal lavées. Bandit pue le cendrier et la petite culotte après une longue soirée. Quant aux parfums plus récents, Muscs Koublaï Khan et ses relents de Mongol après une chevauchée ou L’Air de Rien de Miller Harris et ses bouffées de cheveux sales ne sont pas épargnés. La note d’urine perçant sous le Miel de Bois de Serge Lutens est presque universellement vilipendée (à tel point que le parfum a été récemment retiré du marché).

On ne peut pas nier qu’une fois qu’on a décelé la dimension malodorante d’un parfum, il est presque impossible d’oublier l’association olfactive, et donc de le porter (on ne forcera personne à s’asperger d’un truc qui, pour elle ou lui, sent le vomi ou la fesse surie). Ce qui m’intéresse, là-dedans, c’est la raison pour laquelle les parfumeurs, pourtant raffinés, ont voulu l’intégrer. Les nez étaient-ils donc si endurcis, à l’époque où l’hygiène publique en France était quelque peu défaillante, aux odeurs des mal-lavés ? Le penchant bien connu des Français pour les choses pourrissantes – fromages qui puent, truffes, gibier faisandé – entraîne-t-il une perversion des goûts olfactifs?

Ou serait-ce que le parfum, loin d’être conçu pour masquer les senteurs musquées du corps, est un rappel subtil de l’animal enfoui sous les velours et les soies ? L’étymologie du mot employé par plusieurs langues latines pour prostituée, puta, est supposé par certains être dérivé de putida, la putride. Les prostituées étaient renommées pour leur usage excessif de parfums : on croyait aussi qu’elles exhalaient les émanations de toutes les sécrétions qui se décomposaient dans leurs corps. Qu’elles pourrissaient de l’intérieur, et transmettaient ce poison à leurs amants : qu’elles étaient des cadavres en marche, d’autant plus redoutables qu’elles étaient belles. Les agents de corruption de la société (lisez le Nana de Zola pour une représentation particulièrement hystérisée de cette peur-fascination).

D’une certaine manière, la parfumerie française classique porte en elle l’écho de ce mélange de corruption et de beauté. Qui est sans doute devenue insupportable à la majorité du public. L’idée désuète selon laquelle on porte du parfum pour pallier à un manque d’hygiène n’est pas encore déracinée dans les pays puritains. Et dans les cultures obsédées par la propreté, cultures qui ont été jusqu’à inventer le déodorant féminin intime, tout ce qui peut rappeler au nez notre nature de mammifère est dégoûtant. Certains amateurs de parfum se délectent de l’indole du jasmin ou des relents de sueur du cumin, avec le délicieux frisson qui accompagne l’aversion surmontée (mais plusieurs hésiteraient à porter ces parfums en public). Le très futé Tom Ford savait parfaitement ce qu’il faisait lorsqu’il a (dit-on) annoncé qu’il voulait que l’un de ses parfums sente l’entrejambe masculine : il jouait sur l’intérêt qu’on éprouve pour les trucs potentiellement dégueulasses.

Mais les tendances du marché vont dans le sens contraire, et pour un Sécrétions Magnifiques qui sent le sperme et le sang, on voit des centaines de parfums qui sentent la peau après la douche. Le parfumeur français que je citais ci-dessus est assez pessimiste quant à l’avenir annoncé par cette parfumerie aseptisée. Pour lui, les relents un peu douteux des plus grandes compositions sont précisément ce qui leur donne leur profondeur, les fait passer du joli au beau. Les parfums, ces cimetières de corolles (combien meurent pour chaque flacon de Joy ?) sont peut-être les memento mori odorants de nos chairs voluptueuses et corruptibles.

Après tout, même les fleurs pourrissent.

Image: Franz von Stuck (1863-1928), Le Vice

4 commentaires:

  1. Oh la la, la viande faisandee - je me souviens de ma premiere experience en France avec les palombes pattes-en-l'air dans le frigo de mes beaux-parents... l'horreur integrale. Quant aux relents douteux, je crois que c'est l'aspect puritain aux EU qui influence la preference pour les odeurs aseptisees - "Cleanliness is next to Godliness," n'est-ce-pas?

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  2. Tara, je suis très friande de Langres, de Brie ou de Münster, mais encore trop Nord-américaine pour le gibier faisandé! Effectivement, la conjonction du puritanisme et d'une adoption bien plus précoce de la plomberie dans les foyers a élevé l'hygiénisme quasiment au rang d'une religion aux USA. Mais il paraît que les stats sur les gens qui se lavent les mains en sortant des WC sont affligeantes...
    Allez, un petit spritz d'Eau d'Hermès?

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  3. Oui pourquoi sommes nous attirés par ces odeurs sales, "puantes"? Peut être aussi cela vient'il que nous vivons dans une societe aseptisée où il est de bon ton de sentir le savon, les fleurs, les fruits...tout est agreable, sans aniccroche, polie et lisse. Mais qu'est qu'elles sont ennuyeuses ces odeurs propres. Je ne les deteste pas a priori et de temps en temps, cela remet les batteries a plat.
    Mais les odeurs sales,puantes, je dirais plutot les odeurs animales, les cuirs tannés, les muscs enivrant (ne lit on pas souvent que le musc (meme de synthese) sent le vieux bouc puant), une simple goutte ajoutée dans un parfum aseptisé peut le rendre enivrant, phenomene de pherhormones? je ne sais pas, il semble que ce type de matieres rend le parfum "vibrant", "pulsatil" comme les battements d'un coeur.
    J'ai pu sentir les odeurs de base qu'un ami parfumeur m'avait fait tester, et elles sont vraiment repulsives!!!pourtant une simple goutte suffit a rendre un parfum vibrant.
    Apres une societe aseptisée,ces parfums intellectualisés, cette attirance ne serait elle pas le fait de retrouver notre animalité premiere, notre veritable nature ?

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  4. Véro, comme vous je suis fascinée par le geste créatif qui fait entrer des odeurs a priori pas agréables dans une composition odorante censée plaire...
    Pour les phéromones, d'après ce que j'ai lu, elles ne seraient pas perçues par notre bulbe olfactif mais par un autre organe situé à la base du nez, l'organe voméronasal, dont on a longtemps cru qu'il était atrophié chez Homo Sapiens, mais qui aurait des pouvoirs de perception qui ne passent pas par la conscience et agirait sur notre organisme...
    C'est encore assez mystérieux. J'y reviendrai peut-être dans un autre post.

    Votre comparaison avec les batttements de coeur est très belle.

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